Le premier contact est téléphonique. L'infirmière appelle La patiente. Elle se présente, mettant d'emblée en avant le Docteur R., le psychiatre traitant. Oui, elle se souvient de lui. Oui, elle sait que des infirmiers doivent passer la voir chez elle. Non, elle ne comprend pas pourquoi. Oui, elle est d'accord pour les recevoir. Ca ne servira à rien, mais elle a donné sa parole au Docteur R.. Pour 6 mois. Le ton de la patiente est monocorde. Le débit verbal est lent. Les phrases courtes. Les propos alambiqués. Marie n'est pas très à l'aise. C'est toujours délicat d'aller chez une personne qui n'en voit pas l'utilité. Elle ne se presse donc pas pour convenir d'un rendez-vous :
- " J'ai l'impression que ça ne vous enchante pas de nous recevoir. Et ni mon collègue ni moi, n'avons envie de vous y contraindre. Nous pouvons attendre pour nous rencontrer ".
- " Oui, mais ça ne va pas depuis mon retour à la maison ".
L'infirmière sent qu'il y a, dans cette toute petite phrase, un espace d'alliance possible.
- " Le retour chez vous est difficile ? Nous pouvons peut-être en parler au téléphone ? ".
- " C'est vrai que j'ai fait une bêtise, que j'ai été emmenée par la police, mais quand même... Je croyais qu'ils me laisseraient tranquille. Ils sont toujours là.. Ils discutent sous mes fenêtres... Et puis le bruit de la rocade ... Les jeunes, je le vois bien, ils se moquent de moi ... Mon père est à l'hôpital ... Et puis Antoine fait comme s'il ne me connaissait pas depuis que je suis rentrée. Dans le couloir, j'entends ce qu'ils disent... ".
L'infirmière se remémore la réunion de jeudi, le sourire du psychiatre, l'embarras de l'assistante sociale... Son esprit se brouille. A l'hôpital ils comprendraient ce que cette femme lui raconte. Elle, elle ne peut saisir aucun fil. Elle sent que tous ceux qu'elle pourrait tirer lui resteraient dans les mains. Elle écoute sans interrompre ce discours fleuve, ténu et énigmatique. Son attention flotte. Elle perçoit quelques mots sans les comprendre. Oui, c'est ça, elle reconnaît chaque mot sans que, mis bout à bout, ils prennent sens...
- " Vous pouvez venir me voir. Le Docteur R. m'a dit que vous pourriez m'aider ", dit la patiente. L'infirmière sursaute. Ca, elle l'a compris La patiente se laisse approcher. Surtout ne rien précipiter.
- " Il y a une solution qui vous permettrait de respecter l'engagement que vous avez pris avec le médecin, sans avoir l'impression que nous forcions votre porte, c'est que vous veniez nous voir au CMP ".
- " Non, je ne peux pas sortir de chez moi ".
Drôle de personne. Elle semble pourtant avoir maintenant envie de rencontrer ces soignants. Elle peut convenir d'un rendez-vous avec l'infirmière. Toujours avec l'idée d'avancer doucement, elles se mettent d'accord sur un jour de la semaine suivante.
Les infirmiers arrivent donc chez Madame P.. Armand et Marie s'essuient les pieds et attendent sur le seuil. Plantés là, de part et d'autre de la porte de l'appartement, ils sont tous les trois un peu gauches. Madame P. les invite à entrer dans une vaste pièce, et à s'asseoir sur un canapé en cuir brun. Dans l'angle, une table ronde en bois blond. C'est là qu'elle s'assoit à son tour, sur une chaise. A côté d'eux mais pas "si près que ça" quand même.
Petit moment de silence, où chacun se regarde en souriant, se demandant bien par où commencer. D'une voix timide, presque en s'excusant, elle commence à expliquer aux infirmiers que le retour au domicile est difficile. Les mots se précipitent. Elle parle, elle parle. Puis elle se tait. Armand relance lorsqu'elle hésite. Il semble suivre la conversation. Marie écoute, écoute. Plus elle écoute moins elle comprend. Encouragée par les hochements de tête d'Armand, Madame P. s'enhardit de plus en plus. Elle parle de son père qui était hospitalisé dans la même unité qu'elle à l'hôpital... qui est mort il y a quelques semaines... Plus elle parle, plus Armand opine du chef, moins Marie comprend. Elle passe de la patiente à son collègue les yeux écarquillés. Il a l'air de suivre. Pourtant, de son côté, Armand ne comprend rien. Il voit bien que Marie ouvre des yeux ronds et s'agite sur son siège. Lui, il ne bouge pas, en apparence imperturbable. Il écoute en même temps qu'il pense. Quand même, des gens qui délirent, il en a entendu dans sa carrière. Là, il en reste "comme deux ronds de cuirs". Il a beau ouvrir grand ses oreilles et laisser entrer tous ces mots dans le désordre ou dans l'ordre, il ne comprend rien. La seule chose qui prenne sens pour lui, c'est que tout ce que leur raconte cette femme pour le moment n'a pas de sens pour eux. Elle délire. C'est ça, elle délire. Elle délire même "plein pot". " Il ne faut pas entrer dans le délire " apprend-on dans les livres. C'est bien beau des discours comme ça, mais quand le délire prend toute la place, comment fait-on pour parler d'autre chose ? ! Il ne bouge toujours pas et écoute. Petit à petit, une autre chose prend sens. Il ne comprend rien mais ça ne fait rien. C'est pas important de ne rien comprendre. Ce qui compte c'est qu'ils s'apprivoisent. Marie et lui auront toujours le temps de démêler la pelote plus tard. Oui, c'est ça, l'image qui lui vient. C'est celle du grand panier de pelotes que sa femme dépose à côté d'elle quand elle tricote. Elle tire sur un fil puis sur un autre et sans qu'il comprenne comment, un joli dessin apparaît sur ce qui deviendra plus tard un pull. Dans le salon de cette femme, dans la tête d'Armand, c'est comme si un grand panier de pelotes s'était renversé sur le sol. Les fils sont juste emmêlés. Il s'accroche à cette idée et il écoute. C'est pour ça qu'il a l'air de suivre. Il suit son fil à lui, l'apprivoiser, elle, et supporter, lui, que ce soit emmêlé. Marie s'étonne toujours de voir que son collègue a l'air de suivre. Elle a l'impression que cette femme délire, mais si c'était parce qu'elle avait "manqué un épisode". Peut-être Armand a-t-il des éléments qu'elle n'a pas. Ca ne serait pas la première fois que des soignants concluraient au délire alors qu'ils n'ont pas tous les éléments pour comprendre. Au bout d'un long moment de ce monologue, elle interrompt la patiente, en lui expliquant qu'elle ne comprend rien du tout à ce qu'elle leur raconte. La patiente éclate de rire. Ca ne la fâche pas que l'infirmière ne comprenne rien. Aussi accepte-t-elle de préciser de qui elle parle lorsqu'elle évoque "son père" (puisque tantôt il semble mort, tantôt il semble vivant) et d'expliquer un peu plus sa manière de communiquer avec lui. Elle communique par la pensée avec lui, comme avec tout le monde d'ailleurs. C'est épuisant, toute la journée, elle ne sait où donner de l'oreille, tantôt les voisins, tantôt son père, tantôt "son mari qui n'est pas son mari mais celui qui l'a enfantée". Bref, elle s'y épuise. Les infirmiers aussi. Elle délire. Sans doute. Pourtant, pour Armand comme pour Marie, c'est plus clair. Ils regardent la patiente et réfléchissent à tout ce qu'elle vient de leur raconter. Oui, étrangement c'est plus clair. Quelle délicieuse énigme, que cette patiente ! Une heure d'entretien vient de s'écouler. Maintenant il s'agit de trouver des p'tits bouts de fil à tirer pour tricoter tous ensemble.
C'est autour d'une petite molécule chimique qu'ils vont se retrouver, le Zyprexa.
- " Le médecin a dû vous prescrire un traitement ? ", demande Armand.
- " Oh ! Oui, il m'a donné du Zyprexa. Il m'a un peu forcé la main d'ailleurs ! ", dit-elle en souriant. Les infirmiers rient à leur tour de bon cœur et lui confirment que le Docteur R. le reconnaît. Sait-elle à quoi ça sert ? " C'est pour l'épilepsie, je crois, j'ai vu quelque chose comme ça, sur la notice " Elle ne croit pas souffrir d'épilepsie, en tout cas ce médicament lui semble être une prescription pour cette maladie. Les infirmiers ne relèvent pas cette histoire d'épilepsie, mais garde ça derrière l'oreille pour plus tard. Sait-on ce qu'ils en feront ? Effectivement la notice parle de l'épilepsie, mais comme d'une maladie qui nécessite de prendre des précautions d'emploi avec ce médicament.
Armand et Marie lui proposent de lire la notice ensemble. " Zyprexa est utilisé pour traiter une maladie qui s'accompagne de symptômes tels que : entendre, voir et sentir des choses qui n'existent pas, avoir des croyances erronées, une suspicion inhabituelle, et un retrait affectif et social. Les personnes qui ont cette maladie peuvent également se sentir déprimées, anxieuses ou tendues ". Marie reprend : - " Ces choses qui n'existent pas. C'est pour nous, bien entendu, qu'elles n'existent pas, pas pour vous ". Se reconnaît-elle dans ce qui est écrit sur la notice ? " Oui, peut-être un peu ". Est-elle d'accord pour qu'ils reparlent de tout ça ? " Oui, si vous voulez ".
C'est sur ces choses qui n'existent pas pour les uns et qui existent pour d'autres que la première rencontre va se clore. C'est aussi sur elles qu'un chemin va s'ouvrir. C'est autour d'une petite molécule que ces deux infirmiers qui ne comprenaient rien à ce que leur racontait cette patiente, qui elle-même ne comprenait pas ce qu'ils venaient faire chez elle, que s'est tissé un lien. Ce sera leur "fil rouge". A chaque entretien, Armand ou Marie y reviendront de manière rituelle, plus ou moins longuement selon les circonstances de rencontre. Un rendez-vous est pris pour la semaine suivante. Mais pour quoi faire ? " J'ai un mal de dent et aussi bête que ça puisse paraître, je n'arrive pas à aller chez le dentiste. Vous pourriez peut-être m'accompagner, si ça ne vous dérange pas trop. Ce serait le premier pas ". Bien sûr qu'Armand et Marie sont d'accord pour ce premier pas. Soulager les maux de dents ou les maux dedans c'est leur boulot. Peu importe si les mots s'emmêlent. Ils sortent abasourdis, épuisés mais ravis. Aussi excités l'un que l'autre, chacun raconte à l'autre ce qu'il a ressenti pendant ce long entretien.
C'est Marie qui se rend au domicile la semaine suivante. Dès son arrivée, Madame P.. exprime un mieux-être. " Je me sens mieux chez moi. Je sens votre appui " Par contre, elle ne se sent pas encore capable de sortir, bien qu'elle se soit préparée pour le faire. Ne rien précipiter Les maux de dents ne datent pas d'hier. Elles ont tout le temps Rassurée, Madame P. s'installe sur sa chaise et Marie sur le canapé.
- " Il faut que je vous raconte ma vie ? "
- " Il ne faut rien du tout. Le médecin nous a demandé de vous rencontrer, comme nous vous l'avons dit la semaine dernière, pour vous soutenir dans votre quotidien et comprendre avec vous ce qui vous envahit au point de vous empêcher de vivre comme vous l'aimeriez, au point de passer à l'acte parfois, ce qui vous conduit à être hospitalisée et donc exclue. Si j'ai bien compris, ces hospitalisations vous rassurent un moment, mais deviennent également source d'angoisse. Vous nous disiez que vous ne vous sentiez pas en sécurité dans ces services, à cause de la promiscuité avec les hommes. C'est donc vous qui nous direz ce que vous voudrez. Mais si vous avez envie de vous présenter à moi en me racontant quelques bribes de votre vie, je suis prête à vous écouter. "
Madame P. commence à raconter un peu son histoire. Son discours est toujours aussi difficile à décoder, pourtant il semble moins confus à Marie. Est-ce parce qu'elles s'apprivoisent ? Cela dit, dès que Marie ne comprend pas ce qu'elle lui dit, elle l'interrompt en s'excusant d'avoir du mal à la suivre. Les néologismes sont légion. Elle lui fait remarquer qu'elle a une manière bien à elle de s'exprimer, ce qui fait rire Madame P.. Sans compter que les histoires de familles sont très embrouillées. Marie lui propose donc, pour s'aider, qu'elles posent tout ça sur papier, pour y voir plus clair. " Ca m'aidera aussi, car tout ça est très confus aussi pour moi ".
Toutes deux vont se transformer en archéologues, avec pour seuls outils, un crayon de bois, du papier et leurs mots à chacune. Patiemment, délicatement et minutieusement, elles fouilleront ensemble l'histoire de cette famille, mettront à jour des souvenirs lointains comme récents, joyeux ou terribles. Elles commencent par la construction du génogramme familial, sur trois générations. En fait, il est double, car apparaissent très vite deux familles. Il y a la famille que Madame P. appelle "naturelle" (que les infirmiers appelleront pour s'y repérer "famille génitrice") et celle qu'elle appelle "ma vraie famille", sans pouvoir encore en expliquer plus (les infirmiers l'appelleront donc au début "famille fantasmatique"). Elle explique à Marie en riant que cette famille éducative "lui tient lieu de famille depuis la mort de tous les siens". Le premier repérage se fait surtout autour de la lignée maternelle. C'est autour de ce travail de "défrichage" que Madame P. repère un peu mieux son mode de fonctionnement : - "Lorsque je suis malade, je suis en lien par la pensée avec Monsieur P., mon père éducatif". - " Celui que vous appeliez votre vrai père ? ", demande Marie ? - " C'est ça ". A l'inverse, lorsqu'elle se sent moins malade, elle y pense moins. La semaine suivante, elles avancent du côté du "père éducatif". Les choses se précisent. Le père "géniteur", elle ne le cite que lors de la construction du génogramme (tout comme "les mères ", du reste). Par contre, si lors des premiers entretiens, ce père éducatif avait surtout une épaisseur "fantasmatique" pour les infirmiers, désormais, il leur apparaît beaucoup plus réel dans le discours de "sa fille". Ce que Madame P. en raconte leur laisse à penser qu'il s'agit d'un homme qui a toujours été présent auprès d'elle, en l'aidant dans toutes ses démarches, dont "la recherche de toit", comme elle le souligne elle-même. Ces histoires de "toit" n'ont pas l'air simple. Parler de ce père amène Madame P. à expliquer que ces "derniers mois", il est question dans son immeuble de "restauration de toit". Or, Marie apprendra que son père (éducatif) est mort lui aussi il y a quelques mois... Aussi farfelu que cela puisse paraître, c'est ce fil que saisit Marie, pour tenter de dénouer les différentes étapes de la vie de Madame P.. Elle va essayer de cheminer au gré des différents toits sous lesquels elle a vécu. Il faudra des semaines pour mettre à jour des événements biographiques, pour qu'ils prennent du relief et s'ordonnent dans le temps.
Même si nous ne sommes pas certains de la réalité des éléments biographiques donnés par Madame P., nous emploierons le présent de l'indicatif. Au fond, une biographie n'est toujours qu'une reconstruction. Enfant, Madame P. a vécu dans un appartement à Paris avec ses parents "géniteurs" et sa grande sœur. Vers l'âge de 4 ou 5 ans, elle est tombée malade (hépatite ?), ainsi que sa sœur et leur état de santé a nécessité qu'elles quittent la ville pour la campagne. C'est à ce moment là qu'apparaissent "les parents éducatifs". S'agit-il des mêmes parents qui seraient passés du statut de géniteurs à celui d'éducateurs ? Ont-elles été placées en famille d'accueil, comme c'était la coutume à l'époque lorsque les enfants étaient malades ? Quelle que soit la réalité, Madame P. raconte sans doute ce que la petite fille qu'elle était, a compris de cette époque là. Elle a donc vécu à partir de cette époque dans une maison de la région parisienne, jusqu'à l'adolescence. Sous ce toit, la vie semble sans histoire. Madame P. réussit à faire remonter quelques souvenirs de petite fille gaie, sage et solitaire. Elle parle peu de sa sœur, sauf à l'époque du lycée. " Elle avait des prétendants. J'avais envie, moi aussi, d'avoir un amoureux. Il y avait un garçon …On était une petite bande de copains … enfin c'étaient ceux de ma sœur … Il me plaisait bien. J'aurais aimé qu'il me fasse des "bécotements". Oui, qu'il me "bisulle". Je n'étais pas prête à avoir une fréquentation sexuelle. J'étais timide. Alors, je restais un peu solitaire…Oui, les autres se moquaient un peu de moi. Alors je restais toujours un peu à contre ". Jusqu'ici, en dehors de l'épisode de l'hépatite qui reste flou, on pourrait imaginer la vie d'une jeune fille, presque comme tant d'autres, juste un peu plus réservée. Puis, tout bascule et s'embrouille. Elle est enceinte à 16 ans environ, " d'un homme qu'on lui a choisi ", " qu'elle n'aimait pas ", "un homme plus âgé qu'elle ". C'était son cousin, ou plutôt non " le fils du demi-frère de sa mère ". Non, ce n'est pas du tout ça. Madame P. revient sur tout ça. Ce cousin, elle l'aimait bien. " Il n'était pas très beau mais je l'aimais bien. Je l'aimais bien, c'est tout. Mais pas assez pour en faire un mari ". Rien n'est clair. A l'accouchement, l'enfant lui a été retiré. - " Je ne l'ai même pas vu. Mais ça ne me manquait pas ". De sa grossesse, elle ne peut rien en dire. Juste le vague souvenir d'un corps transformé par une prise de poids. Des sensations de l'accouchement, pas d'écho non plus. Du bébé, elle ne dit que très peu de choses aussi : - " Je n'y étais pas attachée. Je n'ai pas réellement compris ce qui m'est arrivé. Je n'ai jamais cherché à savoir ce qu'il était devenu ". Marie écoute sans interrompre le flot de "souvenirs" que Madame P déverse sur un ton neutre et détaché. - " Je n'ai pas de souvenir parce que j'ai été gravement malade. C'est à cette époque que j'ai été longuement hospitalisée. C'était la première fois. C'était très douloureux... Les pansements... C'est de ma faute. J'ai fait une bêtise. Je me suis jetée dans une décharge en feu... ".
Elle livre ces événements sans émotion apparente, comme si elle rapportait l'histoire de quelqu'un d'autre. C'est comme si, à l'annonce de cette grossesse, elle s'était détachée d'elle-même, de ses propres sensations et du monde. A-t-elle été abusée ? Les entretiens suivants lui permettront de se mettre en colère contre ce "géniteur" qu'elle n'a pas choisi. De quel géniteur s'agit-il ? Madame P. racontera plus tard que souvent elle a "confondu son père et ses fiancés". Marie avance tout doucement. Elle ne peut pas ne pas énoncer que ce que lui raconte Madame P. lui fait penser à un "viol". Celle-ci acquiesce en baissant les yeux. Que vont-elles faire d'une telle "révélation" ? Marie en parlera bien sur avec Armand et avec le médecin. Et la psychologue, qui n'est pas dans le coup ? Elle a besoin de son aide. Il faut qu'elle lui en parle. Oui, que faire de tout ça ? C'est bien joli de faire émerger de tels événements, mais comment les retraiter ? Cette femme est allée chercher ses souvenirs très loin. C'est à l'infirmière qu'elle se livre. A la fin de l'entretien, elle est épuisée. Marie aussi. Ils sont bien d'accord avec Armand. Il faudrait que Madame P. rencontre la psychologue. Pour le moment, ce n'est pas son choix à elle, mais le leur. Ils doivent supporter et tenir bon.
Elle reviendra régulièrement et spontanément sur ces événements terribles, sans jamais y associer plus d'affects. Cependant, à chaque fois, elle mettra de plus en plus de mots dessus. Marie la laisse avancer. C'est à partir de cet événement là que les hospitalisations se succèdent et qu'elle finit par "être expédiée" à Bordeaux, chez sa sœur aînée, qui entre temps s'est mariée. Combien d'années se sont-elles écoulées ? Impossible de le savoir. Elle change donc à nouveau de toit. Chez sa sœur, la vie devient rapidement conflictuelle. Elle ne s'entend pas avec son beau-frère Elle décide (ou on décide pour elle) d'un nouveau déménagement au bout de quelques mois. Son père l'aide à trouver un petit logement dans lequel elle vit seule. Reprise du cycle des hospitalisations. Puis elle doit partir, l'immeuble devant être détruit. Mais son père est toujours là pour l'aider à trouver un autre logement, celui dont elle est propriétaire actuellement depuis une vingtaine d'années. Pendant toutes ces années, Madame P. pense avoir été hospitalisée environ tous les deux ans. Par contre, les hospitalisations ont été longues et mal vécues, surtout au retour, où les problèmes étaient toujours les mêmes. Ces deux dernières années, elle a perdu successivement sa sœur puis son père, il y a quelques mois. Plus de témoin du terrible drame familial ? C'est donc à ce moment là que l'équipe de secteur a rencontré pour la première fois Madame P...
Parallèlement à tout ce travail sur le passé avec Marie, se tisse celui du présent avec Armand. C'est avec son aide qu'elle fait face aux tracas quotidiens qui l'agitent et l'angoissent. Ainsi, ses appareils électroménagers tombent-ils en panne les uns à la suite des autres. C'est Armand qui, pendant deux semaines consécutives, l'aide chaque jour, à distance ou en se déplaçant chez elle, à chercher des réparateurs dans l'annuaire, à prendre les rendez-vous avec eux, à discuter le prix des interventions, à annuler la vente forcée d'une machine à laver. C'est lui qui l'aide à choisir le modèle qui lui convient, qui lui explique patiemment l'utilisation de chacun des ces appareils, vérifiant à chaque visite qu'elle en a bien compris le maniement. Madame P. ne se terre plus chez elle lorsqu'elle va mal. Elle a appris à lui téléphoner au CMP. " Oh ! Heureusement que Monsieur Danton était là ces dernières semaines. Sans lui, je ne sais pas comment je me serais débrouillée", raconte-t-elle à Marie, au retour de vacances de celle-ci. Elle s'est sentie protégée. " Il a une carrure rassurante ! ". Armand prend donc une place toute particulière. Il le sait, aussi en parle-t-il avec les collègues. Ce qui lui apparaît à lui, sur un plan très matériel, c'est que Madame P. est incapable de se défendre, même si elle pressent le danger. Avec son accord, il saisit donc l'assistante sociale et le médecin de l'épisode de la machine à laver, pour tenter de faire annuler la vente. C'est à ce moment là qu'elle leur explique qu'elle vient de toucher un héritage conséquent de son père. Médecin, assistante sociale et infirmier proposent à Madame P. une mesure de protection légère pour l'aider pendant une période à gérer ses biens. Elle accepte une curatelle simple, soulagée d'être aidée, sans perdre pour autant la gestion de ses finances, que par ailleurs, elle semble gérer tout à fait correctement.
Lorsque tout va mal dans sa tête, qu'elle est "prête à exploser", c'est à Armand qu'elle confie son désir de changer de toit. " Je n'en peux plus de vivre ici. Je suis constamment harcelée. Dans un appartement il faut toujours avoir à faire avec les voisins. Ce que je voudrais, c'est partir d'ici, acheter une petite maison avec un petit bout de jardin pour mon vieux chien. J'y planterais des racines… ". Cette question reste toujours en filigrane dans leurs entretiens, comme si aborder ce sujet suffisait à diminuer sa tension. Elle en parle parfois au médecin, parfois à Marie, mais surtout à Armand. Lorsqu'elle est moins envahie par toutes ses voix, cela ne presse plus, même si ça reste un objectif. Elle est allée dans une agence immobilière, mais n'a rien trouvé qui lui convienne. Armand ne presse rien. Pourquoi ne pas déménager, mais suffit-il de déménager pour que cessent les voix ? Madame P. n'est pas dupe non plus : - "Peut-être que ça recommencera. Mais je pourrais souffler un peu ". Quoiqu'il en soit, pour ces histoires de toit, Armand la renvoie toujours à la curatrice. C'est avant tout ensemble qu'elles doivent en discuter. Il la laisse prendre rendez-vous. Elle remet indéfiniment. Armand patiente. Puis, elle est en colère après elle : " Mes comptes ont été bloqués ou déplacés. Je croyais que je pouvais garder la gestion de mes comptes. J'ai déjà suffisamment de mal à faire les choses moi-même, si on me retire aussi ça, où vais aller ? ! ". Armand lui propose que l'assistance sociale organise une rencontre avec la curatrice et elle-même au CMP, Madame P. pouvant ainsi s'appuyer sur l'équipe de secteur comme d'un tiers. Elle accepte et s'apaise.
Oui Armand est important pour Madame P., comme le sont sans doute aussi Marie, le psychiatre, l'assistante sociale et la curatrice, chacun pour des raisons particulières. C'est peut-être parce que les uns et les autres sont présents, chacun à la place qu'elle leur a réservée, peut-être également parce que chacun fait appel aux autres, que Madame P. peut commencer à en dire un peu plus, aux soignants, sur sa vie psychique.
Sa vie, elle la leur dépeint comme solitaire, émaillée d'hospitalisations en cliniques privées, suite à un envahissement de plus en plus important de ses troubles. Elle s'est construit une famille "fantasmatique" dans cet immeuble, où son voisin serait l'homme qu'on lui aurait choisi, alors qu'elle était jeune fille, et le fils du voisin, qu'elle appelle Antoine, l'enfant qu'on lui aurait retiré lorsqu'elle était adolescente. Souvent en fin d'entretien, Armand comme Marie demandent à Madame P. comment elle se sent. " Aussi difficile soient ces entrevues parfois, elles me permettent d'y voir plus clair. Je sais que pour vous ça n'est pas facile, que vous ne comprenez pas tout. Mais moi, je comprends mieux, alors, c'est l'essentiel ! " leur répond-elle souvent en riant. Tant mieux, car eux ne peuvent pas toujours dire la même chose ! C'est d'ailleurs devenu un jeu entre eux trois. Armand et Marie l'interrompent régulièrement en lui disant : - " Attendez. Là, nous n'y comprenons plus rien ! ". S'en suivent des rires. Ils reformulent pour lui faire préciser ce qu'elle veut leur dire. Et elle joue le jeu. Elle fouille dans son vocabulaire pour trouver les mots sur lesquels ils pourront s'entendre. Tous les trois découvrent un réel plaisir à se rencontrer.
Elle leur rappelle aussi régulièrement que tout cela aura une fin puisqu'ils se rencontrent par obligation. " Eh oui, votre parole au Docteur R. ! ". Il est toujours présent dans les entretiens. Armand et Marie ne l'oublient pas, pas plus que Madame P.. Cependant, ils chahutent Madame P. en lui faisant remarquer combien alors, elle est obéissante. Elle sourie et reconnaît que le traitement et les entretiens l'aident peut-être un peu à moins s'énerver lorsqu'elle est harcelée par l'extérieur. Elle gère son traitement en fonction de son état de tension, l'augmente ou le maintient à la dose prescrite, et en discute avec le médecin. C'est dans une de ces périodes plus calmes qu'elle interloque Armand : " Ma famille (fantasmatique) a dû déménager. Je ne les entends plus. Par contre, maintenant, lorsque je promène mon chien sur la pelouse, il y a un tigre sur la pelouse. Et ce n'est pas tout, il y a aussi un singe sur le balcon, là-bas ! ". Il s'interroge. Sur un plan strictement psychopathologique, ça ne colle pas. Jamais auparavant, elle ne leur a rapporté d'hallucinations visuelles. Juste des fausses reconnaissances. Quelle fonction ce discours a-t-il donc ? Craint-elle que l'équipe la laisse tomber si elle va mieux ? Cet épisode restera isolé et laissera Armand dans l'interrogation.
Même lorsque Madame P. semble se débrouiller dans son quotidien, elle évoque parfois une grande fatigue morale, une lassitude profonde de se battre depuis tant d'années, pour au bout du compte, toujours finir dans les circuits de soins. Son discours est alors très empreint de résignation. A plusieurs reprises son médecin ou les infirmiers se sont inquiétés de savoir si elle en était au point de ne plus pouvoir résister et de vouloir mourir. Elle n'en était pas là. Il lui semble que désormais, elle pourrait les appeler au secours si elle se sentait trop mal. D'autant que : " je n'ai fait qu'une seule tentative de suicide et les soins qui s'en sont suivis ont été longs et douloureux. Je ne risque donc pas de recommencer ". Madame P. commence à évoquer certains souvenirs avec une tonalité affective importante. Dans ces moments où ils la sentent fragile, médecin et infirmiers lui laissent le choix d'organiser une hospitalisation ou de rester chez elle. Ils la laissent choisir, même si parfois il leur arrive d'être tous très inquiets Ils seront à ses côtés. Elle le sait. Au moment où elle commence à s'ouvrir, ils ne courront pas le risque de lui sauter dessus pour l'enfermer. Elle leur exprime son soulagement de se savoir soutenue et respectée dans son désir de rester chez elle, même au plus fort de ses tempêtes, alors même qu'elle répète inlassablement qu'elle est "en délicatesse" avec la psychiatrie. C'est l'occasion pour elle de s'ouvrir un peu plus.
C'est aussi parce qu'Armand et Marie laissent l'initiative à Madame P. de gérer sa vie, qu'ils doivent comprendre comment elle fonctionne lorsqu'elle leur semble en danger. Ils savent qu'elle est amusée lorsqu'ils reconnaissent leurs difficultés à suivre les méandres de sa pensée. Ils n'hésitent donc pas à lui poser des questions. " C'est comme si nous ne vivions pas dans le même monde. C'est à vous de nous le faire découvrir ". C'est ainsi qu'elle leur livre jour après jour de précieux renseignements pour comprendre les mécanismes de défense qu'elle met en œuvre lorsqu'elle va mal. Ces mécanismes de pensée qui la parasitent, qui l'envahissent parfois, l'aident également à tromper la solitude et l'angoisse. Lorsque quelque chose vient déranger le cours de sa vie, on parle d'elle partout. C'est parfois très angoissant mais pas toujours. - "Ces voix me tiennent aussi compagnie. C'est ma petite famille puisqu'il ne me reste plus personne" Elle adapte alors le traitement en fonction de l'envahissement qu'elle subit. Lorsque tout rentre dans l'ordre, elle revient à la posologie prescrite par le médecin. Elle leur explique donc qu'il y a les voix extérieures et les voix intérieures. "Dehors des gens vont et viennent et parlent de moi" Tous les discours de la rue sont donc interprétés et incorporés dans un système délirant. Les voix intérieures, elles, c'est différent.
- "C'est à dire, donnez-moi un exemple ? ", demande Marie. - "Par exemple, je suis en train de balayer, une petite voix dit, "tu balayes". C'est casse-pieds, parce que je le sais que je balaye ".
Ces voix là commentent ses actes. - " Ce qui est épuisant, c'est quand les voix extérieures et les voix intérieures s'y mettent ensemble. Si c'est seulement dehors, je m'isole et j'arrive à ne plus trop y faire attention. Si c'est seulement dedans, ça m'agace, mais j'ai l'habitude, depuis le temps. Non, ce qui est insupportable c'est quand tout s'en mêle. C'est comme ça que plusieurs fois j'ai fait des bêtises, j'ai crié à la fenêtre, ou je suis sortie voir mes voisins pour leur demander de me ficher la paix. J'ai même téléphoné à la police ou à mon assureur pour qu'ils arrêtent ça ". Armand ou Marie posent et posent encore des questions. Ils reprennent ces différentes voix, ils reformulent pour voir s'ils ont bien compris. Les voix extérieures, ils ont compris. Quelles que soient les personnes, qu'elle les connaisse ou pas, quel que soit le contenu de leur conversation ou les bribes de conversation qui lui parviennent aux oreilles, elle pense qu'on parle d'elle. - "C'est à peu près ça", répond-elle. Elle admet que quelquefois, peut-être elle se fait des idées, mais la plupart du temps, elle ne se trompe pas. Ils reviennent aux voix intérieures. S'agit-il toujours des mêmes voix, les reconnaît-elle, etc. "Il y a des voix féminines et des voix masculines. La plupart du temps les voix masculines sont agréables, ce sont elles qui racontent ce que je fais. Les voix féminines sont plus désagréables". Les voix masculines sont repérées comme celles du père (géniteur ou éducatif), du "mari", du "fils" et d'un ami qu'elle aurait connu en clinique, qu'elle voit de temps à autre. Jusqu'alors la voix de son père était la plus rassurante, mais elle commence à devenir désagréable. Des voix féminines, elle leur en dira peu, sinon qu'elles sont toujours désagréables. L'insultent-elles ? Ni Armand ni Marie ne réussissent à savoir. Par contre, ils notent qu'au cœur de la tourmente, c'est au médecin et le plus souvent à Armand qu'elle exprime son désarroi et ses difficultés à vivre. C'est à ces deux hommes qu'elle livre les états qui la font "exploser" : - "Je me suis tapé la tête contre les murs pour ne plus les entendre. Je me suis griffée…". Dans ces voix féminines, il y a celle d'une "petite fille", dont elle parle régulièrement, qu'elle dit croiser chez certains commerçants avec "son grand-père". Armand et Marie conviennent que toutes ces voix doivent l'épuiser. Elle n'est jamais au calme. "Oui, d'autant que lorsqu'elles me disent ce que je fais, comme "tu balayes", ce ne sont pas elles qui balayent, c'est moi ! " leur déclarera-t-elle en riant. Etonnante réflexion, qui leur laisse à penser que s'ils ne peuvent pas l'empêcher de délirer, au moins, ils peuvent peut-être lui permettre de prendre du recul par rapport à ces phénomènes.
Aujourd'hui, Armand comme Marie lui demandent des nouvelles des voix. Ils lui conseillent aussi parfois de les envoyer promener. Madame P. rit de bon cœur et leur dit qu'elle s'y essaie.
Le travail actuel se centre désormais sur le "dehors" (même si celui sur le "dedans" continue). Ils découvrent ensemble la ville. Madame P. retrouve le goût de sortir, de flâner, de rencontrer d'autres personnes. Elle demande à Marie de l'accompagner pour renouveler sa garde-robe : " Depuis trop longtemps j'ai négligé ma présentation. C'est pourquoi je n'ai plus de fréquentation ". D'abord des tenues de sport et maintenant des vêtements plus féminins. Elles repèrent ensemble balades et visites possibles. Madame P. construit sa "démarche de soin" : Dans un premier temps elle aimerait se joindre à un groupe soignants/soignés, consciente de ses difficultés à entrer en contact, pour ensuite "voler de ses propres ailes" et être capable de "vivre comme tout le monde"... Joli chemin non ?
Voilà où en sont ces soignants et cette patiente, qui reste encore bien souvent pour eux, une délicieuse énigme. Ils continuent de s'interroger. Elle se sent mieux. Ils entendent qu'elle semble mieux faire face aux problèmes quotidiens, qu'elle n'est plus victime d'éclats qui lui ont valu de nombreuses hospitalisations. Mais ils entendent également que "le Zyprexaâ tue sa famille" alors même que "ses voix lui tiennent compagnie". Elle, qui est "en délicatesse" avec la psychiatrie, quel sera son chemin ?
Rouquet Jean-Paul,
Praticien Hospitalier,
Chef de Service,
Secteur 31 G03,
Hôpital Marchant,
Toulouse.
Publication de grands extraits dans la revue : Soins Psychiatrie n° 209 et 210, 2000.