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des patients chroniques

Questions autour de l'accompagnement des patients dits "chroniques"

" Chronique d'une vie, Jeanne "

La question du temps dans la psychose

Avant-propos
Introduction
Etat des lieux de la psychiatrie dans le Haut-Rhin

Jeanne
-Le temps dans la psychose
Conclusion
Bibliographie

Avant-propos

Ils sont encore quelques-uns à habiter le Centre Hospitalier de Rouffach à temps complet depuis de nombreuses années. Dans tel service de soins nous ferons la connaissance d'André, hospitalisé depuis 1956, dans tel autre d'Anne-Marie séjournant à l'hôpital depuis trente deux ans. De temps en temps, nous pourrons les rencontrer se promenant dans le parc de l'hôpital ou assis sur un banc en train de converser avec quelqu'un que nous ne verrons pas. C'est une des facettes du quotidien de ce petit centre hospitalier de campagne situé en bordure de la ville de Rouffach.

Intéressons-nous à ces patients que l'on voit vaguer dans le parc. La quasi-totalité d'entre eux hospitalisés depuis plusieurs années le sont dans ce que les soignants appellent les unités de chroniques. Ainsi il n'est pas rare de s'entendre dire par des collègues infirmiers :

" Ah ! Vous travaillez au pavillon 11/2 ? C'est chez les chroniques non ? "

Chroniques, voici un mot phare qui semble par son simple énoncé recouvrir un ensemble de représentations. Mais lesquelles au juste ? Il est des mots qui en psychiatrie sont censés parler d'eux-mêmes ; " chronique " en fait partie.

Si nous demandons aux soignants ce qu'ils entrevoient comme représentations derrière ce mot c'est une pagaille d'autres termes qui sont cités en vrac : psychose grave, psychose infantile, débilité, autisme, violence, agressivité...

Quand les mots deviennent des phrases quelques réflexions s'énoncent :

Qu'est-ce donc qu'un " chronique " ? Dans le dictionnaire on peut trouver plusieurs définitions, en voici quelques-unes :

2) du grec kronos (temps) : histoire dressée suivant l'ordre des temps. Article de journal, où se trouvent les faits, les nouvelles du jour, les bruits de la ville. Ensemble de bruits qui circulent souvent médisants. .

Nous retiendrons de toutes ces définitions l'importance du temps aussi bien dans sa durée, longue, que dans son rythme, lent. A travers cette lecture, nous pourrions déduire que les services dits de chroniques accueillent des patients ayant des troubles qui inscrivent un rapport particulier au temps. Ces troubles sont longs et se développent lentement. Une partie des troubles décrits dans la nosographie psychiatrique correspond à ce critère, la schizophrénie en étant l'exemple le plus évident.

Dans les services dits de chroniques c'est le soignant qui représente la mémoire du patient. Il est le témoin de sa vie, d'une vie dont il peut toujours s'enseigner.

Introduction

La psychiatrie d'aujourd'hui change de visage et de lieu : de visage par l'expansion des prises en charges extra-hospitalières qui permettent à de nombreux patients de vivre hors les murs  de l'hôpital, de lieu par l'insertion des services de psychiatrie au sein des infrastructures de l'hôpital général. Tous ces changements participent à faire évoluer la qualité des prises en charge proposées aux patients : meilleure adaptation des soins, qualité de vie améliorée, rapprochement des lieux d'hospitalisation. Pourtant il est encore des patients pour qui il n'est pas envisagé de prise en charge extra-hospitalière. Ces patients qualifiés de " chroniques " sont hospitalisés depuis des temps souvent très long. Cette étiquette de chronique est souvent énoncée ou perçue sur un mode péjoratif.

Nous essaierons de montrer qu'une hospitalisation longue n'est pas toujours synonyme d'échec, et que ces patients, pour la plupart, ont trouvé un lieu qui tolère et accepte encore leurs différences dans la psychose. Pour cela nous allons rendre compte de la vie d'une de ces patientes, Jeanne, à la manière d'un journal, et tenter de comprendre ce qui justifie toutes ces années d'institution.

Nous essaierons ensuite d'introduire la question du temps dans la psychose. En effet ne s'agit-il pas d'un temps hors du temps que nous observons dans la psychose ? Et dans ce cas est-il judicieux de penser que cette articulation au temps fait symptôme psychotique ? C'est ce que nous tenterons d'interroger.

Pour suivre l'itinéraire de Jeanne, nous sommes amenés à décrire les deux lieux où elle fut hospitalisée :

ETAT DES LIEUX DE LA PSYCHIATRIE DANS LE HAUT-RHIN

Nous avons rencontré Jeanne il y a près de deux ans dans un service de gérontopsychiatrie à l'hôpital du Mulhouse. Elle a derrière elle un long passé institutionnel dans divers services du Centre Hospitalier spécialisé de Rouffach. La majorité de ce temps est effectué au pavillon 24/2 qui est une unité accueillant des psychotiques chroniques.

Jeanne est hospitalisée pour la première fois en 1964. Cela fait donc 34 ans qu'elle " fréquente " la psychiatrie de manière de plus en plus rapprochée, avant de ne plus la quitter voici 10 ans. Jeanne est une patiente qualifiée de chronique.

Pour comprendre le parcours institutionnel de Jeanne, nous allons d'abord retracer les modalités de prise en charge que propose le Haut-Rhin en matière de psychiatrie. En effet, le parcours de Jeanne s'inscrit dans ces variations tant géographique que historique.

L'histoire :

Jeanne est hospitalisée dans un service d'admission en 1964. Il faut noter qu'à cette époque l'hôpital psychiatrique de Rouffach n'en est qu'à l'ébauche de l'application de la circulaire de 1960. La politique de l'hôpital reste très asilaire puisqu'il y a encore près de 1200 patients hospitalisés à cette époque contre 350 aujourd'hui. Les services y sont le plus souvent assez vétustes et les unités de soins peuvent compter jusqu'à 60 lits, partagés en dortoirs. Les unités ne sont pas encore mixtes et le centre hospitalier est divisé en deux : le côté homme et le côté femme. Il faudra attendre les années 70 pour que la sectorisation s'applique peu à peu, et pour que la mixité gagne presque tous les secteurs.

Le Haut-Rhin est divisé en neuf secteurs de psychiatrie adulte et en trois intersecteurs de pédopsychiatrie. Six secteurs de psychiatrie adulte sont implantés sur le site du Centre Hospitalier de Rouffach, un secteur l'est à l'hôpital général de Colmar. Depuis novembre 1996, deux secteurs se sont implantés à l'hôpital général de Mulhouse dans le souci de rapprocher les services de soins de la population dont il a la charge.

Le médecin-chef impulse pour chacun de ces secteurs une politique de soin. Chaque secteur a sa propre organisation des services, ses propres axes de prise en charge. Certains secteurs privilégient très tôt l'extra-hospitalier en développant des moyens considérables (Hôpitaux de jour, CATTP...), comme les secteurs 6 et 2. D'autres développent des services spécifiques intra-hospitaliers comme le secteur 3, ou encore la recherche fondamentale à l'exemple du huitième secteur.

Il est curieux de constater que jusqu'à récemment, tous les secteurs différenciaient leurs services de soins en trois lieux :

Ce découpage est resté vrai pour chacun des secteurs jusqu'en 1996, année durant laquelle deux secteurs, le 6 et le 7, déménagent à Mulhouse. En effet, sur ce site, il n'a pas été question de " recréer " des services de chroniques où les patients resteraient longtemps hospitalisés. La création d'une Maison d'Accueil spécialisée (MAS), sur le site de Rouffach, a permis à l'ensemble des secteurs de réorienter certains patients qui nécessitent une prise en charge plus éducative que sanitaire. Certains patients de ces deux secteurs furent donc adressés à la MAS et d'autres furent réorientés vers d'autre services de .... chroniques restant à l'hôpital de Rouffach.

La géographie

Lors de la mise en place de la sectorisation, Jeanne sera transférée dans le sixième secteur de psychiatrie au pavillon 24/2. Ce secteur fait partie de ceux qui ont été transférés sur Mulhouse. Jeanne y est actuellement hospitalisée au pavillon 21/1.

Les deux secteurs s'établissant sur Mulhouse découpent leurs services intra-hospitalier en trois :

JEANNE

Lorsque nous rencontrons Jeanne pour la première fois dans le service de gérontopsychiatrie, elle a 71 ans : derrière elle, un long passé institutionnel puisqu'elle totalise 34 années d'hospitalisation entrecoupées de fugues et d'essais de placement.

Ce qui est étonnant c'est qu'en lisant le dossier médical de cette femme, nous nous apercevons que la description qui en est faite, lors de la première hospitalisation en 1964, correspond à celle que nous pourrions faire aujourd'hui :

" Femme aux cheveux auburn, de taille moyenne et de bonne corpulence, habillée d'un long manteau de couleur crème avec une valise sombre qu'elle ne quitte jamais ".

Hormis la valise, qui de sombre devient claire, c'est Jeanne telle qu'elle se présente en cette année 1998 ! Or depuis 1964, 34 ans se sont écoulés ! Comme si le temps s'était figé Jeanne n'a, en apparence, pas changé ! Que s'est il produit pendant toutes ses années ? Que représente pour elle ces 34 années ? Comment Jeanne éprouve-t-elle le temps ? C'est ce que nous allons déplier pour essayer de mesurer l'articulation de Jeanne au temps. C'est une question d'espace temporel.

Pour cela nous utiliserons les moyens mis en œuvre avec et autour d'elle :

Le dossier médical :

Le début des troubles date de 1964 précédant sa première hospitalisation en psychiatrie et se manifestant par des épisodes d'errance, d'apragmatisme. Avant cela, elle aurait été hospitalisée dans un établissement pour malades mentaux en Suisse.

En juillet 1964, elle est hospitalisée pour la première fois à l'hôpital psychiatrique. Les médecins notent des manifestations schizophréniques à type d'apragmatisme, d'isolement, de labilité de l'humeur, de haine familiale, d'irritabilité.

On peut repérer 3 phases qui distinguent les quelques 10 hospitalisations différentes de Jeanne. Cette distinction est basée selon leurs natures (mode de placement) et selon leurs modalités (condition de sortie...) :

a Phase un :

La première admission de Jeanne remonte à juillet 1964, elle est alors âgée de 37 ans, sur le mode du placement volontaire ( actuel HDT) demandé par sa mère. Elle ne travaille plus depuis un an, et présente des " problèmes d'entente familiale " (sic le dossier médical). Suivent alors quatre autres admissions sur le même mode et ce jusqu'en février 1986 . A la sortie de ces cinq hospitalisations, Jeanne est à chaque fois retournée dans sa famille.

a Phase deux :

Dans cette phase, on note cinq admissions en service libre durant les années 1986 et 1988 avec, concernant les sorties, les premiers essais de placement en maison de retraite. Jeanne a 59 ans en 1986. A noter qu'en novembre 1987 ( après 5 mois d'hospitalisations) sa mère est prête à accueillir sa fille pour un nouvel essai. Après 5 mois, la mésentente est telle entre les deux femmes (jusqu'à l'agressivité de la part de Jeanne) que la réhospitalisation est nécessaire. Le dernier essai de placement en maison de retraite date de août 1988 et va se prolonger durant quatre mois.

a Phase trois :

Cette dernière phase débute le 24 novembre 1988 puisque à partir de cette date Jeanne n'est plus sortie de l'hôpital. Elle tente de fuguer vers Strasbourg mais elle sera repérée dans le train où on lui demande son billet, puis dirigée à l'hôpital civil de Strasbourg avant de transiter par le centre psychothérapique de Colmar, qui finalement nous l'adresse.

Le dernier temps de cette phase correspond avec le transfert de Jeanne dans une unité de gérontopsychiatrie, en novembre 1993.

a La question diagnostique :

Durant ces nombreuses années, les diagnostics se sont succédés. Pour certains médecins dans les années 64, il s'agit surtout autour d'elle d'une querelle diagnostique les uns estimant que "  cette femme aurait besoin d'un homme qui la satisfasse par rapport à l'image idéale de l'homme qu'elle s'est faite ..... " et pensent alors à l'hystérie. D'autres expliquent que "  le fait que la malade n'est pas rentrée d'un congé de trois jours, trop vite et trop librement concédé, est une nouvelle preuve qu'il s'agit d'une schizophrène.... "

Un autre médecin notait également : "  La malade est toujours calme et docile, tricote et lit. On pourrait la faire sortir bientôt. Le pronostic est assez douteux vu la haine familiale. "

En 1968, le diagnostic d'hystérie est a nouveau évoqué. Il s'agit chez cette patiente " d'un comportement d'agitation chez une hystérique : théâtralisme, regard séducteur, suggestibilité, tendance mythomaniaque (désir de se mettre en valeur en disant qu'elle va travailler dans une banque comme directrice). Elle est logorrhéique et tachypsychique avec des idées délirantes à mécanisme hallucinatoire (entend des voix qui lui disent des grossièretés) et à thème éroticomystique.

Dans les années 70, on évoquait la quatrième catégorie des psychoses passionnelles de Clérambault (les idéalistes passionnels). En effet, elle a écrit une lettre à la ville de Zurich dans laquelle elle demandait qu'on mette à sa disposition immédiatement un hôtel ou une autre maison " pour installer un foyer pour jeune fille et femme seule ".

Le dernier diagnostic retenu en 1974 était finalement celui de la psychose hallucinatoire chronique. En effet, l'importance des mécanismes hallucinatoires, l'automatisme mental idéoverbal qui lui impose de parler allemand par exemple, confirme ce diagnostic. Toutefois l'apparition précoce (37 ans) et progressive ne correspondent pas à ce qui est classiquement décrit pour une entrée en psychose hallucinatoire chronique.

La symptomatologie délirante est très riche et les thèmes de ce délire sont multiples :

a La chimiothérapie :

De nombreux traitements ont été essayés entre autres :

les neuroleptiques : Largactil ® , Nozinan ® , Haldol ® ,  Tercian ® , Pipraneâ , Solianâ , Théralèneâ , ...

les hypnotiques : Rohypnol ® , Imovaneâ , Noctamideâ ,

les anxiolytiques : Phenergan ® , Eunoctol ® , Xanaxâ , Temestaâ , Lysanxiaâ

les anticholinergiques (correcteurs) : Lepticurâ , Parkinaneâ , Artane ® ,

Actuellement le traitement de Jeanne est le suivant :

Elle n'adhère pas du tout au traitement et ne réclame qu'un laxatif spécifique, pour chasser les serpents de son corps. C'est pourquoi nous retrouvons régulièrement des comprimés par terre dans sa chambre ou au réfectoire.

a Le rapport au temps :

Nous constatons en lisant le dossier médical de Jeanne que d'un point de vue strictement clinique, les troubles psychiatriques n'ont pas changé. malgré les querelles diagnostiques révélant les partis pris des médecins, les signes évoqués n'ont pas évolué au cours du temps . En effet nous pouvons lire, dès 1964, les propos de son délire dans les mêmes termes. Ainsi les anthroposophes, les Altmann, le soleil qui disparaît sont des thèmes qu'elle expose aujourd'hui encore de la même manière. Rien de neuf donc dans son délire ! Celui-ci s'énonce de manière identique qu'en 1964.

Là aussi, nous pouvons dire que le temps semble s'être fixé, figé en un certain point. Nous n'avons pas cerné d'éléments nouveaux dans les thèmes qu'elle aborde.

Les entretiens avec Jeanne :

Au décours de ces entretiens nous avons pu nous intéresser à son vécu, à l'histoire de sa vie. En ce sens, nous avons essayé d'être le témoin de ce qu'elle éprouve. Il faut noter que les entretiens avec Jeanne sont très difficiles si l'on définit comme objectif le recueil de données anamnestiques.

En effet Jeanne est sans cesse envahie d'idées délirantes. Il fut donc très difficile, voire impossible quelques fois, de faire la part des choses. Cette difficulté est exacerbée lors des moments d'angoisse massive avec recrudescence délirante. Il a fallu repérer les moments de moindre angoisse pour aborder la question de son anamnèse. Ainsi avons nous pu dégager certaines grandes lignes, le reste étant le fruit d'une lecture du dossier médical et du dossier de soins infirmiers.

a Anamnèse :

Jeanne est née en 1927 de mère autrichienne et a été reconnue par le deuxième mari de celle-ci en 1934, elle a alors 7 ans. Nous avons peu d'éléments concernant son enfance. Sa mère (décédée en 1993) était ouvrière et était très protectrice vis à vis d'elle et décrite par Jeanne comme extrêmement hypocrite. Elle ne saura pas nous dire en quoi. Son beau père (décédé en 1991), qui l'a élevé, était distant et froid, dépourvu d'amour paternel. Elle a un demi-frère, instituteur en Allemagne et père de cinq enfants (décédé en 1995). Les contacts avec lui seront épisodiques.

Jeanne n'a plus de famille, et n'a jamais eu d'amis. Les contacts avec les autres patients de l'unité sont basés sur l'échange courtois avec ses voisines de tables. Quelques fois, elle intègre un patient dans son délire sans pour autant manifester de contact direct avec celui-ci.

Jeanne s'est mariée en 1946 et vivra pendant 11 années avec un mari autoritaire pour finalement divorcer en 1957, pour cause d'infidélité du mari. Jeanne reste évasive sur ces onze années " mon mari est un malpropre il ne se lave jamais et sent tellement mauvais oh la je ne le supporte pas, il me rend impure "

Au niveau professionnel, elle a débuté comme apprentie vendeuse chez ses beaux-parents puis elle a travaillé dans une banque puis dans une industrie en Suisse jusqu'en 1963. Après son divorce, Jeanne a vécu seule jusqu'en 1963 (soit pendant 6 ans) avant de rejoindre ses parents avec lesquels elle habite pendant 22 ans.

Ce que nous avons pu dégager ici est le fruit de beaucoup d'entretiens. Il nous sera impossible d'en apprendre plus quant à sa vie avant l'hospitalisation. En effet, il est des points que nous n'avons appris que par les anamnèses infirmières et médicales, notamment concernant le décès de la mère. Ce décès, Jeanne ne l'a jamais reconnu puisqu'elle reste persuadée que celle-ci est enfermée dans un maison de convalescence à Bâle avec les deux jambes brisées.

a La question du temps :

Jeanne, au cours des entretiens, raconte son histoire sur un mode présent qui n'est pas un présent de narration, ni un présent actuel. Elle raconte par exemple de son mari qu'il est malpropre or celui-ci est décédé.

Jeanne est incapable de raconter ce qui touche sa vie personnelle au passé, comme si rien n'a bougé ! Bien sûr, l'imparfait est un temps que Jeanne sait employer pour décrire par exemple une sortie effectuée avec le service, mais quand il s'agit d'elle et de son histoire il n'y a pas l'écart du temps. Il lui est très difficile d'ordonner les séries, de préciser les dates, les successions chronologiques. Quand nous lui demandons une précision datée elle nous répond toujours, après un petit temps de réflexions " oh ... je ne sais plus. ". La somme de ses histoires ne constitue pas un roman que nous pourrions suivre. Il y a donc une extrême difficulté à restituer son histoire.

Là encore le rapport au temps semble particulier, comme si pour Jeanne il n'y a pas de passé et pas de futur.

Le dossier de soins infirmiers :le journal de Jeanne 

Pour témoigner de son quotidien, il est intéressant de lire les feuilles d'observations infirmières détaillées dans le dossier de soins infirmiers. Ces feuilles constituent le journal de Jeanne. Voici quelques-unes de ces transmissions  :

- Nuit ( Janvier 1998) : Délirante +++ ( elle a des serpents qui l'embêtent partout l'empêchant de dormir). Angoissée +++, crie, supplie +++. Ne s'endort que vers 5 heures du matin

- Nuit ( décembre 1997) : Me supplie de lui appeler une ambulance "  Çà saigne en dedans, il m'a mis des plaques de bois ... " Se calme après un verre de lait puis se recouche et dort jusqu'au matin.

- Après-midi (mars 1997) : Clinophilie, ne se lève que pour le goûter et le repas du soir. Pas d'idées délirantes en surface mais celles-ci réapparaissent très vite à l'entretien

- Mai 1997 ; Fugue vers Saint Louis "  Je ne veux plus rester au 21 parce qu'on ne me donne pas le Contalaxâ contre les serpents ".

- Nuit (décembre 1996) : Recherche ma présence en début de nuit (me suit dans le couloir, lors des tournées...) S'endort après 23 heures. A deux heures, vient me demander une serpillière car Mr M. a fait des selles dans sa chambre. Se fâche parce que je ne satisfais pas sa demande, claque la porte et hurle dans le couloir.

- Nuit ( avril 1996) : " J'ai peur la nuit, mes veines sont pleines de serpents, il y a un mort dans mes toilettes, mais sauvez-moi donc, je meurs ici ". Lui ai donné deux comprimés de Contalaxâ pour purger les serpents vers 22H30. Après dort d'un sommeil léger jusqu'au matin.

- après-midi  (novembre 1993) : Attends tout l'après-midi avec sa valise devant la porte de sorite "  J'attends les gendarmes qui doivent venir me chercher, ouvrez leurs quand ils seront là ". "  on m'a lancé des bouts de viande pleine de vers "

- Mars 1993 : Fugue vers Saint Louis

- Nuit (janvier 1993) : très hallucinée, voit Mr M qui lui fait avaler des serpents. Me croit quand je lui dit qu'il est parti.

- Matin (février 1992) : "  Il y a dans ma chambre six hommes qui veulent me couper le nez. J'ai le cœur plein de couteaux ... "

- Matin (juillet 1991): Sortie pour faire des courses. Jeanne accepte de suite. Nous passons à la perception pour chercher des sous. S'intéresse à tout, fait ses courses. Recherche une pharmacie pour acheter du Contalaxâ . Petit arrêt café. Jeanne a un comportement adapté ( même si elle a essayé de marchander la facture à la caisse en prétextant qu'elle est propriétaire du magasin !). Souriante et satisfaite de sa sortie.

- Midi (avril 1990) : Va bien, chante mais reste quand même une bonne partie de la matinée dans sa chambre.

- Nuit (septembre 1989) : Toujours délirante, me parle de sa mère qui vit toujours selon elle, sent un être invisible qui la " hume " sous le drap.

- Nuit (avril 1985) : très délirante et très angoissée ce soir car un homme invisible traverse les murs pour venir la guillotiner

- Nuit (mai 1979) : Hyperdélirante en début de veille. Me demande avec insistance de la libérer de l'emprise d'une multitude de serpents rampants sur son corps, enserrent sa gorge au point de l'étrangler.

Dans le volumineux dossier de soins infirmiers, les feuilles d'observations infirmières contiennent beaucoup de transmissions concernant ses idées délirantes, la qualité de son sommeil et de son alimentation. Tout ceci est ponctué de différents rendez-vous chez le coiffeur. Qu'en est-il des occupations journalières de Jeanne ? intéressons-nous aux comptes rendus d'activités qui ont été proposées à Jeanne.

Gymnastique douce : l'objectif étant de maintenir les gestes de la vie quotidienne, de sortir de l'isolement, d'intégrer la vie de groupe. Elle adhère un certain temps à l'atelier mais très vite Jeanne désinvestit celui-ci.

Animation musicale : c'est un outil servant de support à la communication. Jeanne se laisse convaincre de participer à la séance, elle commente les différents exercices de rythme et les chants de façon positive. Elle exprime pleinement son plaisir pour les exercices de rythmes, commente les chansons. Peu à peu elle ne s'intéresse plus, n'écoute plus les chants et préfère ne plus venir : " Çà ne m'intéresse pas et je suis si fatiguée, ils m'ont pris mon soleil ... "

Séjour thérapeutique dans les Vosges :

Plusieurs séjours thérapeutiques seront proposés à Jeanne pour une prise en charge hors des murs de l'hôpital. Les objectifs en sont la communication au sein d'un groupe, l'observation du comportement dans les différentes tâches du quotidien. Jeanne éprouve des difficultés à partir puis une fois sur place cela se passe plus ou moins bien : "  je suis là pour dormir et manger, et rien d'autre ". Elle ne fait effectivement rien d'autre.

Elle doit constamment être stimulée, sortie du lit. Elle n'exprime aucun plaisir à avoir participé à ce séjour. Il y a même des recrudescences délirantes avec agressivité manifeste, insomnie et refus d'alimentation.

Face à des patients comme Jeanne, nous sommes souvent remis en question quant à nos soins. En effet à l'instar des étudiants infirmiers, on peut se demander ce que nous faisons pour Jeanne.

Le projet thérapeutique de Jeanne est actuellement axé sur la prise en charge des symptômes qu'elle nous présente. Ainsi des entretiens infirmiers lui sont régulièrement proposés. Pour l'instant il n'y a pas de projet de sortie. En effet Jeanne nécessite une prise en charge institutionnelle, par exemple une maison de retraite. Or en raison de la recrudescence nocturne des idées délirantes elle perturberait un tel établissement.

LE TEMPS DANS LA PSYCHOSE

Nous avons au cours de ce travail dégagé la notion de temps pour Jeanne. Voyons maintenant ce que nous pouvons d'une manière un peu plus théorique dire de l'articulation du temps en rapport avec la structure psychotique de Jeanne.

La surprise que nous avons eu de nous apercevoir que Jeanne n'avait pas changé, ni physiquement ni dans le contenu de ses idées délirantes pendant ces 34 années, nous interroge.

Le temps fait alors ici symptôme psychotique. En effet l'inconscient ne connaît pas le temps, tout peut reparaître à chaque instant comme dans le retour du refoulé pour la névrose. Jeanne ne peut préciser sa chronologie de manière même vague, comme s'il n'y avait pas de passé, pas de futur. Tout se vit pour elle à l'instant présent : pas de temps chronologique linéaire ou circulaire donc, plutôt un temps arrêté, immobile.

a Qu'est-ce que le temps ?

Le temps est une construction de l'homme. Il dépend de ses croyances et de sa représentation du monde. Notre actuel calendrier n'est-il pas référé à la date de naissance du Christ ? Nous savons aussi qu'il existe d'autres repères temporels: le calendrier géorgien, le nouvel an chinois en sont quelques exemples. Ainsi la mesure du temps ne se donne pas par la nature, mais par la norme. Le temps est une succession de suites, de séries, de séquences.

Le temps a aussi une valeur marchande très importante. La langue française ne manque pas de l'entériner. Ainsi, le temps est quelque chose que l'on a, ou pas, que l'on peut donner ou prendre, que l'on peut revendiquer. Il fait parti du lien social car il va se négocier. Le sujet moderne est rompu à un constant calcul du temps, reçu, donné, vendu, perdu et aspire à pouvoir le maîtriser pour qu'il ne passe pas trop vite. La civilisation nous bouscule et nous pousse toujours vers plus de compression du temps. Le temps est disséqué, tranché, partagé. Notons que la seconde est ainsi définie : " comme la durée neuf milliards cent quatre-vingt douze millions six cent trente-et-un mille sept cent soixante-dix périodes du rayonnement produit par la transition entre les deux niveaux hypers-fins de l'état fondamental de l'atome de césium 133 ". Nous avons l'impression que plus on est exact dans le comptage du temps, et plus on se rapproche de la vérité.

` le temps et l'inconscient

Freud énonce ceci, concernant le temps et l'inconscient : " Les processus du système inconscient sont atemporels, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas ordonnés temporellement, ne se voient pas modifiés par le temps qui s'écoule, n'ont absolument aucune relation au temps. ". L'inconscient ne connaît pas le temps. Lacan reprend son enseignement dans ce sens : ce qui se passe dans l'inconscient " est inaccessible (...) à l'organisation spatio-temporelle (et) à la fonction du temps ".

L'inconscient ne connaît pas le temps, ce qui ne veut pas dire qu'il est informe et indescriptible, il prend sa mesure ailleurs. Il n'est pas assujetti au rythme de la temporalité et il peut se manifester à tout moment au sujet, créant chez lui la surprise. C'est pourquoi on parle d'après-coup, on comprend après la manifestation de l'inconscient où se situe le symptôme.

` Comment intègre-t-on la notion du temps ?

Pour que le sujet se situe dans le temps, il faut qu'il entre dans le langage, le signifiant étant le préalable à toute conception du temps (notons la difficulté des enfants à se repérer dans le temps). Il faut ajouter à cette première conception que s'inscrive pour le sujet un signifiant particulier, le signifiant du Nom-du-père. En effet, ce signifiant vient inscrire le sujet dans le registre de la loi et le lance sur les rails de la chaîne signifiante. Pulsation, le temps revêt alors l'enveloppe du signifiant qui fait du temps une instance mesurable et mesurée. Le signifiant inscrit un découpage valable pour tous (heure, jours, mois, années...) et permet au sujet de se situer (avant tel jour, après, en même temps...).

` le temps et la psychose

Qu'en est-il du temps dans la psychose au regard des points soulevés plus haut ? Nous avons remarqué que Jeanne n'est pas ordonnée dans le temps. Du moins ne l'est elle pas dans le temps " normé " du névrosé. Si nous reprenons la condition d'inscription dans le temps, nous notons l'absence du signifiant du nom du père du fait de sa forclusion dans la psychose. En effet en admettant la thèse de Lacan de la forclusion du Nom-du-Père, alors il n'y a pas de séquence temporelle possible. Le signifiant du Nom-du-père est forclos dans la psychose et barre l'accès du sujet à la chaîne signifiante. Dès lors, peut-on affirmer que le psychotique vit hors temps ? Ou alors de quel temps s'agit-il pour lui ?

L'observation de Jeanne abonde dans le sens d'un hors-temps car chez elle rien ne fait chaîne, il y a un arrêt où les associations ne sont pas possible. Ceci expliquerait le caractère extrêmement figé de son délire. Le temps est aboli pour elle. L'histoire qu'elle raconte ne constitue pas un ensemble structuré à la manière d'un roman. Jeanne est par exemple incapable de quantifier la durée de son hospitalisation, elle nous dira que ça fait longtemps mais sans pouvoir s'inscrire dans cette durée.

Cela ne veut toutefois pas dire que Jeanne n'ait aucun repère dans le temps. Elle peut tout à fait repérer l'heure des repas, distinguer hier d'avant hier. Simplement le discours qu'elle articule n'y est pas corrélé.

Conclusion 

Certains des Etudiants en soins infirmiers qui ont rencontré Jeanne ont été très choqués d'apprendre son long temps d'hospitalisation. Les questions qu'ils adressent alors aux soignants sont surtout de l'ordre du faire. Que fait donc l'Equipe soignante pour Jeanne ? Comment leur expliquer qu'au niveau du soin, cet absence d'intervention n'est qu'une apparence ?

Nous avons vu que Jeanne nécessite un lieu qui soit à la mesure de son angoisse, pourrions nous dire : une institution qui peut accepter un temps qui n'est pas le temps du lien social que nous rencontrons en dehors.

Ce qui est proposé à Jeanne, c'est un lieu de soins où elle est acceptée en tant que sujet. Ainsi Jeanne vit-elle au jour le jour, dans un quotidien qui pourrait nous sembler insupportable. Mais qui sommes-nous, nous névrosés, pour savoir ce qui est vivable pour le sujet psychotique ?

Les patients psychotiques sont en dehors du temps, nous avons essayé de le montrer. Il est très frustrant pour un soignant d'accorder ce fait au patient. En effet, il fait parti du rêve du soignant de casser ce temps là, de le faire entrer dans l'ordre du temps ! C'est un peu l'idéal soignant de guérison d'une part mais aussi les mécanismes de projection qui nous rendent impossibles l'inertie et la fixité de certains psychotiques. D'où, dans de nombreux services, l'obligation pour les patients d'intégrer des ateliers thérapeutiques.

Peut-être, en dehors de toute considération politique (qui vise à étendre l'extra-hospitalier), avons nous peur d'un retour à l'enfermement. En effet l'acceptation de ce hors temps de la psychose peut nous renvoyer au fait qu'il y quelques années l'asile était quasiment inévitable pour la folie. Il n'est pas facile d'accorder notre temps à la psychose mais nous pouvons nous en faire le témoin. C'est pourquoi nous avons témoigné de la vie de Jeanne.

Maryline ABT,

Licence Ingénierie de la santé

Ecole Supérieure Montsouris


Bibliographie :

Ouvrages :

GERARD (J.L.), Infirmier en psychiatrie : nouvelle génération coll. société et avenir Paris : Lamarre 1993

ISRAEL (L.), Initiation à la psychiatrie coll. Médecine et psychothérapie Paris : Masson 1991

LACAN (J.), Ecrits : D'une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose Paris : Seuil 1966

LACAN (J.), Le séminaire III, Les psychoses Paris : Seuil 1981

LACAN (J.), Le séminaire XI, Les quatre concepts de la psychanalyse Paris : Seuil 1973

MALEVAL (J.Cl.), Logique du délire coll. Médecine et psychothérapie Paris : Masson 1996

ZARIFIAN (E.), Les jardiniers de la folie Paris : Odile Jacob 1994

Usuels :

Dictionnaire de la langue française, Le petit Robert Paris 1986

Dictionnaire de la langue française, Le grand Larousse Paris 1934

Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, Paris 1996

Revues :

Acte de l'Ecole de la Cause Freudienne, Le temps fait symptôme N° 26 février 1994, diffusion Navarin Seuil.



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