Où va la psychiatrie ?
Je ne sais pas… en tout cas elle y va !
Jean-Luc
Roelandt*
La psychiatrie a été et est encore un des moyens les plus sophistiqués du
contrôle individuel et social, qu’une société peut mettre en œuvre pour
garantir son bien-être et sa sécurité. Elle est liée de façon évidente à
l’évolution politique, anthropologique et sociologique de cette société. Soit
à sa conception de l’homme, de ses libertés et de ses contraintes, de son
bonheur et de son malheur, qu’ils soient individuels ou collectifs. Et de sa
folie. Poser la question : « Où va la psychiatrie ? » nécessite d’y
regarder à deux fois avant de répondre.
Il est couramment admis aujourd’hui que la psychiatrie traverse une crise d’identité, au travers des redécoupages des disciplines qui s’y partagent le pouvoir. Grosso modo la tension se ferait entre les tenants d’une approche médicale réductionniste, basée sur les neurosciences et les psychothérapies, soi-disant en perte complète de vitesse, alors que les thérapeutes de tous ordres n’ont jamais été aussi nombreux et leur puissance sur les âmes aussi forte. Au moment où la société occidentale se rend compte de l’explosion des dépenses de santé, il est demandé à la psychiatrie de prouver son efficacité en s’alignant sur les critères référés à l’Evidence Based Medicine (EBM). Les refuser, c’est s’exclure du remboursement des soins.
Avec, en corollaire, la demande sociale qui explose, le social et le politique ayant réglé par un tour de passe-passe la question des inégalités en la transformant en souffrance psychique pouvant être soignée par la psychiatrie plutôt que réduite par le politique ! D’où la demande de soins des « populations précaires » que la psychiatrie devrait porter, dans le cadre de l’extension du champ de la santé mentale.
Pour répondre à tout ceci, et sans parler du « sujet » et de sa demande et des citoyens et de leurs besoins, il m’apparaît utile de faire un petit détour historico-anthropologique.
Qu’est-ce que la folie ?
La psychiatrie est une discipline médicale extrêmement sensible
politiquement, car produit des multiples (re)définitions et (re)découpages
entre le sacré et le profane, l’âme et la psyché, les religions et les
sciences, qui se sont opérés au sein des sociétés occidentales, du Moyen-Âge
à
Si on analyse sommairement cette évolution à la lecture des travaux des ténors des écoles de pensée françaises, que ce soit Pinel pour la création de la psychiatrie moderne, Foucault pour l’histoire sociologique des institutions, Lacan pour la recomposition freudienne, Franz Fanon pour sa radicale critique de la colonisation ou Zarifian pour sa lucidité vis-à-vis des neurosciences, il apparaît que l’évolution de la psychiatrie a suivi, suit et suivra certainement l’évolution des stéréotypes, préjugés, représentations sociales de la folie du lieu et de la culture dans laquelle on vit.
Avec les mêmes variants et invariants, à travers les siècles, et ce malgré
la mutation que nous pensons radicale en cette époque de mondialisation
accélérée, de progrès apparent des neurosciences et de perte d’influences de
la psychanalyse. Car, en toile de fond persiste la question anthropologique
centrale de la place de la folie chez l’être humain ; question toujours en
suspens.
Deux conceptions des rapports de l’homme à
— |
Soit l’homme est fou — et c’est Pascal, Erasme et
Montaigne, puis Freud et Lacan par inconscient interposé. Dans ce cas là,
les « actes fous » sont les actes de tous les humains, donc
n’ayant pas une spécificité propre. La folie fait partie intégrante de
l’humanité et les arts, les sciences, la philosophie et la religion ont
pour mission de l’interpréter et de lui donner un sens. Dans le même état
d’esprit, Levy-Strauss a pu comparer le psychanalyste à un chaman : il sert
à mettre en accord les esprits des vivants avec ceux des morts. Il crée un
pont entre les générations par-delà la mort et la différence entre les
espèces. La psychiatrie, par explication de l’incompréhensible, rejoint cet
aspect des choses. Elle sera alors compétente pour tous et tout problème,
la frontière entre normal et anormal étant plus que ténue. |
— |
Soit l’homme n’est pas fou, et c’est Descartes et la
raison triomphante. Le fou devient alors un objet à observer, à surveiller,
à soigner, à punir voire à éliminer, en attendant la disparition de |
Opposition que l’on peut encore résumer ainsi : d’un côté l’homme, de l’autre la maladie. D’un côté Gallien et Gaétan de Clérembault, de l’autre Hippocrate et Franco Basaglia.
Aujourd’hui ces deux approches coexistent toujours, comme coexistent tous
les modes de soins et d’aides. Quelles que soient les religions et les
évolutions scientifiques, les croyances règnent — et les représentations
sociales de
Au cours des trois derniers siècles en France, la fin de la royauté a amené à la citoyenneté pour tous (enfin presque, car les femmes n’eurent pas le droit de vote tout de suite). Les fous posèrent un vrai problème à la citoyenneté renaissante des révolutionnaires de 1789. Il a fallu les libérer au nom de la lutte contre l’arbitraire, puis les enfermer à nouveau pour causes médicales. La question de leur citoyenneté fut ainsi résolue : c’étaient des gens à part pour lesquels, au nom des Lumières, on construisit une société à part. Élimination de la folie, transformation en maladies : le tour était joué ! La question du point aveugle de l’universalité de la citoyenneté et des droits de l’homme était éliminée.
Cet état de fait aurait pu encore durer longtemps, s’il n’y avait eu une
remise en cause radicale du statut du « fou » et de sa
« folie » avec l’avènement du freudisme, puis avec le traitement
radical des « fous » lors de
Ce mouvement de fond a vu son apogée dans les messages officiels de l’Organisation mondiale de la santé en 2001, proclamée année mondiale de la santé mentale. Pour une fois, la santé mentale sortait de l’ombre courageusement et tentait de devenir un enjeu majeur de société. Pour entraîner cette soudaine prise de conscience, il a suffi de mettre en chiffres le manque à gagner économique dû aux troubles psychiques, ainsi que la mauvaise utilisation des ressources dédiées à la santé mentale, affectées majoritairement au maintien en état d’asiles sécuritaires et de peu d’utilité pour les malades et leur familles. En clair, les ressources étaient dans les hôpitaux pour assurer une fonction de gardiennage ou sécuritaire, alors que l’immense majorité des malades est dans la cité, dans leur famille, souvent sans aide ni soins. Le coût de ce dispositif peu utile devient exorbitant : d’où le slogan mondial de l’OMS qui eut le succès que l’on sait : « Non à l’exclusion, Oui aux soins ».
D’où vient la psychiatrie ?
Des prises en charge médicales de la folie se firent jour très tôt. Déjà à Alexandrie en 2000 avant Jésus Christ, le soin au fou consistait en de l’hydrothérapie et des arts appliqués : lui parler avec douceur, réciter de la poésie, ne pas lui faire peur, ne pas le brusquer. Quelques remèdes apaisants uniquement.
Puis vint le Moyen Âge, la diabolisation du fou, les chasses aux sorcières
et leur extermination. (Pour mémoire, 50 000 personnes périrent dans les
Flandres sous les coups de boutoirs de l’Inquisition). Jusqu’à ce que des
voix médicales s’élèvent pour affirmer qu’on tuait des malades qui n’avaient
rien à voir avec le diable.
Hélas, nous n’avons pas de statistiques précises à ces époques. Notons bien qu’il n’y a que quelques histoires d’enfants sauvages répertoriées et analysées à ce jour. Seules persistent les représentations de la folie dans les tableaux de Breughel et de Bosch et quelques constructions ou œuvres d’art de personnes protégées par leur statut social ou familial (tel Louis II de Bavière). Et partout, le support social restait le groupe familial, avant tout et après tout. C’est toujours le cas d’ailleurs, puisque dans le monde actuellement, seulement 5 % des personnes souffrant de troubles mentaux chroniques et graves vivent dans des institutions sociales et médicales.
À la fin du XVIIIe siècle, la psychiatrie s’est créée sur la
différenciation entre normal et pathologique, sur un espoir de soins et de
guérison et sur des mesures de protection pour les « fous ». Pinel
se retrouve dans une situation particulière. À
Il est probable que la figure emblématique du fou à l’époque ait été le délirant, en contact avec dieu et les esprits. On remplace alors facilement le sacré par le médical, au nom des Lumières. Et l’on passe des maladies de l’âme à celles du cerveau. Le fou devient aliéné. Son existence s’établit alors par différentiation d’avec les pauvres, les gueux, les vagabonds, les oisifs, les libertins d’une part, et les assassins conscients d’autre part. Entre l’hospice et la prison. On ne s’étonnera pas que les représentations de la folie dans les populations soient encore entachées des notions de meurtre, de dangerosité et de pauvreté. Le lieu de la folie devient l’asile d’aliénés et toute personne y séjournant peut penser y être assimilée aux pauvres et aux criminels, avec en prime la suspicion à vie au nom de la prévention des récidives et de la protection des familles et de la société.
La conséquence de l’avènement de la médicalisation de
Ainsi, les personnes ayant commis des actes illégaux furent-elles libérées entre 1810 et 1838, errant dans les rues à l’écart de la société ou remises à leur famille sans autre forme de procès, au grand dam de leurs victimes et de la société toute entière. Ce qui entraîna des désordres graves de l’ordre public et des récidives, dans un contexte d’impunité due à la maladie. On créera alors les asiles d’aliénés pour ces criminels potentiels par imprudence ou par maladie. Et de fait, ces délinquants très particuliers seront alors systématiquement internés pour éviter la récidive en soignant leur maladie (loi de 1938). Et même si le législateur a tenté de mettre en place des « garde-fous » vis-à-vis des traitements abusifs ou arbitraires correspondant à des internements injustifiés, ceux-ci n’ont eu que peu d’efficacité. Évaluation du dispositif. Quels ont été les effets de cette mesure d’internement et de soins au non de l’humanisme ? Catastrophiques à mon sens.
La catastrophe humanitaire de l’aliénisme
La naissance de la psychiatrie aliéniste inaugure la confusion entre asile, hospice, et prison. L’asile devenant la prison des délinquants « fous », assorti de la notion d’irresponsabilité pour cette population. Cette minorité irresponsable rejoint les autres catégories minoritaires : mineurs, prisonniers, esclaves, nègres, femmes. Beaucoup de monde donc, mais surtout des pauvres. En construisant des asiles et en créant l’enfermement au nom de l’isolement, les aliénistes — entraînant toute la société dans leur sillon — ont séparé le « fou » de l’humanité. Il est devenu un « malade mental » souvent pauvre et potentiellement dangereux, donc radicalement autre et à surveiller. Ceci au nom de grands principes généreux en soi — soigner et protéger le fou — mais terriblement marqueurs et excluants. La notion de prévention en psychiatrie en porte encore aujourd’hui tous les stigmates.
Cette création se fait au nom de
Les conditions de vie très difficiles et l’enfermement asilaire psychiatrique conduiront dans les statistiques des hôpitaux aux résultats suivants : un tiers de personnes mourrait, un tiers guérissait et un tiers se chronicisait en restant à vie à l’asile. Mais quels étaient les chiffres avant la mise en place des asiles ? Personne ne sait, une fois de plus. L’on vit alors progressivement les asiles s’étendre dans le monde entier et prospérer tranquillement.
Les mesures prévues pour éviter les internements arbitraires se sont
heurtées au fait que le corpus scientifique de l’aliénisme est rapidement
devenu vérité au-dessus de
La forteresse asilaire était bâtie sur le modèle des phalanstères. Il s’agissait aussi de transférer un peu d’argent des villes vers les campagnes en contrepartie des effets de l’exode rural. On vit aussi le meilleur et le pire dans ces asiles. Les « traitements » (contention, neuroleptiques, punitions, enfermement), appliqués à des malheureux étaient proprement dit « hallucinants », mais il n’y avait que cela à l’époque. Et je ne parle pas de la malaria thérapie, des abcès de fixation, des cages, des régimes « jockey », ni de l’interdiction d’écrire ou de communiquer… Il fallait bien faire quelque chose pour ces personnes enfermées qui développaient leurs troubles, laissées à leur malheur et à leur solitude.
On comprend aisément que cette pseudo société concentrationnaire fut une aubaine pour les exterminateurs de toute sorte. À l’extermination des handicapés et anormaux en Allemagne (opération T4 : 400 000 morts par élimination biologique effectuée par les médecins nazis et eugéniques), correspondit en France l’élimination douce (40 000 morts de faim dans les asiles psychiatriques par application bête des cartes de rationnement, avec lesquelles aucun Français ne pouvait vivre sans le correctif du marché noir). Et tout cela dans un silence assourdissant. Une catastrophe humanitaire, sociale, écologique qui laissa les Français bien indifférents. L’idéologie des « sous-hommes » était à la mode. Rappelons que les seuls médecins à être déclassés pendant le régime de Vichy furent les psychiatres des asiles de l’époque… À noter que pour la 1re fois, on vit pendant la guerre, des malades mentaux et des « gardiens » des asiles participer ensemble aux combats contre le même ennemi nazi. Le malade mental redevenait enfin humain, citoyen voire résistant devant l’ennemi commun. Il redevenait utile, presque productif !
Au début de la guerre en Bosnie, les premières personnes à mourir furent évidemment les malades mentaux de la région de Pale. Quand les Serbes reprirent la partie Nord de Tusla, ils envoyèrent tous les « fous » de l’hôpital psychiatrique situé sur leur territoire — même les Serbes — à l’hôpital psychiatrique de Tusla, ville bosniaque à l’époque encerclée et martyrisée. (Moralité : un serbe orthodoxe fou vaut un bosniaque musulman non fou.)
Même chose au Rwanda. Les Tutsis furent massacrés en premier, avec les personnels et les malades de l’hôpital psychiatrique de Kingala à peine construit. (Moralité : les concentrations humaines précèdent souvent les éliminations.)
En 1945, quand les camps de concentration furent fermés et révélés aux yeux de l’humanité qui n’en croyait pas, le parallélisme fut évident entre ceux-ci et les hôpitaux psychiatriques. D’où l’évolution lente mais inéluctable qui s’en suivit.
Extension du domaine de l’asile
L’évolution des asiles suivit les évolutions de la société : le XIXe siècle avait bâti des institutions très centralisées architecturalement et qui reflétaient la société autoritaire de l’époque : caserne, prison, hôpitaux, asiles, sanatoriums, collèges, couvents, quartiers d’usine, maisons closes, musées. Concentration de moyens et d’hommes avec sa constante de cloisonnement, d’isolement et de productivisme par fractionnement des tâches. Le modèle asilaire fut adopté par tous les pays développés et par extension exporté dans les autres et les colonies, comme contribution au progrès de l’humanité toute entière.
L’histoire des colonies montre que la folie ne fut pas d’emblée
diagnostiquée par les colonisateurs occidentaux. Le « sauvage »
était une figure autre radicalement différente ; pour le colonisateur il ne
pouvait donc pas en plus être fou ! En tout cas les asiles coloniaux furent
au départ construits pour les blancs. Les psychiatres coloniaux étaient
chargés de sélectionner le colonial qui pourrait supporter l’expatriation et
de protéger « l’indigène ». Au fur et à mesure de la colonisation,
le sauvage se mit à ressembler au colon, il put donc être considéré comme
potentiellement « fou ». Les « indigènes » enfin
diagnostiqués fous furent un moment déportés d’Afrique Occidentale Française
vers les asiles du nord de l’Algérie, puis du sud
Le choc de
Paradoxalement, l’Afrique devint un contre-exemple de la psychiatrie répressive du XXe siècle. L’école de Fann à Dakar devint le summum de la modernité au temps du Dr Collomb et de ses élèves. En effet il montrait que les thérapies traditionnelles n’étaient pas contradictoires des thérapies occidentales, et qu’elles avaient leur part d’efficacité.
La psychiatrie redécouvre le relativisme culturel et crée des classifications évolutives. Pour le psychiatre, quand on était « fou », ou asilifié c’était pour la vie ; les rôles sociaux et les places étaient fixes. Avec l’émergence de la mobilité sociale et de l’anidéologie pragmatique à laquelle s’est dorénavant convertie la psychiatrie mondialiste, on peut présenter un trouble mental ne serait-ce qu’une journée et pas plus. Les rôles et les diagnostics ne sont plus figés, ils tournent dans la circulation folle de ce monde de flexibilité sociale et mentale qui entoure l’homme de la fin du mur de Berlin.
Je vois là une évolution positive quand même. Les classifications psychiatriques CIM-10 et DSM-IV sont réductrices mais libératrices : plus de structures figées, d’étiquettes fixées ad vitam aeternam. Mais en prime, l’angoisse de la liberté absolue. Dans ce contexte, l’homme moderne porte seul sa vie, et c’est seul qu’il se fatiguera d’être lui.
L’évolution dépendra surtout du pouvoir que s’octroiera le « fou », devenu « malade mental », et enfin usager-patient des services de soins.
Les coups de boutoirs portés à l’asile et à l’édification du « monde des fous » allaient venir de divers horizons :
— |
Au début du XXe siècle, la psychanalyse brouille les
pistes entre normal et anormal, mais répond plus à la pathologie naissante
des sociétés bourgeoises et à l’avènement des classes moyennes qu’à la
réduction de la fracture sociale créée par l’existence des asiles. |
— |
Dans le même esprit, l’attrait des surréalistes pour les
marges de l’art et les sociétés dites sous-développées valorisera l’art
primitif et l’art des fous et des marginaux. Le fou pouvait alors acquérir
une valeur par ses créations. Il n’était plus entièrement improductif. Il
devenait source d’intérêt culturel. |
— |
Les psychiatres eux-mêmes, après l’horreur
concentrationnaire révélée après-guerre, ne pouvaient plus accepter
l’enfermement des malades. |
D’ailleurs, la plupart des psychiatres français, après mai 1968, se sont réfugiés dans le privé de la consultation, voire dans le cabinet de l’analyste, ne voulant plus se salir les mains avec des missions non médicales (missions purement d’aide et de soins). Ils pouvaient ainsi enfin soigner des gens normaux et non pas des relégués de la société.
Entre 1950 et 2000, le nombre des psychiatres fut multiplié par 6, installés la plupart du temps en ville ou en cliniques privées très lucratives. Ce revirement eut pour conséquence de multiplier l’offre de soin pour des populations nouvelles manifestant des besoins nouveaux. Ajoutons à cela l’explosion de la consommation de psychotropes et l’installation de milliers de psychologues comme psychothérapeutes en tout genre.
L’extension du champ est considérable, par couches et superpositions successives, mais sans vraiment faire évoluer les fondements de la psychiatrie et son navire amiral, l’asile. Les besoins de la population sont de plus en plus définis par la profusion de l’offre disponible en psy de tous genres. Aux monomanies du XIXe siècle correspondent aujourd’hui la souffrance psychique, le post traumatique, les perversions sexuelles et le mal être des adolescents… Corrélativement à la perte des repères religieux, cette offre se cale mécaniquement sur une réponse psychologisante au malheur humain, aggravé par la solitude de l’homme occidental. Les média passionnés par le fait « psy » diffusent sur toutes les ondes des discours contradictoires mais qui ne choquent apparemment pas grand monde, tant la technique du zapping s’est démocratisée. De la dernière molécule antipsychotique à la grigri-thérapie, en passant par les TCC pour les TOC. La folie, c’est tout et son contraire !
Tout ceci a fini par avoir des effets sur l’organisation des soins. On le
voit bien en tout cas : dès qu’il y a une découverte dans les traitements des
troubles mentaux, celle-ci est d’abord appliquée à un trouble ou à une
pathologie — neuroleptiques pour la psychose, antidépresseur pour la
dépression, psychanalyse pour l’hystérie, comportementalisme pour les phobies
— puis, par extension le nouveau traitement passe à toute les pathologies,
dans le monde entier. Aucun « malade » ne doit rester en dehors du
progrès apporté par la nouvelle technique ; et ceci a été vrai pour tout —
électrochocs, thérapies culturelles, de groupe… On recense environ 700 formes
différentes de psychothérapies dans le monde. Et puisque l’on peut affirmer
tout et son contraire, pourquoi se priver. Reste à connaître les limites du
marché. Il y a peut-être de la place pour tout le monde… En tout cas, pas de
modèle animal et le plus grand empirisme pour savoir ce qui marche ou pas. Et
avec toutes les dérives possibles dans la dénonciation des causes des
troubles psychiques.
Par exemple, les familles ont longtemps été considérées par certains psy
comme coupables de la maladie de leur proche. Ce postulat a entraîné un fossé
de malentendus et une perte de chance par impossibilité d’instaurer une
alliance thérapeutique dans de nombreuses situations. Les familles
demandèrent des explications tardivement ; les usagers-patients, qui
n’avaient pas leur mot à dire, s’organisèrent d’abord dans le monde des
« non fous », en dénonçant les internements abusifs : il était
inacceptable qu’on les confondit avec des fous ! Puis ils acceptèrent
progressivement d’avoir possiblement un trouble psychique et de témoigner de
l’inadéquation des soins produits par les institutions psychiatriques et de
l’incroyable précarité dans laquelle ils se trouvaient du fait de leur
maladie. Psy, familles, patients, se rendirent compte que tout le monde
pouvait être malade un jour ou l’autre et que ce n’était pas toujours le
patient désigné qui souffrait le plus.
Pourtant les techniques de soins médicamenteuses, sociales, chimiques, psychothérapiques se sont améliorées. La lutte anti-asilaire et la sectorisation psychiatrique en France ont entraîné la prise de conscience que les patients venaient surtout dans les centres de soins non pour être maltraités mais soignés. Soignés malgré la stigmatisation personnelle et sociale qu’entraîne la demande de soins. D’où le gonflement démesuré du recours à la psychiatrie dite « privée », qui permet théoriquement d’échapper à la marque infamante de la psychiatrie publique — et surtout aux services d’hospitalisation des hôpitaux psychiatriques. (En France, les services ambulatoires de psychiatrie publique suivent des populations ayant exactement les mêmes caractéristiques socio-démographiques et diagnostiques que celles des cliniques psychiatriques privées. Mais la population qui fréquente l’hôpital est très différente, en particulier si elle y reste longtemps).
L’affaire du sang contaminé par le virus du sida fit évoluer radicalement
toute la médecine vers une contractualisation des soins et la nécessaire
vérité due aux patients : ce patient citoyen qu’il faut impliquer dans ses
soins et sa lutte contre la maladie. La mise en cause et la condamnation des
politiques qui confondirent raison d’état et principe de précaution, fut le
facteur d’évolution essentiel. L’action de l’association Act Up fut
spectaculaire et essentielle, au prix de combien de morts injustes ? C’est
une action fondatrice pour la prévention radicale des erreurs politiques en santé
qui sera le facteur essentiel de l’évolution des mentalités. Et quand la
santé évolue vers la démocratie sanitaire et vers les droits de l’homme et du
citoyen, la psychiatrie suit automatiquement.
On vit ces dernières années apparaître diverses lois renforçant les droits
pour les personnes ayant des troubles psychiques. Les plus performantes en la
matière furent celles destinées à tous les citoyens : accès aux soins, droit
au logement, revenu minimum, accès au travail pour les personnes handicapées.
La loi du 4 mars 2002 sur les droits des malades, apporte des garanties
fondamentales pour les personnes malades, quel que soit leur diagnostic, en
particulier le droit d’accès direct au dossier et le droit à l’information
sur sa maladie et ses traitements.
Par ailleurs, la psychiatrie transculturelle met en perspective et
relativise les symptômes psychiatriques, montre les recours multiples aux
soins, les facteurs de protection et de résilience. L’évolution des sciences
et du niveau de vie des populations occidentales entraîne la médicalisation
et la médication des troubles psychiques, mais non exclusivement, loin s’en
faut. Les médecines douces, les pratiques des tradipraticiens, les thérapies
religieuses, les conseils en tout genre, les psychothérapies et la prise de
médicaments sont des attitudes courantes, voire simultanées. Mais le plus
important pour l’évolution des soins psychiatriques fut sans conteste
l’évolution radicale des droits de l’homme et du citoyen y compris pour les
« fous » (qui sont malgré tout des hommes !). Avec
Alors où va la psychiatrie ?
Quelles sont les conséquences perceptibles de cette évolution en France ?
L’avenir de la psychanalyse a l’air de se faire vers un hors champ médical ; elle rejoint la philosophie et la religion. N’étant pas évaluable, elle ne sera pas remboursable pour le plus grand bien des âmes et des esprits. Mais est-ce un bien pour les populations qui ne pourront jamais se l’offrir ? Jamais on ne saura.
Toutes les thérapies profanes non officielles ne peuvent être remboursées et reconnues par la société que si elles acceptent de voir quantifier leur impact positif sur la maladie. Faudra-t-il donc passer toutes ces thérapies sous les fourches caudines de l’Evidence Based Medicine (EBM), avec toutes les difficultés et la positivité que l’on peut en attendre ? L’EBM qui montre clairement que la réhabilitation est beaucoup plus efficace que le maintien des gens à l’hôpital psychiatrique et que les thérapies comportementales sont plus efficaces que la psychanalyse. Mais les méta-analyses effectuées dans le cadre de l’EBM sont extrêmement référencées aux publications disponibles et aux idéologies courantes. Par exemple, les protocoles d’essai clinique des psychotropes de l’industrie pharmaceutique postulent l’existence de patients qui n’existent quasiment pas dans les pratiques cliniques courantes. En effet, pour tester les médicaments les critères d’exclusion sont multiples et les patients habituels du psychiatre ne ressemblent presque jamais au cas parfait recherché pour l’expérimentation : une personne sans aucun défaut, autre que les symptômes pour lesquels il a été sélectionné. Juste malade comme il faut, ni trop ni trop peu ! Un homme de qualité, en définitive !
Que la psychanalyse soit utile à la vie d’un être humain est une chose. Qu’elle soit utile médicalement reste à prouver. Néanmoins si l’on considère que la psychiatrie est une science médico-philosophique, pourquoi pas la psychanalyse comme traitement ? Mais pourquoi pas aussi les religions et thérapies religieuses en plus des thérapies médicamenteuses ?…. Une expérience en double aveugle a bien montré que les personnes pour qui l’on prie sans qu’elles le sachent, vont mieux que celles pour qui on ne prie pas ! Alors, tout est permis ! On peut aussi se demander si le traitement de certaines maladies ne passerait pas par un séjour dans un hôtel de bon confort, où courent nombre de nos concitoyens pour se remettre en état physique ou mental. Et à moindre coût par rapport à une hospitalisation en clinique privée ou en hôpital.
L’automédication persiste et croîtra. Les tentatives d’auto-guérison chimique par des drogues permises ou non ont de beaux jours devant elles ; il s’agit d’aller bien par tous les moyens. Le bien-être n’a pas de prix. Et si l’on reste pragmatique, l’important dans tout traitement est qu’il fasse du bien. On ne voit d’ailleurs pas pourquoi la psychiatrie dérogerait à cette constante de la médecine 1) ne pas nuire, 2) soulager, 3) guérir… Parfois. Donc prudence sur les traitements d’aujourd’hui, qui ne sont plus ceux d’hier et pas ceux de demain.
Il y a quelques traitements vieux comme le monde : l’aide familiale ou amicale, les relations de confiance peuvent être des facteurs de protection évidents pour le patient. Mais le relationnel se prête-t-il lui aussi aux analyses des agences d’évaluation ? Dans bien des cas, les aides sociales, amicales, chimiques, religieuses sont cumulatives, alors, qu’évalue-t-on ?
Pour la médecine, le patient doit être conscient de sa maladie et participer à ses soins. Et pourtant, combien de personnes attribuent-elles au malheur l’origine de leurs maux ! Combien en psychiatrie se sentent-elles vraiment malades ? La science psychiatrique est difficile car relative. Elle oscille entre soins aux malades les plus graves et le parfait état de bien-être auquel tout citoyen a droit. Face à un champ d’action aussi large, elle a intérêt à traquer les invariants et variants culturels de la prise en charge (non) médicale du malheur humain et d’en tirer toutes les conséquences utiles pour les patients et la société. Le problème pour elle est que la plupart des recommandations qu’elle peut faire relèveront du bon sens ou d’autres domaines que le médical.
Nous sommes donc passés d’une société sadique des XVIIIe et XIXe siècle
(siècles des Lumières et du Divin Marquis) qui imposait traitements,
contention, camisole, à une société beaucoup plus masochiste, où c’est la
personne qui doit accepter de souffrir, se sentir malade pour mieux se
soigner, tout en respectant les droits et devoirs de l’homme et du citoyen.
Ceci est à remettre en perspective avec le nombre de suicides bien plus
important dans notre société que les meurtres.
Est-ce un bien, est-ce un mal ? Je n’en sais rien. La psychiatrie se situe
dans cette évolution de la société. Elle n’est qu’une des composantes de
celle-ci, bien qu’emblématique. Jusqu’à présent, Folie et système social ne
s’articulaient pas, ils se fondaient l’un l’autre au prix de leur exclusion
réciproque (deux mondes parallèles). Aujourd’hui l’enjeu est à nouveau leur
possible articulation.
Dans ce cas, si
Quel est l’avenir de la psychiatrie eu égard à cette évolution possible ?
Réponse : pas d’avenir compréhensible sans analyser quelle est la place de
La psychiatrie a accepté tout au long de son histoire une fonction « poubelle » pour les irrécupérables, ceux qui souffrent trop, ceux qui ne s’adaptent pas, ceux qui symptomatisent leurs conflits personnels, psychologiques, sociaux, avec le monde, l’école ou le travail. Échecs familiaux, de la santé et de soi, trop plein d’amour, ou réussite insupportable. Tout ce qui fait que l’homme ne se supporte plus ou pas, tout ce qui fait symptôme pour permettre de continuer à vivre. Car n’oublions pas la fonction de compromis des symptômes psychiatriques, entre un individu et la société qui l’entoure.
Mais est-ce à la psychiatrie de résoudre tous les problèmes du monde ? La psychiatrie est certainement une tentative de laïcisation du fait psychique, qui reste relativement fragile quand on voit le déchaînement actuel des radicalismes religieux. Aucune religion au monde qui ne propose une possibilité de guérison grâce à elle ! La concurrence est donc radicale d’emblée. On ne s’étonnera pas de l’hostilité évidente des sectes à son égard. Car quiconque se situe sur le marché de la souffrance et du bonheur humain rencontre obligatoirement le religieux.
Dans le même ordre d’idée, on pourrait dire que la psychiatrie, à travers le concept de santé mentale, est la religion scientifique du politique. On conçoit aisément que le politique soit circonspect, lui qui promet le bonheur et les lendemains qui chantent à ses concitoyens. C’est donc l’action politique qui doit permettre la santé et non le contraire. Il ne peut donc qu’y avoir malentendu entre politique et psychiatrie, et concurrence entre psychiatrie et religion. Pour exister la psychiatrie ne peut être que laïque et indépendante du pouvoir politique. Position source d’innombrables tensions.
La psychiatrie s’est trouvée bardée historiquement de missions aussi diverses que variées : soigner la souffrance, éviter que les personnes qui délirent trop ou sont trop déprimées ne se fassent mal, régler le problème du suicide, du malheur humain, éviter les troubles de l’ordre public, prendre part aux soins des populations précaires, mettre du baume au cœur à tout le monde et donner un sens à la vie. Rien que ça ! La psychiatrie est incapable de répondre toute seule, alors elle passe son temps à tenter de définir et de dire ce qui est de son domaine et de ce qui ne l’est pas. L’hystérie hier, la dépression aujourd’hui, et quoi demain ? Tous les dysfonctionnements d’une société peuvent devenir symptômes pour les individus qui la composent. Il est préférable pour la société de dire que c’est l’individu qui est en cause, donc de le soigner individuellement, plutôt que de résoudre les problèmes collectivement, soit politiquement.
La psychiatrie s’aventure de plus en plus dans la médecine, mais ne veut pas y perdre son âme. Pourtant, elle pourrait transformer toute la médecine en une science beaucoup plus humaine, un art en quelque sorte. Mais en est-elle capable seule ?
Alors il peut se produire une double évolution :
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La psychiatrie se médicalise, devient mécaniciste,
science du cerveau, ce n’est qu’une discipline médicale de plus. En ce sens
le rapprochement avec la neurologie lui sera fatal. Elle sera médecine
mentale, machinerie logique implacable. Hors d’elle, pas de salut. Victoire
du biologique et de Descartes. |
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Parallèlement, la médecine se psychiatrise et la
psychiatrie disparaît en tant que telle. Tout l’humanisme porté par les
psychiatres est repris, intégré dans le discours médical classique. C’est
la fin du dualisme corps/esprit, fin de l’obscurantisme né des Lumières.
Victoire du lien social et d’Erasme. |
En ce cas, l’évolution sera radicale, puisque le trouble mental ne
nécessitera plus une société à part pour des irresponsables. La société à
responsabilité illimitée prendra de plus en plus en compte l’histoire, la
trajectoire, la vie des patients, sans pour cela les mettre dans une sorte de
limbe d’où ils ne peuvent plus sortir : l’hôpital psychiatrique. La santé
deviendra alors un enjeu politique majeur.
J’appelle de tous mes vœux cette évolution. La psychiatrie a un avenir
grandiose à condition de féconder toute la médecine et de renoncer à cette
société parallèle qu’elle a créée et qui lui a donné tout son pouvoir. Elle
doit se dégager de toute religion, voire de l’obscurantisme dans lequel elle
fut tout au long des XIXe et XXe siècles. Elle doit éviter toute explication
totalisante du monde, faute de quoi elle redevient totalitaire et religieuse.
Elle doit être en dehors de tout pouvoir exhorbitant du droit commun.
La psychiatrie — médecine de l’âme — a intérêt à être laïque et citoyenne, intégrée dans la cité et dans la médecine, tenant compte de la parole des usagers, prônant l’alliance thérapeutique et la relation. Comme toute science triomphante idéologiquement, elle a été un agent efficace du contrôle de la société. L’apprentissage de la liberté est certainement la plus grande force thérapeutique pour les personnes présentant des troubles mentaux.
Mais ceci n’est qu’une prédiction. Et pour dire l’avenir, le psychiatre n’est pas le mieux placé. D’autres le prédisent mieux que lui. Tout au plus, sorte d’anthropologue de l’individu, peut-il se montrer sensible aux variants et invariants de la psyché humaine. Sa fonction de soins et de consolation, de thérapie et d’interprétation restera intacte, mais il se devra d’être modeste dans l’attribution des guérisons.
La psychiatrie accompagne et amortit les mutations et les malheurs humains
; par les drogues, par la parole, par le sens qu’elle leur donne. Dans une
société en mutation rapide, elle se délocalise et abandonne son navire
amiral, l’asile, au nom des droits de l’homme et du partage du malheur entre
tous les humains. En faisant cela, elle quitte le champ de
Fin du dualisme. Synthèse entre de Clérembault et Basaglia, Gallien et
Hippocrate. S’il y a plus d’une vérité en médecine, il y en a certainement
moins que deux. Case départ. Enfin ?
* Psychiatre de service public, EPSM Lille Métropole, France.
Article paru dans "Santé Mentale au Québec"