UN RAPPORT DE PROPOSITIONS A UN
MINISTERE DES COMPTES
La commande ministérielle d’un rapport et sa publication est toujours la traduction d’un problème politique en suspens. Il s’agit avec celui réalisé par les Drs Vincent Girard, Pascale Estecahandy et Pierre Chauvin de faire des propositions, après avoir rassembler des informations et des documents, sur les solutions à mettre en œuvre quant à l’accès aux soins des précaires dans sa forme la plus visible : les sans domiciles fixes dans la rue.
La tentation de partir d’un état des lieux
catastrophique et de cerner des responsables institutionnels de l’échec des
bonnes mesures gouvernementales précédentes en est le premier risque que les
auteurs n’évitent pas vraiment. Car si la situation d’essor de la précarité
sociale, des inégalités et de ce que Robert Castel décrit comme état
d’insécurité sociale est effectivement catastrophique - le rapport cite les
chiffres de l’INSEE en 2001 de 63500 adultes et 16000 enfants en situation de
précarité dont 23% sont à la rue ou dans des hébergements d’urgence, puis ceux
de
Ce point rejoint une absence de bilan des deux rapports de 1996 : psychiatrie et grande exclusion et une souffrance que l’on ne peut cacher, de même que l’application de la circulaire du 23 novembre 2005 qui instaure des équipes mobiles psychiatrie précarité et de la mise en place des PASS hospitaliers. Or un travail important a été réalisé dans l’accès aux soins par ces textes, et l’apport des conseils généraux va croissant, venant améliorer le travail ancien des associations humanitaires et caritatives (SAMU Social, MDM, MSF, Emaus, Secours catholique…parmi un grand nombre d’autres). De ce fait il n’aborde pas pourquoi le service public reste en carence malgré les améliorations de ces dernières années.
De même il fait l’impasse sur les travaux et les pratiques cliniques élaborées durant ces 15 dernières années autour de l’ORSPERE de Lyon et du bulletin Rhizome, ainsi qu’autour du Samu Social, ne les citant qu’au passage. De ce fait ce rapport n’aborde pas les nouvelles élaborations cliniques issues de ces pratiques de réseaux entre cliniciens, sociologues, élus et tous les partenaires du sanitaire et du social. Les seules références concernent les pratiques marseillaises de Vincent Girard et celles de Toulouse, ces dernières s’inscrivant dans les acquits globaux que nous débattons.
Si le titre du rapport intitulé La santé des personnes sans chez soi repose sur une trouvaille de langage : remplacer le sans abri par le sans chez soi afin de mieux rendre compte du trouble de l’intimité – pourquoi pas ! – l’innovation se trouve dans ses propositions que sont les pairs aidants, la notion de rétablissement et la défense de programmes de santé communautaires (avec importations théoriques des pratiques des Etats Unis et du Canada).
Dans son analyse de la situation il met en évidence un diagnostic partagé : les politiques du logement social sont en panne, quelque soient les gouvernements, et dénonce le refus de nombreuses municipalités d’appliquer les quotas de construction de logements sociaux de la loi SRU. Ce point est effectivement essentiel car l’on observe une concordance entre la difficulté à se soigner et l’absence de toit. L’hébergement d’urgence par sa courte durée ne permet pas un travail de continuité et la création de lits de stabilisation accompagnant la notion d’un droit au logement comme un droit fondamental opposable (loi Dalo de 2007) a amélioré cette continuité. Mais les financements n’ont pas été à la hauteur de la loi, et la stabilisation s’est faite au détriment de l’hébergement d’urgence comme premier abri. Le rapport, sur ce plan, reprend les constats et les propositions de toutes les associations et des acteurs sociaux et sanitaires de terrain et rejoint l’actualité de mouvements comme ceux des Enfants de Don Quichotte, du DAL et de MDM. Il souligne également le non accès des sans papiers, français et immigrés, à ce dispositif alors qu’il s’agit d’une population posant d’importants problèmes de santé.
L’intérêt du rapport est donc dans ses propositions d’accès aux soins et de santé communautaire.
En l’absence d’un bilan de ces quinze dernières années il n’éclaire pas vraiment sur les avancées des pratiques cliniques en tant que telles, en particulier la question du temps et de l’intersubjectivité dans le travail d’accès aux soins de personnes qui sont souvent dans l’auto-exclusion par méfiance, voire récusation, des dispositifs d’aide.
Si sa description de la situation de rupture de soins met en cause légitimement les pratiques médicales réelles – hospitalières ou de refus d’accueil des personnes dépendant d’une CMU ou de l’AME en médecine libérale – donc de leur atteinte à l’éthique, il omet de développer les effets des restructurations gestionnaires du service public comme cause significativement aggravante - financement à l’activité qui entraîne un fonctionnement à flux tendu des lits et le tri des patients, fermeture de structures de proximité dites non rentables, absence de concertation réelle avec les soignants dans l’élaboration des transformations – En un mot il se situe dans le cadre de la loi HPST dite loi Bachelot qui vient d’être votée dans la suite du programme Hôpital 2007.
Après avoir décrit sommairement les insuffisances des équipes mobiles psychiatrie précarité (EMPP) instaurées en 2005, la proposition d’un nouveau dispositif les MALISS (maisons d’accompagnement de liaisons et de suivi socio-sanitaire) va dans le sens d’une meilleure coordination des intervenants centrée sur la sortie de rue. Indépendamment de son financement qui est à trouver, elle ne remplace pas les réseaux entre acteurs institutionnels partenaires établis, centrés sur le lien à construire ensemble avec la personne à la rue ou dans un accueil d’urgence ce qui la seule façon de réussir un accompagnement qui mobilise la personne. Par contre elle introduit une centralité de gestion au nom de la traçabilité qui risque de limiter l’inventivité et la motivation des intervenants par des programmes pré établis. Or les réformes hospitalières actuelles montrent les effets négatifs de cette centralité administrative où faire le chiffre prévu comme critère du financement remplace le temps à prendre pour construire un lien social en déshérence et l’engagement dans le soin (souligné au passage dans le rapport).
Mais la référence centrale des propositions sont les notions de pair aidant et de rétablissement, dans une perspective de santé communautaire.
Le pair aidant, ou travailleur de proximité, est une notion déjà pratiquée dans l’action humanitaire qui se rapproche du terme de travailleur initié d’Erving Goffman. Il consiste à s’appuyer sur des personnes qui ont vécu l’expérience de la rue et de la grande précarité, expérience de proximité qui facilite la connaissance, la relation, l’accompagnement avec celui qui est victime, exclu du soin de droit commun. En psychiatrie cette pratique se retrouve dans les associations de patients ou de parents – la constitution de GEM étant un cadre de plus en plus utilisé – mais existe aussi sous cette forme dans les clubs de patients créés à partir du travail de secteur psychiatrique. Que le rapport soit une occasion de statuer sur l’intérêt majeur pour les patients de ces structures de solidarité sociale aux effets thérapeutiques réels – que tout psychiatre de secteur devrait défendre – est une bonne chose.
Le questionnement vient de la professionnalisation de ces acteurs de terrain qui sont ceux du lien social mobilisé. Un grand nombre de ces pairs aidants aspire légitimement à trouver un travail rémunéré pour vivre, à être reconnu dans leur citoyenneté. Beaucoup ont d’ailleurs déjà un métier ou une forme de professionnalité antérieure qu’ils ne demandent qu’à retrouver dans la mesure du possible. C’est justement ce possible qui peut être altéré par la maladie mais nécessite d’abord une autre politique de l’emploi. Cette question est à rapprocher de celle du statut du travail protégé (CAT, ateliers, emplois) ou la mise au travail est déterminée souvent par une hiérarchisation infantilisante. Professionnaliser le pair aidant est lié à ses compétences réelles et à un statut digne et non comme un substitut au rabais des travailleurs du social et du soin. De même l’embauche de personnes qui travaillent dans l’aide humanitaire après avoir été aidées peut être une promotion importante, à condition de ne pas rester dans un statut au rabais qui fixe dans la précarité à une autre place. Pour accéder à un métier la formation de droit commun doit s’ouvrir à cette possibilité, mais ne pas être enfermée dans le précaire. Cette approche de donner ou redonner du pouvoir à la personne précarisée ou malade dans la revendication de ses droits vise à son autonomisation en lien avec la citoyenneté, son empowerment disent les américains, terme repris en France par Act Up et Aid.
La professionnalisation est donc une question qui concerne l’ensemble des dispositifs sociaux qui constituent le service public et doit être débattue dans ce cadre.
Le rétablissement est un terme qui rend compte de la sortie de la disqualification liée à la maladie ou à sa situation de chute sociale, et de l’action éthique d’accompagnement de l’ensemble des structures de santé communautaire. Il rend compte du mouvement, mais pas vraiment des contenus subjectifs qui sont essentiels pour construire et intérioriser un lien social. C’est ce travail qui prend du temps hors de l’urgence, dans une perspective de travail sur les effets de santé de la souffrance sociale dans la communauté. Or cette dimension de santé communautaire, qui s’inscrit dans l’idéal de médecine sociale du secteur psychiatrique est peu développée en France, laissée à des expériences militantes d’équipes de psychiatrie ou par des associations comme le GAF toulousain (outil de résolution des conflits) ou d’EGO à Paris (cités dans le rapport). C’est ce que nous défendons comme processus de négociation avec le patient et son environnement dans le soin, en référence aux expériences italiennes.
De ce point de vue l’accent mis aux USA sur la professionnalisation et la santé communautaire est à référer à la faiblesse des services publics et à la place que tiennent les différentes fondations caritatives et sociales de statut privé aux droits sociaux aléatoires. Le rapport cite ses dérives avec B.Jouve : « sous couvert de démocratisation…de permettre aux états de se déresponsabiliser en faisant peser sur la société civile les conséquences de ses choix en matière de politiques macroéconomiques et de traitement des inégalités ». C’est exactement la tendance au transfert des charges vers les collectivités locales que nous dénonçons en France.
L’instrumentalisation de propositions communautaires dans ce glissement de la responsabilité politique est un risque réel que la ministre Madame Bachelot semble chevaucher quand elle reprend publiquement l’idée du « housing first » (le logement d’abord) sans préciser quelle politique de logement social elle met en œuvre et son financement. Nous avons déjà l’expérience des maisons relais dont le rôle est prometteur mais sans engagements financiers probants. Il faut également noter qu’elles font souvent reposer l’accès sur la notion de projet de vie et une part du poids financier sur la personne, injonction paradoxale à s’en sortir sans en avoir les moyens subjectifs et matériels, sans parler de la nécessité d’avoir une couverture sociale et un titre de séjour.
Le rapport de ce point de vue pose la bonne question en liant la qualité de l’accompagnement à la solidarité nationale, mais ne l’intègre pas comme une tâche généraliste de service public en la laissant à la notion de programme toujours limité à une action dans le temps et l’espace et donc précaire dans son financement.
Le dernier point ambigu du rapport reste celui de programme expérimental à évaluer. Quelle évaluation qualitative sera mise en œuvre ? Aujourd’hui elle ne repose dans le sanitaire et le social que sur le retour sur investissement, mettant les équipes en situation de gestion permanente des activités au détriment du temps à soigner et accompagner.
Ce rapport contient donc des propositions intéressantes que nous souhaitons discuter, à partir desquelles nous pouvons élaborer, mais qui s’inscrivent dans une politique de gestion restrictive, de compartimentage des financements, de rentabilisation de ce qui ne peut l’être (loi HPST et nouvelles gouvernances du social) et un climat sécuritaire de stigmatisation des patients et des errants, de culpabilisation de la pauvreté que nous récusons.
Jean-Pierre Martin
24 janvier 2010