L’autre jour, je suis allée à la tente. Trois-quatre collègues. Jean-Luc qui rangeait,
nettoyait les frigos et mettait des étiquettes sur les portes pour indiquer ce qu’ils contenaient.
Vincent, virevoltant deci-delà. Paul, attablé, son bonnet sur la tête. J’ai commencé à parler
avec Paul. « Ici, c’est un lieu dont tout le monde a besoin. La tente joue comme un
révélateur : il nous faut une maison du personnel. Dans cet hôpital, chacun est complètement
éclaté. Entre les pavillons, l’extra, l’intra, personne ne se rencontre plus. La tente nous permet
de nous retrouver. Et puis, ici, on fait des premiers accueil. Il y a des familles qui viennent
nous demander des conseils sur la psychiatrie. Il faut vraiment se poser la question de la
continuité de la tente, après. C’est aussi notre position à l’entrée de l’hôpital qui permet tout
ce travail.»
Un journaliste arrive. La Dépêche. Il veut faire le portrait d’une infirmière. Pas de
chance, il y a surtout des infirmiers et des aides-soignants. Va pour l’infirmier. Il commence à
discuter avec Paul, qui remonte aux temps anciens, à ce qu’il appelle « la psychiatrie
institutionnelle » et que j’appellerais plus volontiers la psychiatrie asilaire. Les malades qui
travaillent, les grands pavillons, les dortoirs, les grandes équipes, les trois-huit sans aucun
moment de rencontre inter-équipes (ce que nous appelons « les transmissions »), le pécule
indexé sur le timbre-poste et payé par le vaguemestre, l’ordre asilaire de cette époque. Et puis,
l’évolution, — la révolution, il faudrait dire — et l’énorme changement que les infirmiers ont
accompli dans leur travail avec les malades. Paul ajoutait que pour lui, c’était grâce à un
médecin-chef qui impulsait un mouvement d’ouverture qu’il avait travaillé autrement. Et l’on
pouvait se former. Et cette formation avait des effets en retour sur l’équipe et les collègues.
Parce qu’au fond, c’est aussi cela qu’on ressent sous la tente. Cette culture commune
de soignants en psychiatrie qui nous infiltre. Ce métier, qu’on a construit avec les patients,
grâce à eux autant qu’avec eux. Cette passion du lien, de tout ce qui relie.
Le journaliste de la Dépêche avait oublié son appareil photo. Embêtant pour un
portrait. Ah ! mais celui de l’Humanité arrive. Il nous fait poser dehors, devant le feu. Il
enverra une photo à son collègue. Très bien.
Pendant ce temps, Jean-Luc a fait griller la viande sur les braises du feu de palettes et
arrive avec un plat rempli. L’interview continue tout en mangeant. Le gars de La Dépêche
commence par décliner l’invitation qu’on lui a lancée, « seulement un verre de vin, ça m’ira
très bien », puis le temps passant, accepte un morceau de viande et un bout de pain. Le
portrait de Paul s’élargit des commentaires des uns et des autres. Vincent aime beaucoup
utiliser l’appareil photo de son téléphone portable et a pris Paul sous tous les angles, avec et
sans bonnet. On parle aussi du rendez-vous pour manifester le lendemain à l’ARS. André
souligne en apparté, que les patients, il faut savoir les laisser tranquilles, qu’aujourd’hui,
l’ambiance est plutôt à l’activisme et à la réponse immédiate, médicamenteuse ou autre, alors
qu’il faut savoir prendre le temps de les laisser venir, suivre leur rythme, et que c’est une
condition absolument nécessaire au travail et à la construction d’une relation authentique, que
sinon il y a trop le risque de faire écran.
Vers une heure, d’autres collègues arrivent. Des jeunes. Du coup, on se met à parler de
la formation, de la transmission. « Nous avons appris notre travail au contact des anciens,
mais aujourd’hui, il n’y en a pratiquement plus dans les pavillons. J’en veux beaucoup aux
collègues qui ont de l’expérience d’être tous partis travailler en dehors de l’hôpital. »
Occasion de rappeler au journaliste que l’activité de l’hôpital a lieu pour une bonne part (la
moitié ?) à l’extérieur. Et de rappeler à Paul qu’il fut un temps où personne ne voulait aller
travailler «en extra », comme on dit. On parle aussi du tutorat mis en place pour pallier à
l’insuffisance de la formation psychiatrique actuelle dans les écoles d’infirmières1. Le
journaliste est sur le départ. Passe un psy (psychanalyste, je veux dire). Qui glisse
discrètement une liasse de billets en soutien. On lui offre à manger. À l’autre bout de la table,
on parle ciment, prise rapide et fers à béton. Il s’en mêle, apporte quelques précisions sur les
matériaux. Une collègue félicite ceux qui ont parlé à la radio. C’était vraiment très bien. « Pas
de tout repos, il faut être très concentrés » précisent ceux qui y sont allés. On raconte la panne
pendant l’émission du groupe électrogène qui fournit l’électricité, vite, aller rajouter de
l’essence. « On n’a raté que deux minutes. » Un syndicaliste arrive. Jean-Luc lui parle du
compteur de chantier qui doit être installé dans l’après-midi. « J’ai pensé qu’il ne fallait pas
que les fils traînent par terre. » « Ah, si tu as besoin, j’ai le camion avec la nacelle et quelques
minutes, si je peux faire quelque chose, c’est maintenant. »
Quelqu’un d’autre arrive en parlant des tentes que ceux du tramway ont montées à leur
terminus. Équipés d’emblée. Et de leur matériel pour tenir. De gros réchauds, etc. « Ce n’est
pas une prime en plus qu’ils demandent. Ils luttent pour qu’on ne leur enlève pas une prime à
laquelle ils ont droit. » Une collègue revient sur son repos, en profite pour s’arrêter. Je parle
avec elle d’une patiente qu’on suit en commun. Elle raconte la vie au pavillon, le manque
d’effectifs, les jeunes qui viennent d’arriver, qu’il faut « tutorer » justement et c’est pour ça
qu’elle revient, elle me donne aussi des nouvelles d’une collègue commune.
Je pourrais aussi parler de ce patient qui s’est mis à me raconter des pans entiers de
l’histoire de Marchant, de Véra, qui passe parler d’un projet qui lui tient à coeur et cela ouvre
une discussion passionnante et pointue sur le travail ou de ces parents, se plaignant d’être mis
à l’écart par le médecin qui soigne leur enfant mais ajoutent « l’équipe infirmière du pavillon
est formidable ». Avec eux, c’est un vrai entretien de régulation qui a lieu et pourtant,
impossible de penser le faire ailleurs que là, dans la nuit et le froid, à côté des palettes qui
brûlent.
C’est tout cela que permet aussi la tente.
Difficile de rendre cette vie, la simplicité, l’ordinaire et la chaleur de ces moments, les
discussions qui passent du coq à l’âne, où tout est mêlé, de l’histoire de la psychiatrie au
bricolage (mais notre métier est presque totalement constitué de cela : de bricolage), les
rencontres qui se font, viande, pain et verres qui circulent autour de la table et le sentiment
que quelque chose existe là, de précieux, qu’on ne peut pas enlever aux gens. Quelque chose
d’extrêmement important, de vital, d’indispensable. Quelque chose qui concerne la
psychiatrie sûrement, mais au-delà d’elle, touche notre manière d’être ensemble dans la
société d’aujourd’hui et la possibilité de travailler dans un collectif vivant. Parce que la vie,
elle est là, pas dans les protocoles et autres évaluations, encore moins dans le CAC 40 et
toutes les économies qu’on veut nous imposer. Non, la vie est là, et les patients en ont besoin,
ils ont besoin de la sentir en nous. C’est avec cette vie qu’ils peuvent se reconstruire pour aller
mieux.
Ah ! j’oubliais le principal. Ce qui a mis le feu aux poudres, c’est un système de
remplacement généralisé organisé sur tout l’hôpital, intra et extra, pour pallier l’absence
chronique des deux tiers du personnel infirmier d’un pavillon. Ce système de remplacement
généralisé avait entre autres pour effet de désorganiser le travail et la prise en charge des
patients dans tous les services.
Une autre des revendications emblématiques du mouvement a été un temps le manque
de petites cuillères en métal ! et le fait qu’elles étaient systématiquement remplacées par des
petites cuillères en plastique. (Mais cette pénurie touche aussi les bols, etc.) De ce côté-là, au
1 Il faut rappeler ici que la formation spécifique d’infirmier de secteur psychiatrique a été
supprimée depuis 1992 et que les effets de cette suppression sont catastrophiques aujourd’hui.
moins, la direction a compris et les petites cuillères en métal sont réapparues dans les
pavillons.
Évidemment, la tente, c’est une protestation contre les économies actuelles, la pénurie
constante de personnel due à une quarantaine de postes vacants non pourvus sur l’hôpital.
Mais c’est aussi une lutte pour défendre une certaine manière de soigner faite de respect du
patient, contre la tendance actuelle d’une psychiatrie exclusivement sécuritaire et contre le
retour à l’ordre asilaire, même modernisé par les caméras, les alarmes, les molécules soitdisant
d’avenir et le fric pompé par les laboratoires.
Pas étonnant que ce mouvement soit mené prioritairement par les infirmiers et les
aides-soignants. Eux plus que les autres savent jusqu’à quel point le respect et la valeur de
leur travail vont de pair avec le respect du patient. Les patients ne s’y trompent pas d’ailleurs :
la tente leur a plu d’emblée, elle met un peu d’animation dans leur vie à l’hôpital, mais ils
s’arrêtent aussi là pour prendre un café ou parler de la psychiatrie et il est arrivé que certains
d’entre eux nous en racontent des bouts d’histoire.
Ce jour-là, on a même parlé de monter des murs de briques sous la tente. Des murs qui
resteraient une fois que la tente aurait disparu. Une bonne farce à faire à notre direction. Et
tout un symbole.
Blandine Ponet,
Toulouse, décembre 2010.