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Avons-nous progressé en cinquante ans ?


Le drame de Pau a donné lieu à une médiatisation de la situation de la psychiatrie. Le ministre de la santé s’est mobilisé de façon remarquable sans doute pour ne pas reproduire l’erreur coupable de son prédécesseur face à la catastrophe sanitaire de la canicule. Sans doute aussi en réaction à l’horreur de ce double meurtre. On l’a vu en urgence réunir un dimanche les syndicats, puis retrouver les frissons d’une garde à l’hôpital psychiatrique. Spectacle !

Cependant, l’annonce immédiate de certaines mesures caressent l’opinion dans le sens du poil, et chercheraient à rassurer les soignants. Elles apparaissent particulièrement inadaptées face à l’ampleur des difficultés de la psychiatrie. La plus stupéfiante, car totalement à côté de la plaque : la mise en contact des services qui le demandent avec le commissariat de police le plus proche ! Comme si face à une situation de violence ou d’agitation, les soignants allaient appeler la police ! pourquoi pas la B.A.C. ou les CRS ? Et supposer la police accepter de se rendre dans un service ! Aucune réflexion quant au lien qui s’instaurerait dès lors dans l’esprit de chacun entre psychiatrie et police ! Voilà la fliciatrie promue par le ministre de la santé … C’est rester dans la droite ligne du tout sécuritaire ambiant, et éviter d’affronter les questions sous-jacentes à la violence qui se développent dans les services et sur le secteur.

C’est surtout poursuivre la politique de la poudre aux yeux, de l’esbroufe, de l’esquive, car malgré ces apparences ou les effets d’annonce, se met en place une politique très agressive…pour la psychiatrie et les hôpitaux

Nous avons également entendu des syndicats de psychiatres profiter de ce tragique évènement pour avancer de nouvelles revendications catégorielles, invoquer les rémunérations des psychiatres publics comme cause de la pénurie de psychiatres ! Une honte !

Ce qui frappe surtout dans les réactions publiques c’est la pauvreté de l’analyse, l’absence de mise en perspective de la crise profonde qui affecte le monde des soignants, et qui retentit sur le type des soins institutionnels proposé aux patients.

En effet, la pénurie a été dénoncée, le manque de moyens en personnel a été stigmatisé. Certes ce problème existe. Il est dramatiquement concret dans le quotidien des services et de la psychiatrie à l’extérieur des hôpitaux. Le manque d’infirmiers, la non-attractivité pour les jeunes diplômés (et le double meurtre de Pau ne va rien arranger à la situation), la diminution du nombre des psychiatres que ce soit dans le service public, comme dans le privé, l’insuffisance de postes de psychologues sont autant de témoins qui sont « au rouge ». Mais on ne peut plus se limiter à cet aspect. Ce qui est en question, c’est la transformation de la psychiatrie, l’abandon de sa dimension humaine, pour s’adonner à la technique. Quelle Politique est à l’œuvre dans le champ de la pratique ?

L’ampleur de la catastrophe qui atteint toute la psychiatrie, publique et privée, est telle qu’il n’est pas un congrès, un colloque, des journées institutionnelles, au cours desquels ne soit évoquée la « destruction » de la psychiatrie. Et ceci depuis plusieurs années. Le point d’orgue en fut les États Généraux de juin 2003 à Montpellier, qui avaient réuni plus de deux mille professionnels tous statuts confondus. Le drame de Pau vient susciter une effervescence légitime dans les hôpitaux : il est peut-être encore temps de lancer un large débat public, d’informer et de stimuler une profonde réflexion, de provoquer une remise en question des politiques, des psychiatres et des soignants. L’inflation des nouvelles demandes faites à la psychiatrie, amplifiée par la psychologisation de toutes les difficultés survenant dans le champ social et dans la sphère privée, doit être interrogée. Après l’affaire de la réglementation des psychothérapies, voilà un chantier qui doit ouvrir sur des transformations, car la crise est très profonde, dépasse le champ psy : elle concerne le lien social lui-même. Mais d’abord la violence : elle s’est installée dans les hôpitaux. Les hôpitaux, comme l’école, ne sont pas isolés du social. Cette violence est directement liée à la précarisation, à la pauvreté du Politique, à l’idéologie sécuritaire qui tient lieu de pensée, au triomphe de l’individualisme et à la dureté du libéralisme économique. La violence, elle, s’exhibe sur les écrans, elle est en expansion, parfois prenant l’aspect de la terreur aveugle, parfois sous le mode des politiques guerrières, répressives. Mais aussi sous d’autres modes, plus soft mais tout autant dévastateurs, dans le cadre des conditions de travail, par exemple.

Dans les hôpitaux psychiatriques, les soignants sont confrontés de plus en plus à des situations difficiles, et dans le désarroi qu’elles génèrent, des réponses à courte vue sont envisagées, et parfois se mettent en place : pavillons pour malades « difficiles »(?) « perturbateurs » ( ?); vigiles avec chiens ; élaboration de procédures pour mise en chambre d’isolement.. Des fiches « d’événements indésirables » doivent désormais être remplies ! Mesure dérisoire qui s’en tient à la quantification, donne l’illusion de la prise en compte d’un incident. Les chambres d’isolement se multiplient.

Une véritable régression s’opère et ceci malgré le développement des traitements psychotropes, les progrès psychothérapiques et psychanalytiques dans l’approche des psychoses, la diversité des alternatives à l’hospitalisation, l’implantation de la sectorisation, la multiplication des structures sur le territoire. Il suffit d’un incident de plus, d’une agression dans un service, pour que soit réclamé plus de traitement, que certains poussent à la création d’Unités spécifiques, que d’autres avancent des propositions de nouvelles ségrégations par pathologies !

Pourtant, un jeune interne avait écrit sa thèse sur « Essais de traitement collectif du quartier d’agités ». C ’était en …. 1951 ! Il s’appelait Philippe Paumelle. Les neuroleptiques n’existaient pas encore dans les HP. Un groupe de psychiatres s’était mobilisé depuis la guerre pour inventer des pratiques humaines d’accueil de la folie, travaillait à l’articulation entre psychanalyse et politique dans le cadre du mouvement de psychothérapie institutionnelle, se battait pour la création d’une Politique de Santé mentale : la psychiatrie de secteur.

Ce mouvement allait aboutir aussi en 1969 à la séparation de la psychiatrie de la neurologie. Autonomie de la psychiatrie au sein de la médecine, mais elle n’est pas une spécialité médicale comme les autres. Dans un article remarquable, Bernard Odier, psychiatre des hôpitaux, évoque une « menace interne, représentée par les psychiatres qui, au nom d’un idéal de scientificité, nieraient toute pertinence à ce qui, en psychiatrie, n’est pas scientifique. » Et plus loin : « Il y a chez les psychiatres une hâte à vouloir profiter des retombées de la médecine, par crainte d’en être rejetés (...). Symboliquement, il s’agit de mouvements d’allégeance à la médecine (...), ce qui les conduit à singer la médecine ».

En effet, un vaste mouvement de remédicalisation s’est opéré depuis 20 ans avec la disparition de l’internat de psychiatrie, la suppression du diplôme d’infirmier psychiatrique. Les élèves infirmiers effectuent désormais deux mois en psychiatrie dans le cadre de leur formation ! La formation des psychiatres s’organise dans les CHU, dans des services ayant trop souvent des pratiques axées sur une orientation biologique et comportementale. Les apports de la psychanalyse sont combattus violemment par les tenants des thérapies comportementales. À cela s’ajoute la suppression de la dimension soignante dans la formation et la pratique des cadres de santé (les surveillants-infirmiers) ; ils sont assignés à une position de stricte gestion administrative, avec parfois les outrances bureaucratiques dans lesquelles certains se complaisent ! Il en découle de terribles pressions sur les personnels, des luttes de pouvoir voire de défiance vis-à-vis des médecins. Il faut reconnaître cependant que ces derniers, dans leur majorité, ne sont pas indemnes de responsabilité dans ces conflits de pouvoir, l’esprit de féodalité ou de mandarinat infiltre toujours les positions médicales dans les services. La collégialité, le savoir-faire infirmier ne sont pas suffisamment pris en compte ce qui génère frustrations, rancoeurs, passages à l’acte institutionnels. Quant aux Directeurs des soins, nouvelle appellation des Infirmiers Généraux, imposée par le ministère au grand dam de tous les syndicats de psychiatres, ils sont de véritables courroies de transmission de l’Administration pour faire appliquer les politiques économiques et comptables. Ainsi nous avons une chaîne de pression qui opère dans toute l’organisation hospitalière. Il s’agit là d’une forme de violence aussi insidieuse qu’efficace!

Un fonctionnement bureaucratique est également à l’œuvre dans les établissements : il n’est question que de procédures, de protocoles, qui visent à uniformiser les pratiques, une entreprise de mise aux normes. Ce que nous retrouvons dans le domaine général de la Santé, de la pseudo réforme de l’Assurance Maladie avec le concept de « bonnes » pratiques, les conférences de consensus, les procédures d’évaluation, les ravages que peut provoquer l’A.N.A.E.S. Cet ensemble est exacerbé dans les processus d’Accréditation des établissements hospitaliers, de multiples réunions, des tonnes de documents sont élaborées pour améliorer LA qualité… mais attention, pas la qualité des soins, la qualité de l’apparence et des normes : la signalétique des établissements, l’affichage des droits des usagers, le nettoyage des surfaces, la traçabilité des aliments etc. etc. Même le dossier patient est l’objet d’une mise aux normes, avec en arrière plan la crainte d’éventuelles poursuites judiciaires par les patients. L’introduction des « transmissions ciblées » pour les infirmiers dans ce dossier vise explicitement à « un gain de temps », à ne plus se perdre dans le narratif, à gommer toute subjectivité, à aller à l’essentiel : une véritable novlangue est ainsi élaborée, une attaque du discours clinique singulier est entreprise : le discours du patient doit être formaté pour être consigné et réduit dans le dossier.

À tout cet ensemble, s’ajoute la question de la pratique proprement dite : la place des psychotropes, devenue prépondérante, rejetant dans l’oubli, voire dans le mépris, l’approche institutionnelle, collective, ignorant par exemple, la conceptualisation et les apports féconds de la psychothérapie institutionnelle. Les laboratoires pharmaceutiques ont mis au point des stratégies très fines pour séduire les psychiatres, investissant le champ de la formation continue, suscitant de façon très sophistiquée des demandes avant de proposer leur offre (par exemple en direction des familles de patients). L’obsession de la durée de séjour, les « externements arbitraires », l’absence d’activité pour que les patients ne prennent pas trop goût à l’hôpital (sic), auxquels s’ajoute la pseudo dissociation du sanitaire et du social pour les patients psychotiques, ont conduit au règne du « fast-traitement », à la psychiatrie « moderne » ! Les patients les plus lourds se retrouvent souvent dans la rue, clochardisés, au mieux dans des hôtels sordides, ou dans les prisons ! Cette politique des soins est le résultat du détournement de la critique de l’Asile des années 70. Certains psychiatres s’en sont faits les hérauts en prônant une installation de la psychiatrie dans les hôpitaux généraux, mais en ignorant totalement ce qu’il en est de la logique asilaire. Ce sont les mêmes qui vantent les bienfaits des traitements obligatoires à domicile, des injonctions thérapeutiques pour les délinquants sexuels… L’asile est bien de retour.

Ce dont nous avons peut-être le plus besoin aujourd’hui c’est d’un mouvement qui viendrait remettre vigoureusement en cause le nouvel ordre technico-médical et administratif, et le corporatisme qui nous ont apporté les merveilles du paysage psychiatrique actuel. En 1952, un numéro de la revue Esprit fut publié: il avait pour titre « Misère de la Psychiatrie ». Avons-nous progressé en cinquante ans ?

Paul Machto
Psychiatre - Psychanalyste


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