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Citoyenneté juridique pour tous ou morcellement social ?

Le 24 août 2007, le président de la République est venu communiquer avec la presse après avoir rencontré, à Bayonne, les familles de l'infirmière et de l'aide-soignante assassinées par Romain Dupuy dans l’hôpital psychiatrique de Pau dans la nuit du 17 au 18 décembre 2004.

La souffrance à chaud des familles, le caractère horrible du meurtre avec une décapitation qui ravive les nostalgies d’une peine capitale en miroir, le métier des victimes qui travaillaient dans la nuit d’une psychiatrie encore imaginée comme un lieu de dangers et d’étrangetés, tout est là pour que l’équipée présidentielle se pare d’une puissance émotionnelle altière, susceptible d’en mettre à l’arrière plan le propos. Mais que dit le Président, selon Le Monde ?

« L’irresponsabilité n’est pas un sujet pour un ministre de l’intérieur ou un président de la République, ce n’est pas à nous de nous prononcer (…). En revanche, en tant que chef de l’État, je dois veiller à ce que les victimes aient le droit à un procès où le criminel, où les experts, ou chacun devra exprimer sa conviction (…). Je ne suis pas sûr que le mot non-lieu soit parfaitement compréhensible pour un mari dont on a égorgé la femme ou par une sœur dont on a décapité la tête (sic ?). »

La définition de ce qui fait « un sujet » pour le président interroge le citoyen inquiet. Le président de la république « n’a pas à se prononcer sur l’irresponsabilité »… S’il s’agit de dire qu’un président de la République ne se prononce pas au cas par cas sur la décision de déclarer une personne irresponsable, on conviendra aisément qu’il y a là une certaine sagesse. C’est pourquoi d’ailleurs on a pu s’étonner que celui-ci soit venu spécialement sur place pour « prononcer », quatre jour avant le juge d’instruction, les mots qui, de fait, ont rendu publique la décision de non-lieu psychiatrique dans le procès de Romain Dupuy.

Mais si le président de la République considère que l’irresponsabilité pénale liée à un état de conscience de la personne au moment des faits la définit comme un être exorbité des lois de la cité, c’est la porte ouverte à une tout autre logique, celle du renvoi dans la mauvaise nature, la monstruosité biologique, dans un lieu de “pas de loi“ ouvert à bien des excès. Les positions philosophiques exprimées il y a quelques mois par le candidat Sarkozy sur l’origine génétique de la pédophilie sont congruentes avec une telle perspective.

Mais plus étonnantes apparaissent des critiques de la pensée présidentielle qui portent non pas sur l’hypothèse qu’il existerait des humains qui, sous un certain rapport, pourraient être sortis du monde humain, mais qui s’insurgent contre l’idée de dépenser l’argent des contribuables pour faire des procès concernant des non-sujets, en somme des humanoïdes et même, pourquoi pas, des hommes-animaux.

Ainsi, au Canard enchaîné, sous la plume de Louis-Marie Hureau, et sous le titre Flagrands délirants, dans la une du 29 août: « la perspective de voir une cour d’Assises se réunir autour d’un cinglé qui ne comprend rien »… « et pourquoi pas juger un chien ? (…) le stafford-shire qui a tué une fillette à Epernay » avec pour avocat général « un rottweiler ». Ou encore, dans Lutte ouvrière du 31 août 2007, sous le titre Démago, Sarkozy veut juger les aliénés : « Après tout, il y a eu une époque où l'on jugeait les animaux pour leurs méfaits, et le Moyen-Âge n'est pas si loin… ».

Retenons ceci : en 2007 en France, un vaste arc d’opinions, allant depuis le président de la République jusqu’à Lutte ouvrière est prêt à considérer qu’un homme qui a commis un acte délictueux ou criminel dans un état très dégradé de sa conscience, et ceci sans qu’il ait provoqué lui même un tel état à l’aide d’une substance, cet homme là, donc, aurait perdu la qualité de sujet de la République, et même la qualité d’humain.

Il y eut autrefois un ministre de la santé, au demeurant homme de culture, qui pensait qu’il devait s’occuper de la psychiatrie. Il pensait aussi qu’un si grave sujet ne se traitait pas sur des tréteaux de foire, et le 12 octobre 1981, Jack Ralite, donc, prononça à Rouen un discours dont le tranchant des positions contre les logiques aliénistes des asiles fut largement entendu par les professionnels de la psychiatrie. Alors fut mise en place une commission comportant les principaux responsables de l’administration centrale de la psychiatrie, des psychiatres de service public, comme Tony Lainé, Jean Demay ou Guy Baillon, des représentants de la psychiatrie privée, de la psychothérapie institutionnelle, le psychanalyste Serge Leclaire… Le rapport que nous avons produit paraîtrait presque scandaleux aujourd’hui, puisqu’il mettait au premier plan l’éthique de la pratique, soulignant par exemple qu’aucun état pathologique ne pouvait être considéré comme définitivement hors d’une évolution possible, et il insistait sur la nécessaire démocratisation de la gestion de la santé mentale.

Dans cette commission, la question de l’irresponsabilité pénale des personnes jugées « démentes au moment des faits » fut longuement débattue. Il ne s’agissait certes pas de cliver la société en imaginant que ces criminels appartiendraient à un autre monde que celui que la Rébublique administre, mais, bien entendu de faire ce que l’on peut attendre de la justice : réaccorder l’ordre de la cité, adapter la citoyenneté juridique aux femmes et aux hommes réels, ce qui supposerait pour chacun un procès équitable et des sanctions adaptées à la fois à la nature des faits établis, et à ce que le projet initial de Réforme du Code pénal de Robert Badinter appelait sagement la « punissabilité » de la personne. Selon une conversation que j’ai pu avoir avec lui, le Ministre Badinter partageait la même vision que celle qui s’était dégagée de la commission psychiatrique d’alors : répondre de ses actes devant les lois de la cité est une attribution de chaque humain quelque soit sa situation psychologique au moment des faits et par la suite. La représentation nationale n’avait pas suivi.

Un épisode a marqué ce débat. Pressé d’annoncer l’arrivée de nouveaux philosophes de cour, le magasine Le point en fit trop. À la suite des portraits des vieux maîtres à penser dont la disparition était alors récente : Lacan, Barthes et Sartre, figurait un portrait de Louis Althusser, qui avait « bénéficié » d’un non-lieu à la suite du meurtre de son épouse Hélène, quelques mois plus tôt. Le Point n’écrivait pas que le cas Althusser devait être traité par un secrétariat d’État aux affaires canines, mais il le déclarait mort-vivant. J’eus avec lui un bref échange épistolaire à ce propos, quelques temps avant qu’il entreprenne une autobiographie marquée par le souci de rendre compte des pans les plus obscurs de sa vie[1].

Au fond, l’alternative est claire. Ou bien on considère qu’il existe dans la société des êtres sortis des lois humaines qui ne sauraient être « des sujets » pour les garants de la chose publique et, dans le cas de l’irresponsabilité pénale, aucun procès véritable n’est possible. Le justiciable comme la victime sont donc exclus de la citoyenneté juridique. L’idée de procès de non-sujets à vocation thérapeutique pour la victime et leurs familles, par le caractère factice qu’elle instaurerait, n’aiderait probablement pas celles-ci à construire activement une histoire humaine avec la tragédie qu’elles ont vécue. Cette ligne, qui ne peut se passer de la mise à mort d’une présence, ne pourrait probablement pas dépasser le morcellement des liens humains dont elle procède.

Ou bien la société se donne les moyens d’une justice qui soit en capacité d’inscrire tous les hommes et les femmes réels dans les lois de la cité.

          Bernard Doray, psychiatre



[1]           Ces éléments sont développés dans Bernard Doray, La Dignité, La dispute 2006.