Quel accueil pour ceux qui ont une âme en souffrance ?

 

Un projet de loi est en cours d’élaboration, il concerne une « psychiatrie » sans consentement. Par un glissement sémantique dont il n’y a pas à être dupe on passe de l’idée de « soins » sous contrainte à « soins » sans consentement. Bel oxymore qui ne peut que nous conduire à interroger l’éthique du législateur et de qui le sollicite. 

Ainsi il serait dorénavant possible, si cette loi venait à être promulguée, de prodiguer des « soins » sans le consentement du patient en le maintenant à son domicile. L’évaluation de la situation se faisant dans un laps de temps très court.

Pourquoi une telle loi, quel sens peut-elle avoir ? Nous ne sommes pas sans savoir dans quel état de détérioration, tant morale que matériel, est actuellement la psychiatrie française. De la résurgence de traitements dignes du 19ème siècle à l’absence de soin, les exemples sont sans nombre.

On préconise un « soin » sans consentement pour des patients qui ne seraient plus hospitalisés, après une courte période d’observation. Alors de quel soin s’agirait-il ? On est en droit de se le demander ? À quoi peut-on obliger quelqu’un ?

   La psychiatrie est la lucarne par laquelle s’entrevoit le délitement social de notre société moderne. De cette société qui multiplie les automates qui remplacent les hommes. De ces voix de synthèse au bout du fil (qui d’ailleurs n’existe plus), en passant par ces DAB (distributeur automatique de billet) qui crachent des billets de banque, à ces sites internet sur lesquels nous devons gérer factures et rendez-vous, que reste-t-il de nos corps ?

La façon dont on entrevoit la possibilité de soin sans consentement élargie à un grand nombre de personnes jugées malades mentales, n’est pas sans interroger la dimension de la responsabilité. Tout aussi bien celle du patient que celle du soignant. Le patient « psychique » serait celui qui dans tous les cas aurait perdu sa responsabilité individuelle en rapport avec sa maladie. C’est ici, avoir une notion bien étroite de ce qu’on a coutume d’appeler la folie. C’est une façon de réduire les sujets à une uniformité dans leur faculté de se penser. Tous les « malades mentaux » auraient perdu le sens de leur douleur et la capacité de demander de l’aide. C’est être dans une grande méconnaissance de l’humain que de pouvoir envisager les « maladies de l’âme » sous un tel angle. Comme si être « fou » supposait, dans tous les cas, ne pas savoir qu’on est fou.

Personne ne nie que certaines personnes perdent la raison et agissent dans des moments incontrôlables, au-delà de toute norme. Vient à nouveau de défrayer la chronique britannique, le passage à l’acte meurtrier, d’un homme, chauffeur de taxi, tuant une douzaine de personnes, pour la plupart inconnues de lui. La loi, avant notre siècle, avait su reconnaître l’irresponsabilité au moment des faits et préconiser le soin en lieu et place de l’emprisonnement. Il semblerait que cette césure, parfois difficile à repérer pour l’expert, entre raison et déraison, ait cessé de préoccuper le législateur.

Par un prompt glissement, toute personne atteinte de maladie mentale serait dorénavant susceptible d’être dangereuse. On voit ici que la partition ne serait plus, entre un état psychique et un autre, mais entre les normaux et les anormaux. Les « malades mentaux » seraient potentiellement  tous dangereux et irresponsables.

Depuis toujours l’homme a su repérer l’état problématique de celui qui ne peut plus agir sans tourment, de la bile noire à la dépression stuporeuse, l’humain n’a cessé de tenter de définir les affections de l’âme. Mais il a aussi tenté de mettre à l’écart ceux qui ne répondaient plus de leurs actes. Les lieux d’asile pour les fous n’ont pas toujours été dans une volonté de soin, mais bien souvent, dans celle de séparation des mondes. Une séparation qui se voulait, moins dans la protection des fous, que de dans celle de la société. Ne s’agissait-il pas de dissimuler l’inacceptable de la condition humaine, sa part faible et susceptible de succomber aux démons ?  La dispute sur la nature de l’homme n’est, bien évidemment, pas d’aujourd’hui ; dans nos sociétés occidentales, la folie a souvent été liée, à des interprétations religieuses, entre dieu et diable, à la pensée magique, avec l’habitation par des esprits  et souvent pas sans lien avec la sorcellerie.

En dépit de la rationalité de la pensée moderne, sommes nous si loin de cette idée de l’homme fou ? Paradoxalement on pourrait penser que l’introduction intempestive de la science, dite science médicale, par le biais de la pharmacopée et de la sismothérapie par exemple, nous en éloignerait. C’est précisément du côté de cet usage, quasi magique du médicament et de la  technique, qu’il a lieu d’être attentif.

En effet le rabattement de la maladie mentale sur le versant du neurologique, conduit à penser la folie comme un dysfonctionnement du cerveau et du même pas  à  la suppression de l’idée de l’existence même d’une pensée, aussi folle soit-elle. Ceci est extrêmement grave. Une telle façon d’entrevoir la maladie, laisse supposer qu’elle aurait toujours été là ou bien, que son déclenchement serait mécanique.  Ce qui pose effectivement la question de son origine. Par conséquent, cela sous-entend que la folie n’appartiendrait qu’à certains et qu’elle ne pourrait advenir pour d’autres. S’ouvre ainsi une nouvelle façon d’entrevoir l’humain. Il n’aurait nullement en lui ce potentiel de possible folie, qui pourrait advenir dans certaines circonstances. Qui est familier des personnes psychotiques, sait combien elles sont nombreuses à n’avoir eu que peu de manifestations problématiques, pour elles et leur entourage, avant une « mauvaise rencontre ». On les trouvait parfois étranges. Lacan dans son travail sur la psychose a beaucoup insisté sur la question du déclenchement. Une idée qui met en avant  le fait que la « normalité », contrairement à une idée communément répandue, n’est pas plus du côté de la névrose que de la psychose ou de la perversion, pour s’en tenir à la partition structurale faite par Freud.  Ceci inscrit la folie dans une réalité du sujet, qui est en lien avec ce qu’il traverse dans sa vie. Il n’est pas coupé de tout, sa vie comme celle de tout un chacun participe du contingent. Tout n’est pas écrit d’avance, pas plus que le sujet n’existe sans le monde. Ceci laisse entendre l’imprévisible et l’impossibilité, non seulement d’une éradication de la folie, mais avant tout de sa prédictibilité.    

Une « philosophie » médicale  qui tend à éradiquer ce qui constitue l’homme dans son être même, c'est-à-dire sa pensée, qui le rabaisse à l’état de machine composée de chair et de sang, qui peut se mettre à dysfonctionner du seul fait de la rencontre avec un virus, un accident, ou qui n’a génétiquement pas tout les atouts peut-elle être acceptable ?

Renier la part de folie, plus ou moins tapie, au fond de chacun de nous, conduit au pire. « Penser » qu’il y aurait des hommes sans fragilité, si ce n’est parfois celle du corps, n’est-ce pas annuler la dimension créatrice de l’homme ? On sait combien l’art est lié à la folie, mais tout aussi bien la technique avec ses prodigieuses inventions. Penser voyager sur mars, tel qu’en font le projet les Russes aujourd’hui, participe-t-il vraiment d’une entreprise raisonnable ?

Le médicament donné, sans la relation n’a-t-il pas quelque parenté avec le filtre des sorciers ? Ne vient-il pas donner une réponse là où justement la folie nous met face à un questionnement qui ne trouve pas la satiété dans des explications habituelles ? Quand il remplace le lien thérapeutique, n’est-il pas le signe d’une pensée magique et l’écho d’une causalité primaire, pour laquelle à tout signe correspond une réponse. Ceci n’est pas non plus sans lien avec l’utilisation de méthodes comportementalistes qui réduisent les réactions des humains à des schèmes.        

Ramener l’humain à une machine biologique est une façon, non seulement de nier une médecine de la relation, mais aussi de nier la psychanalyse dans ce qu’elle a apporté comme nouvelle dimension. Elle a montré en quoi l’humain est un nouage subtil et toujours unique entre corps et esprit et qu’il ne saurait y avoir de corps autre, que celui qui se crée dans la relation première de l’infans avec ces Autres. Elle  a rappelé que l’homme ne saurait exister sans ses contemporains et qu’il ne se construit que dans les échanges. Elle nous rappelle aussi combien l’humain est agité de passions qui vont parfois jusqu’à tenter de faire disparaître son prochain en imaginant qu’il détient une jouissance qui nous échappe et que l’on pourrait de ce fait récupérer. Entre reconnaissance et haine de l’autre, l’humain est depuis la nuit des temps tiraillé, il montre son « humanité » quand il parvient à ne pas vouloir,  la destruction de l’autre. Quand il refuse sa destruction totale,  mais aussi bien quand il refuse de le faire disparaître en tant que sujet. C’est dans cette perspective que nombreux sont ceux à s’insurger contre une psychiatrie aliénante qui avilie l’homme dans son être. Les plus engagés de ceux là participent au mouvement des 39 contre la nuit sécuritaire. Ils tentent d’accueillir des femmes et des hommes, dans des moments spécialement douloureux de leur vie, ils acceptent leur folie comme une tentative de trouver solutions à une douleur et une souffrance indicible de l’âme. Ils résistent au ravalement de l’humain, car ils savent qu’il n’y a pas d’un côté les hommes sains et de l’autres les fous. Ils agissent en hommes responsables. Ils se sentent responsables de ces êtres fragiles qui chavirent sur les chemins de la vie, ils tentent de les accueillir dans les meilleures conditions possibles pour qu’ils puissent retrouver le chemin de l’autre. Ils sont leurs obligés.                     

 

Françoise L Meyer

Psychanalyste Paris

Le 3 juin 2O10.

(Tout droit réservé)