La « Maltraitance bien-pensante »
Ou « Comment déguiser en comité d’éthique
une fabrique de parapluies ».
Patrick CHALTIEL [1]
(Juin 2006)
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LE TETRAPODE
Depuis quelques années et au décours de
quelques scandales révélateurs de maltraitance dans le secteur sanitaire
(hôpitaux, cliniques) et surtout médico-social (maisons de retraite, centres
pour personnes handicapées), une certaine attention s’est développée, à bon
escient, à l’égard de ces questions délicates, souvent tues, scotomisées ou
banalisées.
Malheureusement, cette indispensable
réflexion et ce nécessaire combat contre de telles pratiques s’inscrivent dans
une époque qui ne se distingue pas, dans l’histoire de notre culture, par un
haut niveau d’éthique sociale (aggravation des écarts entre riches et pauvres,
tolérance passive aux injustices et lâcheté politique et citoyenne face au
totalitarisme économico-financier et à la puissance des lobbys). Au
contraire, notre époque est plutôt faible au plan éthique et nos sociétés
« économiquement développées » montrent une régression de la pensée
humaniste, écrasée par la peur du risque, de l’engagement et propice à la toute
puissance du « Tétrapode Sociétal Totémique » qu’à décrit Jacques
Miermont :
Un animal-robot à quatre pattes :
-
principe
de précaution,
-
principe
de simplification,
-
principe
d’évaluation,
-
principe
de transparence.
dont la tête est : « l’obligation
de résultat »
et la queue : « la
traçabilité » (permettant de débusquer et de sacrifier le coupable de tout
échec).
Cet animal totémique dévore de la pensée,
qu’il métabolise et excrète sous forme de tableaux Excel, de protocoles et de
procédures (voir dessin).
Bref, notre époque se caractérise plus par la
peur et la lâcheté que par le courage de la révolte constructive (qui est l’un
des éléments constitutifs, selon Jean Furtos, de
Devant cette régression du politique et du
citoyen, c’est la bureaucratie administrative qui prend le dessus et s’en
donne à cœur joie. Protégée, dans ses tours d’ivoire, des réalités de la
souffrance humaine, elle prétend régir… voire légiférer (par l’entremise
Panurgienne d’un monde politique qui se contente de suivre plutôt que
d’anticiper et de courir derrière son électorat plutôt que le précéder)
C’est ainsi qu’après chaque nouveau drame,
devenu « scandale » (sang contaminé, vache folle, canicule,
salmonellose nosocomiale, affaire de pédophilie, de maltraitance, crime d’un
fou, etc.), le « Tétrapode » se met en marche et excrète des
chapelets de nouvelles procédures et règles de bonnes pratiques, censées tenir
lieu de pensée et « simplifier » la réflexion éthique des acteurs
de terrain, tout en désignant à la vindicte populaire le coupable de chaque
tragédie, de chaque « échec ».
Le législateur s’associe à cette frénésie et
légifère sans se préoccuper des modalités de mise en œuvre des lois qu’il
produit. Or, c’est bien là que le bât blesse : l’empilement législatif
qui constitue l’un des travers de notre république se traduit dans les faits,
tantôt par une non application, tantôt par une exagération bureaucratique qui
crée autant de dégâts qu’elle en résout (le problème du « harcèlement
moral » en est un bon exemple).
Pour revenir à la question de la maltraitance
dans le champ sanitaire et, surtout médico-social, où en somme-nous ?
Nous en sommes précisément au stade du second
travers dénoncé ci-dessus : la loi du 2 Janvier 2002 portant réforme de
l’action sociale et médicosociale, et celle du 4 mars de la même année
sur le droit des usagers ont donné lieu à une déclinaison
administrative qui déshumanise d’un coté ce qu’elle prétend humaniser de
l’autre.
Car les
problèmes humains : la maltraitance, la violence, le rejet, la contrainte
sont des problèmes complexes nécessitant, dans leur traitement, une expertise
de la psychologie du sujet et des groupes, bien plus que des protocoles et des
procédures « validés à distance » et projetés d’en haut.
Or, c’est, en
réalité, cette expertise de l’humain, c’est-à-dire, du singulier, qui est ici
mise en cause.
-
La
complexité DOIT ETRE SOUMISE au principe de simplification du tétrapode
(un résident-usager doit être dedans ou dehors, en adéquation ou en
inadéquation à l’institution, une porte doit être ouverte ou fermée, etc.)… Il
est à noter, en passant, que l’horreur de la complexité et la volonté de
« simplification » ont toujours constitué un principe premier des
groupes sectaires et des régimes totalitaires (« wenn ich Kultur höre,
entsichere ich mein browning », plaisantait Hermann Göring)
-
L’intime,
le secret, la confidence, espaces vitaux pour l’humain doivent céder au principe
de transparence et d’évaluation (ce dernier est axé surtout sur la prévention
du « risque », dans son acceptation assurancielle, plutôt
que de valoriser la « prise de risque » que constitue la vraie relation
humaine dans toutes ses ambiguïtés). Au lieu de proposer aux équipes
institutionnelles des « groupes Balint » d’expression et de
travail sur les contre attitudes, le contre transfert, le surmoi collectif et
ses boucs émissaires… ou encore, des réunions de formation à la clinique de la
souffrance psychique dans les groupes et les institutions, on assèche les
aspects humains de la réflexion à l’aide de réunions de « protocoles et
procédures » au cours desquelles chacun doit être
« transparent » et « évaluateur de risques »… le tout sous l’égide « du respect des
droits de l’usager ».
-
S’ajoutent
à ces trois principes, la patte la plus forte et la plus sinueuse du
Tétrapode : le « principe de précaution »… car c’est ce
dernier qui domine la scène, (surtout depuis le drame du sang contaminé et la
célèbre phrase de Georgina Dufoy : « responsable n’est pas
coupable »). Il faut bien comprendre la dérive éthique de ce concept pour
en saisir les effets pervers et délétères dans l’implicite de sa mise en
œuvre : le principe de précaution a dérivé d’un « principe
d’attention à l’autre » à un « principe de prudence pour soi ». Il
infiltre ainsi le « principe d’évaluation » qui devient «contrôle
suspicieux». Il contamine aussi le « principe de transparence » qu’il
transforme en «principe de confession et de délation ».
Tout
cela crée un climat exécrable et attaque les « liens d’équipe » tel
un acide corrosif. C’est une « mise en crise » assurée de
l’institution.
Or,
toute mise en crise n’est pas mauvaise en soi (tout thérapeute le sait bien),
mais peut produire du meilleur ou du pire selon l’éthique qui l’inspire !
En plus des effets collectifs produits, par
le tétrapode, il y a les effets de pollution subjective : auto
dévalorisation, stress, culpabilité… et surtout état de confusion quant à la
responsabilité propre à chacun et le « droit au risque » de l’exercer
à part entière.
Car cela ne peut être protocolisé. Il faut
savoir raison garder :
Entre le fameux procès Eichman ou la défense
faisait valoir la soumission et la subordination à l’institution nazie comme
facteur d’irresponsabilité
Et les procédures de « chasse au
coupable » qui s’organisent sous l’égide de l’obligation de résultat et de
la traçabilité (tête et queue du Tétrapode).
Cette « pseudo modernité » renoue
en fait avec les aspects les plus archaïques et pré oedipiens des
groupes : violence, désignation, sacrifice (cf. René Girard : La
violence et le sacré).
Il est à déplorer que notre propre Haute
Autorité de Santé, prise au jeu de son pouvoir administratif (accréditation),
ne prenne pas la dimension de cette dérive éthique et cautionne, d’un vernis de
scientificité (démarche Qualité), ce qui n’est que contrôle de la rentabilité
et de la sécurité de la « production de soins ». Il est à déplorer
qu’implicitement le soin soit réduit à une production, à un risque assuranciel
et à un coût et que notre société tolère cette subordination absolue à un
« équilibre économique » qui ne cesse d’aggraver les
« déséquilibres humains ».
les exemples
concrets frappant mieux les esprits que de grandes phrases, quelques déclinaisons
microscopiques et locales du tétrapode :
- Mme
B., âgée de 86 ans consacrait quelques heures de son après-midi à la maison de
retraite, au rituel du thé qu’elle confectionnait avec amour à l’aide de sa
bouilloire électrique et auquel elle invitait ses amies (précieux moment
humain)
…Survient le tétrapode et ses protocoles
de sécurité. Résultat : plus de bouilloire !
(principe de précaution : aucune exception !)
- Mr
J. est cuisinier depuis plus de 20 ans à l’hôpital de jour de psychiatrie
(fréquenté par les plus malades des usagers du secteur). Il permet à des
patients de tous ages de réapprendre les plaisirs des sens et de la
convivialité, l’organisation nécessaire à la ritualisation pacifiante du
quotidien. Chacun d’eux a acquis, avec le temps une grande confiance dans sa
compétence humaine et une grande amitié pour sa simplicité. En outre, il
effectue, sans même le savoir, un travail rééducatif ou de prévention de la
désorganisation des conduites alimentaires, primordial pour des patients sous
traitements antipsychotiques (dont on connaît bien la iatrogénie au plan
métabolique et endocrinien)
…Survient
notre tétrapode sous les aspects de la gestion des risques nosocomiaux et de la
rationalisation des dépenses logistiques : poste supprimé et remplacé
par la « liaison froide » en barquettes préconditionnées ! (Un
homme contre une machine, un repas contre une ration alimentaire)
- Mr
M demeure, depuis plus de dix ans, au sein d’une maison de retraite
médicalisée, accueillant environ vingt pour cent de personnes âgées, souffrant
de troubles psychiques. Avec l’aide et le contrôle du psychiatre consultant,
l’équipe s’est adaptée à ses troubles, stables mais sévères (détérioration
frontale avec des moments de régression instinctuelle, d’agitation anxieuse et
d’agressivité), en pratiquant des périodes, courtes et bien codifiées, de
contention dans sa chambre, qui lui permettent d’être moins confronté à une sur
stimulation permanente aggravant son agitation.
…Survient le
tétrapode, sous l’aspect d’une jeune directrice, issue d’une courte carrière de cadre…dans le domaine des transports en
commun (!!!) et parachutée dans l’établissement avec une mission de « redressement »
de pratiques considérées par l’administration centrale comme « dérives mal
traitantes et pratiques de séquestration ». Dès son arrivée, celle ci
instaure des réunions « d’humanitude »…et supprime tous les
verrous ! (sans, bien entendu, augmenter les effectifs en personnel :
une infirmière de nuit pour deux cent résidents…ni mettre en œuvre des
dispositifs aménagés de déambulation à risques limités, comme il en existe
actuellement dans nombre d’établissements de ce type). Résultat : devant l’aggravation
immédiate des troubles du comportement, Mr M est déclaré « en
inadéquation avec l’établissement » et à réorienter vers un
établissement psychiatrique…ou un retour dans sa famille !...OU est la
maltraitance ? (Cherchez l’erreur)
EN CONCLUSION,
« L’usager au centre du dispositif » est le premier dogme de notre tétrapode.
En tant que psychiatre, nous aurions beaucoup à dire sur le caractère inapproprié de cette «injonction à la centralité », les maladies psychiques ayant souvent justement pour conséquence une « centralité exagérée du sujet » (dans son esprit : sentiment de référence, et dans ses groupes humains : famille, voisinage, …).
Mais en tant que citoyen et professionnel du champ sanitaire et social, ce à quoi nous assistons quotidiennement, c’est, au centre du dispositif : le tétrapode totémique et ses séides, expulsant de la place centrale ceux qui y ont le plus à faire : les professionnels et les usagers.
[1] Chef de Service en Psychiatre Générale, EPS de Ville Evrard, Secteur 93G14, (Bondy – Seine Saint Denis)