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LA PSYCHIATRIE, UN SERVICE PUBLIC ATTAQUE



Les politiques néo-libérales ne se contentent pas d'annoncer tous les jours qu'il faut soumettre les services publics aux lois du marché, elles passent déjà dans la pratique quotidienne.
Ainsi, en psychiatrie, l'administratif et la gestion comptable viennent chaque jour, de plus en plus, peser sur l'organisation du travail où le manque d'effectifs, la dégradation des pratiques relationnelles et collectives, la perte de sens des engagements professionnels sont de plus en plus fréquents. La qualité des soins tend à devenir un service minimum aux patients, les médicaments et les actes thérapeutiques traités comme de strictes compétences individuelles se substituent à la relation intersubjective et institutionnelle. Le milieu soignant est traversé par une souffrance au travail qui explique pour une large part les difficultés de recrutement et une mobilité négative (mutations, démissions, " aller voir ailleurs ") à la continuité et aux temps thérapeutiques. Ce constat est une part importante de la crise actuelle de la psychiatrie. Il résulte d'un cours gestionnaire qui tend à faire de l'hôpital une entreprise concurrentielle. Le dispositif de soin sur le terrain de la communauté est pris dans ce mouvement, et ceci d'autant plus qu'il s'accompagne d'une remise en cause globale de la protection sociale qui fonde ce que Robert Castel nomme l'Etat Social.

Depuis un demi-siècle la psychiatrie a beaucoup évoluée en lien avec les conquêtes sociales, en tentant de rompre avec une hospitalisation fondée sur l'enfermement et la stigmatisation de la folie. Des acquits essentiels ont été créés sur le plan clinique et éthique comme le primat du travail relationnel, le travail avec les tiers, le temps à prendre pour créer une rencontre et une continuité, ouvrant le soin à des préventions possibles. Ils l'ont été en même temps que la médicalisation de la psy et l'utilisation des médicaments, dans un rapport où, selon les équipes, le médical était plus ou moins articulé à cette reconnaissance du sujet et sa subjectivité.

C'est ce mouvement qui est profondément remis en cause aujourd'hui :
- par des politiques sanitaires où l'hôpital entreprise est l'enjeu de l'investissement du capitalisme privé qui transforme toute activité humaine en marchandise à échanger sur un marché. Ainsi les médicaments sont en même temps une aide thérapeutique et le cheval de Troie de l'industrie pharmaceutique ; celle-ci en imposant ses produits et ses pratiques de marketing, oriente de nouveaux protocoles fondés sur des normes d'efficience immédiate, dévoyant le sens du travail institutionnel.

- Par des restructurations qui, au nom du coût constant, s'effectuent par regroupements intersectoriels dans lesquels disparaissent les moyens humains qui sont le plateau technique de la psychiatrie

- Par les limitations restrictives des dotations budgétaires globales

- Par la généralisation de critères médico-administratifs de gestion où l'efficience médicale est d'abord référée aux finalités comptables. Ce cours s'étend au dispositif de terrain où les filières de soins et l'urgence l'emportent sur le travail généraliste dans la population.

- Par la notion d'évaluation et de saisie informatique qui d'outils de transparence et d'épidémiologie deviennent un enjeu quantitatif (files actives, nombre d'actes médicaux, turn over rapide de l'occupation des lits…) aux dépens du qualitatif (services rendus).

Une circulaire du 25/10/04 relative à l'élaboration du volet psychiatrie et santé mentale du Schéma Régional Organisation Sanitaire de 3ème génération (qui fait suite au rapport Cléry-Meulin, Pascal, Koveis qui place l'acte médical au centre du travail de soin) accélère la marginalisation du secteur qui ne devient plus qu'un outil parmi d'autres (en particulier le privé), et non plus la finalité politique du dispositif.

Avec la politique de secteur le service public de psychiatrie est devenu progressivement une réalité de terrain, par le développement de structures d'accès aux soins, de continuités de prise en charge sur le terrain (comme les centres d'accueil et de crise) qui ne passent pas par l'hôpital psychiatrique (le rapport Joly de 1997 cite moins de 5% des prises en charge qui passent par l'hôpital), ce qui a transformé les pratiques de l'hôpital, introduisant des séjours courts médicalisés au sein des logiques asilaires.
Cet état des lieux serait suffisant en soi pour défendre ce service public, quelque soient les avatars de la réelle application des fondamentaux du secteur. Il ne signifie pas que nous en restons à ce constat car de réelles pratiques de secteur permettent d'explorer plus loin ce que peut être un véritable service public universel.

Cette défense, cette résistance concerne de façon éthique et théorique les étayages de ses pratiques (psychanalyse et phénoménologie, sociologie anthropologique) qui sont à l'opposé du bio-comportementalisme ambiant à visée d'éradication rapide du symptôme.
Elle rejoint le rôle véritable que l'on doit donner au droit des patients et des familles afin que les avancées réelles sur le plan juridique ne soient pas instrumentalisées vers un droit de consommateur de soins, au détriment des besoins sociaux collectifs renvoyés vers un secteur social (lui-même appauvri) et le caritatif.

Elle ne peut que s'opposer également au retour en force du sécuritaire qui s'appuie sur les peurs les plus archaïques, l'affaire du double crime de Pau étant exemplaire de ce point de vue : pourquoi le ou les meurtriers seraient ils à priori des patients psychiatriques comme les premières enquêtes et les médias ont pu le laisser entendre dans un premier temps ? Cette résurgence est d'autant plus préoccupante que les placements sous contrainte restent en France déterminés par l'amalgame entre obligation de soin (nécessité de soigner une personne sans son consentement si la gravité des troubles l'exige) et la dangerosité sociale (qui relève de l'ordre public et du pénal). De ce point de vue la réforme de la loi du 30 Juin 1838 par celle du 27 Juin 1990 n'a rien changé.
Nous ne pouvons accepter dans cette perspective ni la loi Perben qui fait du malade mental un délinquant potentiel (inscription que l'on a pu retrouver sur un site du ministère de l'intérieur), ni le retour en force d'une tutelle préfectorale omnipotente, en particulier quant aux soins aux sans papiers qui relèvent de l'AME. Une de ses conséquences visibles au quotidien est le recours prioritaire à l'hospitalisation d'office (mesure de police) pour les populations précaires.

Quelle fonction sociale pour la psychiatrie, quels liens avec une politique de santé mentale ? sont les enjeux d'un véritable service public de secteur psychiatrique.
Un élément essentiel de cette résistance (redécouvert par le ministre Douste Blazy au moment du drame de Pau) est le manque de lits. Cette question interroge la façon dont les lits ont été fermés ces vingt dernières années : en effet, si nous sommes depuis longtemps favorable à la fermeture des hôpitaux psychiatriques comme lieux d'exclusion et de stigmatisation, c'est dans la perspective de mise en place d'alternatives sur le terrain, y compris en termes de lieux d'hospitalisation de proximité que le développement des lits à l'hôpital général (1/3 des lits de psychiatrie actuels) n'a pas réglé du fait d'un manque de réflexion politique général sur le sens de l'hospitalisation dans la psychiatrie de secteur. Les lits ont donc été fermés ou redéployés pour des finalités purement médico-administratives et gestionnaires sans alternatives ; le système de gestion a ainsi produit sa propre crise avec le manque de moyens d'hospitalisation là où ils seraient utiles.

Défendre le service public de psychiatrie est donc clairement une forme de résistance à l'attaque actuelle contre le secteur. Elle met en avant les expériences de terrain accumulées par un certain nombre d'équipes qui sont autant de lieux d'intégration des soins dans la communauté urbaine ou rurale. Nous citerons ici :

- les centres d'accueils et de crise ouverts 24h sur 24 sur le terrain (peu nombreux, sauf en région parisienne, ils sont les premiers touchés par le retour des moyens vers l'hôpital).

- Le rôle des centres médico-psychologiques comme lieux de consultation et de suivi est le cas le plus fréquent, enrichi ces dernières années par le travail dit de réseau avec les autres intervenants de terrain

- Quelques équipes travaillant à l'hôpital général et aux urgences ont produit des dispositifs de qualité dans la mesure où ils étaient reliés à une véritable activité de secteur

- Le travail de réseau vers les familles et les populations précaires ont amené un début de réflexion sur ce que peut être une politique de santé mentale et d'accès aux soins

- La place des associations de famille et de patients s'est développée, même si elle reste très en retard par rapport à de nombreux pays européens

Ces expériences sont fondamentales pour penser un véritable service public sectorisé qui renverse la tendance actuelle du retour des moyens vers l'hospitalisation. Elle suppose que soit enfin débattue le sens de l'hospitalisation en psychiatrie et les formes alternatives qu'elles peuvent prendre par rapport aux hôpitaux psychiatriques au lourd passé asilaire.
Elle rejoint un débat de société plus général sur l'éthique du sujet dans le soin, sa place dans une politique de santé mentale et la sortie de l'amalgame avec la notion d'ordre public (critique des lois de contrainte actuelles).
Ce débat est aujourd'hui européen, pour ne pas dire mondial, tant la question des traumas de masse et de la santé mentale sont devenus une intervention essentielle des organisations humanitaires.
Dans les sociétés européennes cette question a pris la forme de la lutte contre les exclusions, désaffiliations, de la souffrance au travail et des ravages de l'individualisme consommateur sur la pérennité du lien social. La psychiatrie est au carrefour des effets des politiques néo-libérales de libre concurrence sauvage qui détruisent les dimensions symboliques qui permettent aux identités de se construire. Ce n'est pas le moindre aspect de sa défense comme service public.


Jean Pierre Martin
Psychiatre de service public
Auteur de La psychiatrie dans la ville, éditions érès, Paris 2000
7 Janvier 2005