LES VISITES A DOMICILE URGENTES Dr Catherine Weisbrot
CATEB secteur 14 de Paris
Les nombreux débats, congrès, séminaires, lois et décrets concernant les urgences qui ont lieu jusque là n'aboutissent à aucune réponse précise. Cette imprécision a le mérite de montrer que la question de l'urgence psychiatrique est complexe. Bien malin celui qui en donnera une définition utile.
Parmi la population, l'intervention du psychiatre en urgence est demandée dans une multitude de cas extrêmement différents, tant sur le plan étiologique que sur le plan symptomatique. Des souvenirs de mon passage à SOS PSY me sont revenus en réfléchissant à ce travail ; je vous cite quelques vignettes cliniques dites d'urgences psychiatriques :
Ä
Les voisins de Madame X me demandaient d'intervenir car le fils psychotique de cette dernière la poursuivait pour la violer.Ä
Un jeune homme me demandait de l'aide car il manifestait tous les effets secondaires des neuroleptiques qu'il ne prenait plus. Après enquête, je me suis aperçue que sa mère avait un peu forcé sur la dose d'Haldol qu'elle lui administrait dans son yaourt du soir.Ä
Tel autre m'avait appelé pour interner la voisine qui lui envoyait des ondes négatives par les tuyaux du chauffage.Ä
Telle famille huppée demandait l'intervention d'un psychiatre de toute urgence car leur bonne hurlait des cantiques dans l'arrière cuisine depuis 4 heures du matin...Ces exemples, fixés dans ma mémoire car ils sont un peu caricaturaux, ont en commun, outre une certaine cocasserie, une demande d'intervention rapide souhaitée par des gens en détresse.
Les réponses proposées dans de pareilles circonstances diffèrent et s'opposent. Parmi les psychiatres coexistent des positions sensiblement différentes selon leurs références théoriques. Ceux qui considèrent que le symptôme prend sa source dans la génétique, la biologie et éventuellement les événements de vie, auront tendance à répondre au plus vite et au plus près du symptôme. Ceux-là se déplacent volontiers et imaginent la psychiatrie organisée sous forme de prise en charge de l'urgence. Pour eux, le symptôme est la maladie, plus vite on la fait disparaître, plus on est efficace, donc curatif. Les autres considèrent qu'il y a un lien entre le symptôme, l'histoire du sujet et les traumatismes parfois minimes qui ont jalonner son parcours. Ceux-là n'ont que faire du symptôme qu'ils jugent quantité négligeable et à l'extrême, ils attendent que le patient soit en état de faire des liens entre son histoire et son symptôme avant de le recevoir.
Les uns sont interventionnistes, adeptes du passage à l'acte. Les autres sont attentistes, adeptes de la demande différée.
A mon sens, ni l'un ni l'autre des solutions n'est excellente ; le problème n'est pas de discuter entre interventionnisme et attentisme, mais entre intervention immédiate pour "faire quelque chose à tout prix", évaluation et élaboration d'une demande surdéterminée.
En effet, c'est bien au sein de l'urgence psychiatrique qu'il y a la plus grande intrication entre les champs médical, social et psychiatrique. Au sein même du champ psychiatrique, il y a un télescopage de plusieurs temps réduisant une causalité linéaire, ce qui est un phénomène complexe.
Par ailleurs, sont empêtrés dans l'imbroglio les différents articles du code pénal concernant :
- la violation de domicile,
- les séquestrations illégales,
- la violation du secret professionnel,
- l'abstention délictueuse d'intervention.
Il est difficile de simplifier le débat même si on est un fervent artisan de la psychiatrie "fast food". En plus, du fait même de cet imbroglio, le psychiatre aura toujours tort quand une situation se dégrade. Car, et c'est un point essentiel, les bons sentiments font parfois des malheurs. la meilleur des causes ne justifie pas la trahison du bon droit, et la "morale", même si elle est organisée sous forme de protocole, lorsqu'elle s'applique au privé et qu'elle vient de nos intuitions publiques, doit être examinée avec grand soin.
La problématique soulevée par ces pathologies de "l'extrême", pour lesquelles la détresse est telle qu'on en vient à demander une aide psychiatrique en urgence en faisant fi de l'intimité du patient et de sa vie privée, est complexe. Toute décision réductive doit être réfléchie en fonction de cette complexité. C'est quand les certitudes vacillent et que le doute nous envahit, que nous commençons à effectuer du bon travail en nous opposant au raisonnement simplificateur et rigidifié par l'angoisse de ceux qui nous demande de l'aide.
Une intervention est parfois nécessaire. Mais nous devons garder en tête :
1) Qu'elle aura des conséquences sur les soins au long cours que nous mettrons en place,
2) que nous ne sommes pas, le plus souvent, les mieux placés pour l'effectuer. Soit que nous ne connaissions pas du tout le malade, cela sera alors une façon de faire connaissance plutôt partielle, cavalière voire brutale.
L'expérience nous le montre, quand la relation est mal engagée les conséquences sur les soins ultérieurs sont lourdes et favorisent la répétition des mêmes symptômes et donc sont facteurs de chronicité. René DIATKINE avait coutume de dire qu'auprès des interventions pragmatiques et des investigations nombreuses, notre travail demeurait voué à l'échec. Il comparait cela à une intempestive et précoce interprétation sauvage vouant le patient à la répétition du même,
3) la visite du psychiatre chez quelqu'un qui ne l'a pas demandé est toujours une intrusion traumatique. nous traiterons alors, le traumatisme par un autre traumatisme ce qui doit nous donner à réfléchir.
4) au contraire, dans certain cas, le risque est grand de mettre en place une relation transférentielle trop intense surtout quand il n'y a pas de support logistique suffisant. Que dire d'une intervention rapide s'il n'y a pas de lit pour accueillir le patient ou une longue attente avant consultation. Avant de mettre en place un service d'urgence à domicile, il faut que l'accueil des patients soit effectué avec toute la sécurité et l'efficacité nécessaires. Or, en ces périodes de "vaches maigres", ne serait-il pas préférable de privilégier l'accueil pour éviter l'urgence.
5) gardons toujours en mémoire, que si nous acceptons de nous déplacer une fois, nous devons pouvoir nous déplacer mille fois. L'absence de visite, chez un patient qui prend l'habitude de nous voir dès qu'il nous appelle, est créatrice de risques supplémentaires.
Dans une problématique de l'urgence, le présent occulte le passé autant que l'avenir. C'est la première impasse. A la question : que s'est il passé pour en arriver là ? Nous n'obtenons jamais de réponse satisfaisante.
Dans une problématique de l'urgence, le présent est totalement réduit. Il devient ponctuel et uniquement centré sur les symptômes de dramatisation. La dramatisation nous ramène à une référence de causalité linéaire : "je suis malade car la voisine m'envoie des ondes" me disait un patient.
Cela enlève toute idée de fonctionnement psychique et toute idée d'après coup. Cela prive la situation de sens. Le sujet n'a plus d'histoire. Le temps s'arrête. Il n'a plus accès aux autres sens de l'événement car il n'a plus accès à son histoire.
Un exemple : David se sent pris dans un immense réseau de prostitution international. Il délire et devient violent à l'égard de sa famille. En fait, par ses amis, nous savons qu'il vient d'apprendre que ses parents partent s'installer en province. Pour la première fois de sa vie, il va devoir affronter la solitude, d'autant plus que sa copine vient de l'éconduire. David projette son angoisse vers l'extérieur. Pour découvrir ces sens cachés qui prennent racines dans l'histoire du sujet, il lui faut prendre du recul. Avant de commencer le travail psychiatrique en lui-même, la mise en place d'un réseau : famille, proches, médecin traitant, permettra d'atténuer, au maximum, le traumatisme que provoque l'intervention urgente et de le complexifier, ce qui est une première action. Nos patients sont là pour nous l'apprendre, quand, à posteriori, ils nous relatent, à leur manière, ce qui leur est arrivé. David se souvient du moment où le psychiatre de S.O.S. est venu chez lui comme d'un trou béant, un moment où tout s'est brouillé dans sa vie. Il a "décroché du réel" dit-il. C'est au cours des soins au long cours qu'un travail de "décodage" devra s'effectuer.
Avant d'intervenir ou pour éviter l'intervention urgente, la constitution d'un réseau servira de filet de protection. Il peut se faire très vite. Un rendez-vous avec la famille, quelques coups de fil suffisent à rassembler des éléments historiques qui déjà reconstruira, en la complexifiant, l'étiologie des troubles, en attendant que le sujet le fasse lui-même. cela évite souvent l'intervention à domicile. Mais ce travail préliminaire ne doit en rien remplacer le travail psychiatrique.
Le psychiatre n'est pas un urgentiste. Remplacer les centres de crises par des services de garde type SAMU est une aberration qui nous ramènerait à la psychiatrie du début du siècle, avant la mise en place du secteur.
D'autre part, les quelques éléments cliniques, les avis de chacun, les descriptions plus ou moins précises, la qualité de l'investissement des interlocuteurs rassemblés au cours de la constitution du réseau, nous obligent à un pas de coté, ce qui nous permet de juger du bon sens de notre intervention. Ainsi nous pensons ensemble et nous commençons déjà à complexifier le problème et élaborer notre travail dans une perspective dynamique.
Plusieurs remarques pratiques à ce sujet :
Ä
Une intervention de réanimation est toujours plus adaptée quand on a faire à une intoxication volontaire,Ä
un patient jeune présentant quelques symptômes de la série confusionnelle doit dans tous les cas, avoir un examen clinique et un bilan biologique effectués en urgence,Ä
un schizophrène , tout délirant qu'il est, peut présenter une plaie infectée nécessitant des soins chirurgicaux, avant de faire appel aux psychiatres,Et les exemples sont multiples...
"Guérir un symptôme", dit P. JEAMMET, "c'est bien, ce peut même être essentiel, mais cela demeure , si plat si l'on n'arrive pas à aider le patient à inscrire cet événement dans une autre dimension, c'est-à-dire mettre en perspective des difficultés psychiatriques en leur donnant sens par rapport à l'histoire du sujet et les inscrivant dans le projet de vie, comme un possible facteur de vulnérabilité, mais aussi, et c'est cela le plus important à mes yeux, en faisant une occasion de rencontre avec
soi-même, et de compréhension d'autrui", et j'ajouterai que c'est la seule protection contre le risque de "contre attitude" de notre part. Paradoxalement, la prévention de l'urgence commence par le souci de la qualité des soins au long cours.
Pour terminer reprenons une idée de Michel SERRES dans son discours de réception à l'Académie française que cite souvent R. ANGUELERGUES : "Certes, nous ne pouvons prédire l'avenir au sens de la prévision, mais nous devons le préparer, au sens de la prévoyance".