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LETTRE OUVERTE A JEAN-LUC ROELANDT
QUI NE SAIT PAS OU VA LA PSYCHIATRIE
Mon cher Jean-Luc,
Nous nous sommes connus il y a trente ans.
Je te trouvais alors sympathique et plutôt entreprenant.
En tant que conseiller technique auprès de Pierre Mauroy, président du
Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, j'avais contribué à faire
financer ton projet novateur d'AMPS (Association médico-psycho
sociale), qui
me semblait une évolution intéressante des pratiques dans le cadre du
secteur.
Nous nous sommes ensuite un peu perdus de vue, mais pas de lecture,
puisque la parution de ton rapport d'expertise (avec Piel) "De la
psychiatrie VERS la santé mentale" m'avait en 2001-2002 accablé : j'y
voyais, s'il n'était pas mis au placard comme d'autres, une menace très
forte contre la psychiatrie quand son titre même sonnait comme une
nécrologie.
Cette fichue pulsion de mort était toujours à l'oeuvre.
En contrepartie de l'éphémère gloriole narcissique d'avoir été élu par
le pouvoir de l'époque pour donner le coup de pied de l'âne, cela te
permettait de régler enfin ton compte avec ton métier, la psychiatrie.
Masochisme ou complexe d'Érostrate ?
J'aurais préféré me tromper.
Car, de l'accablement, je suis passé à la colère quand j'ai découvert
sur le site SERPSY (www.serpsy.org/actualites/jl-roelandt.html) ton
intervention récente, benoîtement intitulée :
"Où va la psychiatrie? je ne sais pas... en tout cas, elle y va !"
qui représente pour moi l'acte le plus hypocrite qu'on puisse réaliser,
sous l'abord de cette fausse candeur dont tu as depuis toujours le
secret, mais dans une intention particulièrement perverse, "comme si"
tu n'avais rien écrit avant, et surtout pas un rapport.
Car tu sais parfaitement où va la psychiatrie, et tu devrais t'en
réjouir, puisqu'elle va exactement là où tu as souhaité qu'elle aille :
vers ce cul-de-sac sémantique de la "santé mentale" qui te fascine, ce
nouveau territoire foucaldien du contrôle étatique des citoyens où
disparaît, et la maladie mentale, et le spécialiste qualifié pour la
prendre en charge, le psychiatre, toi donc, le tout intégrant cet autre
magma mou de la "santé publique", aujourd'hui jardin idéologique du
néoscientisme et du positivisme, qui sont la marque de la domination de
l'hyper pragmatisme évangélique anglo-saxon, déjà encombrant avec son
DSM et ses labos, et maintenant totalement hégémonique en France, dont
la tradition clinique a été quasiment balayée en cinq ans, pour devenir
de l'histoire ancienne.
Dans ton rapport, tu avais écrit dans ce jargon comportementaliste qui
sonne comme des mots d'ordre : "il faut apprendre à passer la main aux
professionnels du champ médico-social".
Pour que vive le traitement social de la folie, cet époustouflant
retour en arrière tellement réactionnaire.
Et s'ils résistent à cette violence pas symbolique, plutôt du côté du
totalitaire, si bien démonté par Roland GORI dans "La santé
totalitaire" (2005, Denoël) ?
Quel chemin pour un admirateur béat du modèle italien, obsédé par la
nécessité de vider l'asile, de sortir ses malades dans la cité, en
l'occurrence chez nous, dans la rue, où ils ont renforcé à Lille la
cohorte des clodos et SDF, et à la prison de Loos-lez-Lille, celle des
60% d'incarcérés souffrant de psychose.
Nous sommes loin des idéaux déontologiques de la psychothérapie
institutionnelle (qui suppose une éthique de l'engagement), et même de
ceux de Franco Basaglia, avec qui nous avons déjeuné en 1977 à Lille en
présence notamment du maire d'Armentières, et dont tu as appliqué, au
pied de la lettre, dogmatiquement, les "recettes" sans tenir compte des
différences de contexte politique ET thérapeutique, et sans chercher à
savoir si elles étaient transférables autrement que sous la forme d'un
alibi à tes projets.
Explique-moi ce paradoxe : depuis trente ans tu vides Armentières, mai
toi, tu est toujours là : seras-tu son dernier occupant ?
Et comment fonctionnera cette pauvre psychiatrie que tu rebaptises
étrangement "science des carrefours" quand elle sera sur la voie de
garage que, grand démiurge, tu lui assignes ?
Je souhaite, Jean-Luc que tu te tiennes prêt à assumer ta
responsabilité personnelle dans la démolition d'un pan de l'histoire de
la clinique et de l'éthique du soin en psychiatrie.
Et que désormais tu exprimes ta joie pour cette victoire que tu as
enfin obtenue de déclasser, déspécifier, médicaliser la psychiatrie, de
la désintégrer en la faisant digérer par ce monstre méthodo-idéologique
de l'ultra-libéralisme qui nous inonde de ses référentiels et
protocoles de soins, de ses guides de bonne pratique et conduite, de
ses rapports INSERM foireux, de notre très HAUTE autorité maniaque en
santé, de sa standardisation mortifère, de son culte des moyennes et de
la méta analyse, de son mépris pour le patient devenu client et
consommateur "consentant" et avisé...
Un système qui ressemble de plus en plus au soviétique.
Pauvre Bernard Kouchner et pauvre démocratie sanitaire.
Un modèle qui n'est pas "italien", mais bien américain, et qui se
substitue au nôtre sans grande résistance, grâce aux chevaux de Troie
qu'il suscite, ô divine surprise de nos gouvernants, parmi les
psychiatres eux-mêmes.
Aie donc le triomphe immodeste, et revendique ton rôle, car tu dois
désormais en répondre.
Mais en échange de quoi as-tu donc vendu ton âme?
Jean-Jacques LOTTIN
ancien directeur d'études de santé publique, fondateur de la Maison
régionale de promotion de la santé de Lille.