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Patrick Coupechoux

87 bis rue Jean Jaurès

94800 Villejuif

 

 

Cher Monsieur Baillon,

 

Merci de votre réaction qu’à vrai dire j’attendais, en tout cas, j’aurais été déçu si elle ne s’était pas manifestée. Avant de revenir dans le détail de la critique que vous faites de mon livre, j’aimerais faire une mise au point pour la clarté et l’honnêteté de notre débat. A plusieurs reprises vous faites référence à des « conseillers » qui auraient en quelques sorte guidé ma plume ou à des influences que j’aurais subies. Que les choses soient claires : il n’y a eu ni « conseiller », ni influences, mais une réflexion personnelle et indépendante sur une situation et des concepts dont vous conviendrez avec moi qu’ils nagent dans les eaux de la complexité. Pour vous rassurer, par exemple, je n’ai eu contact avec Jean Oury, qui m’a fait l’honneur de préfacer cet ouvrage, qu’une fois celui-ci rédigé. Les choses, parfois, se passent de la façon la plus simple du monde : nous avions, l’éditeur et moi, plusieurs idées pour cette préface, mais moi je pensais à Oury, pour ce qu’il représente, pour la profondeur de sa pensée – même si je n’étais nullement tenu d’en partager tous les aspects. Lorsque la dernière ligne a été écrite, je l’ai donc contacté via Jean Ayme – car je ne l’avais jamais rencontré – et je lui ai envoyé le texte avec son accord. Il a aussitôt accepté d’écrire cette préface et je ne l’ai rencontré, plus tard, rapidement, qu’à son séminaire de Sainte-Anne. Il y a peu, je suis allé le voir à La Borde où il m’a réservé, avec son équipe et ses patients, un accueil très chaleureux. Pour terminer sur ce point, j’ajouterai que la condescendance n’a jamais tenu lieu d’argument.

Je tenais à faire cette précision car je pense que le débat se situe ailleurs, dans le fait que nous ayons, vous et moi, deux points de vue différents concernant la psychiatrie. Lorsque je dis point de vue, je ne veux pas dire opinion, mais bien point de vue, presque au sens photographique du terme. Autrement dit, vous êtes psychiatre, je suis journaliste. Vous faites de la psychiatrie, je fais de la politique. Ce n’est pas la même chose en ce sens que jamais je n’ai eu pour objectif de choisir ou d’appuyer telle ou telle prise de position concernant les débats internes à la psychiatrie. Je n’en ai ni la légitimité, ni la compétence. En revanche, en tant que citoyen, je suis tout à fait légitime pour m’interroger sur la façon dont notre société traite aujourd’hui ses malades mentaux. Mon angle est donc exclusivement sociétal et politique, comme le titre et le sous titre du livre l’indiquent clairement. Si, par exemple, j’ai défendu tout au long de cet ouvrage, la psychiatrie de secteur - car je n’ai fait que cela M. Baillon ! - c’est parce que s’est imposée à moi cette idée que la psychiatrie est une discipline de carrefour : au carrefour de la médecine, du social et, on a peu tendance à l’oublier, du politique. Et cette idée m’est apparue comme la plus humainement défendable en regard de la conviction qui est la mienne qu’il n’existe pas de sous hommes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si j’ai consacré une place importante au rapport Demay et au ministre Ralite que vous défendez, comme moi, à juste titre.

Il me semble donc, mais nos débats futurs seront peut-être l’occasion de revenir sur ce point, que nos « divergences », à tout le moins celles que vous exprimez dans votre texte, portent sur cet aspect politique des choses. Lorsque je dis, par exemple, que les malades sont aujourd’hui de plus en plus à l’abandon, je ne mets nullement en cause les équipes qui se battent avec courage et lucidité au jour le jour. D’ailleurs, tous les exemples de terrain que je donne dans le livre montrent le contraire : reprenez les passages concernant, non seulement Bondy, mais Nanterre, Lisieux, Villejuif… Pas un seul où je ne montre l’engagement des équipes, pas seulement là où le secteur parvient à exister, mais là où il ne peut pas vivre, je pense à Lisieux par exemple. L’exception concerne le directeur de Villejuif et M. Cléry-Melin qui montrent, par leur cynisme là où l’idéologie dominante – revenons un peu à de vieux concepts – veut nous conduire. Je suis d’ailleurs étonné que vous soyez étonné que M. Cléry-Melin défende le secteur dans son rapport et tienne des propos aussi abruptes concernant celui-ci dans le livre ! Je n’ose penser à une quelconque naïveté de votre part : M. Cléry-Melin et ses amis sont en train de détruire le secteur, n’est-ce pas clair ? Ce Monsieur, proche de Nicolas Sarkozy et de Philippe Douste-Blazy, a au moins le mérite de la franchise. Tout comme son ami Jean-Charles Pascal qui entend revenir à l’offre de soins par grandes pathologies et qui le dit froidement dans « L’information psychiatrique ». Ces gens-là savent pertinemment où ils vont : non seulement à la mort du secteur, mais à la mise en place d’un système d’exclusion – induit par la dérive néo libérale dans laquelle notre société s’enfonce – acceptable et accepté par le corps social, à une privatisation du système de santé et à un étouffement de la psychiatrie, notamment publique, dans les griffes de l’idéologie managériale et gestionnaire. C’est bien cela l’enjeu aujourd’hui et vous conviendrez avec moi que cela dépasse largement le champs de la psychiatrie. Tout cela signifie, à mes yeux, qu’il faut peut-être refaire de la politique, c’est-à-dire interroger notre société sur les choix qu’elle est en train de faire.

Je pense sincèrement que c’est sur ce point précis que nos appréciations divergent. Je ne voudrais en donner que quelques exemples. Celui de la rue et de la prison pour commencer. Je dois dire que je suis sidéré par votre réaction concernant ces questions. Tout d’abord, je n’ai jamais dit ni écrit que la rue, la prison, l’abandon, étaient la conséquence de la politique de secteur ! Bien au contraire ! J’ai par exemple écrit très clairement que c’était l’absence de secteur qui en était la cause. Relisez attentivement mon texte. Lorsque vous dites que « la société n’est pas encore prête à ce voisinage » - celui des malades dans la rue ! – cela me laisse pantois et j’avoue ne pas très bien comprendre votre position. La rue, dans la vie normale, c’est fait pour « rentrer tranquillement chez soi », c’est fait pour musarder, c’est fait pour faire des rencontres, c’est fait pour manifester parfois, c’est fait pour jouir de la ville. Ce n’est pas fait pour mourir, seul, dans le froid et l’indifférence. Lorsque vous dîtes que les patients ont « récupéré la rue », vous vous refusez à parler de la même chose que moi. Il y a aujourd’hui des milliers d’hommes et de femmes – et parmi eux de plus en plus de malades mentaux – qui meurent dans les rues de notre démocratie. Oui, il s’agit d’une atteinte aux droits de l’homme. Oui, il s’agit d’un crime. Oui le mal, pour reprendre une formule célèbre, est en train de ce point de vue, de se banaliser grâce, notamment, à la « sanitarisation » de la misère, selon le mot de Furtos qui par ailleurs souligne - à juste titre – le caractère foncièrement excluant de notre système social. Sans pour cela, d’ailleurs, le remettre un seul instant en cause – « notre monde, m’a-t-il dit lorsque je l’ai rencontré à Lyon, c’est le libéralisme, alors il faut faire avec ! » Permettez-moi de penser qu’on ne doit pas baisser les bras, « ne pas faire avec », même si la complexité du combat nous incite parfois au découragement. Permettez-moi également de vous dire qu’à vouloir nier l’horreur qui pourtant s’étale sous nos yeux – il suffit pour la voir de faire simplement le périple que j’ai moi-même réalisé au cours de cette enquête, c’est très facile – on permet que celle-ci se perpétue. Et lorsque je dis cela, je ne me fais pas le « porte-parole de certains d’entre vous ou de l’opinion » - comme vous le dites - une opinion qui d’ailleurs ferme les yeux sur ces drames, qui préfère s’inquiéter des « dangers » que représentent les malades mentaux qui sont désormais « parmi nous » comme le clamait il y a peu une émission de télévision. J’ai plutôt l’impression au contraire d’être à contre courant, de m’attaquer à un tabou. Combien d’émissions de télévision, combien d’articles sur la psychiatrie – abondants depuis le crime de Pau – ont-ils abordé ce sujet ? Pratiquement aucun et je les ai suivis de près depuis des mois. En revanche, la violence des malades mentaux, leur dangerosité prétendues ont eu l’honneur des spécialistes sur les plateaux et dans les gazettes !

Faut-il enfin vous répéter que je suis capable de penser seul ?

Ce qui est en cause aujourd’hui, de mon point de vue, ce n’est pas seulement, fondamentalement, la « non acceptabilité » de la maladie mentale par l’opinion publique – comme le pensent des gens comme Roelandt – qui pourrait après tout se régler par quelques « campagnes de com » bien « ciblées » - ce qui est cause c’est, comme le souligne Oury dans la préface, un possible retour à la barbarie. Opinion partagée d’ailleurs par des gens comme Emmanuelli qui n’a rien d’un gauchiste échevelé. Ce n’est pas un hasard, vous vous en doutez, si j’ai tellement insisté sur l’eugénisme, sur le nazisme et les 40 000 morts durant l’occupation. Je crois qu’Oury a très bien perçu cet aspect de mon travail : oui, il s’agit de traquer dans les fondements mêmes de notre fonctionnement social, les germes de cette barbarie (voir à ce propos l’extrait du livre de Gentis dans le livre). D’où ma prise de position sur la psychiatrie biologique et le scientisme dominants. Pour terminer sur ce point j’ai VU, au cours de cette enquête, de pauvres psychotiques crever dans la rue, malgré les efforts – désespérés et héroïques - de gens comme Nauleau ou Emmanuelli. Où se situe donc le soin pour ces malheureux ? Et pour ceux qui végètent dans les hôtels sordides de la charité ou dans les hébergements d’urgence ? Dans la prise de médicament du matin ? Lorsqu’elle peut se faire, ce qui n’est pas toujours le cas. Dans la visite une fois par semaine d’un infirmier ? Voir la réponse sur ce point que fait l’infirmier de l’ASM 13 dans le livre , qui ne se fait aucune illusion… Je sais que vous avez une conception bien plus ambitieuse de ce que doit être le soin pour ne pas être en désaccord avec moi sur ce point… J’ai recueilli des témoignages, il y a peu encore, sur la situation des malades mentaux qui sont en train de se « sédimenter » dans des cellules carcérales moyenâgeuses et surpeuplées de notre beau pays de France. Qu’il y ait aujourd’hui des hommes pour tenter de justifier, consciemment ou non, cette monstruosité, c’est l’évidence hélas. Mais je n’en serai jamais. Un dernier mot sur la prison. Je maintiens l’attitude mesurée que j’ai eu dans le livre concernant la responsabilité des malades mentaux, avec les problèmes complexes que celle-ci pose. Mais la question de la maladie mentale en prison, c’est avant tout celle de la façon dont le libéralisme entend « gérer » la pauvreté. Voir à ce propos les livres de Loïc Wacquant sur « l’état pénal » américain, en particulier « Punir les pauvres ». La majorité des psychotiques enfermés l’est aujourd’hui après une comparution immédiate. Je ne reviendrai pas ici sur les exemples que je donne dans mon livre. Aujourd’hui, au lieu de combattre la pauvreté, on punit les pauvres et, du même coup les malades mentaux. Telle est la triste réalité.

Un mot sur la santé mentale. Je crois avoir été clair dans le livre : oui ce concept faisait partie de la pensée des créateurs du secteur – je cite Bonnafé à ce propos. Et alors ? Peut-être faudrait-il s’interroger, plutôt que de se figer sur un mot, sur ce qu’il signifie aujourd’hui à l’heure du libéralisme dominant – qui n’était pas, vous en conviendrez, le contexte des années 40 et 50. Je l’ai dit : que les psychiatres acceptent toutes les souffrances, comme vous le faites à Bondy avec Chaltiel, ou comme d’autres le font, c’est tout à leur honneur et cela montre qu’ils sont à l’écoute des maux de notre société. C’est en cela que j’ai parlé dans le livre, de « faux problème », le psychiatre, me semble-t-il, ne peut s’enfermer dans sa tour d’ivoire. Mais une fois que l’on a dit cela, on n’a rien réglé. Que porte aujourd’hui ce concept « fourre-tout » de santé mentale ? La réponse de la société néo libérale à un double problème : celui de la maladie mentale et celui de l’extension de la souffrance psychique (cette dernière constituant un problème politique qui touche au cœur de notre système social et qui n’est surtout pas la conséquence d’un « dysfonctionnement », mais au contraire d’un fonctionnement). En mêlant d’ailleurs les deux , et en noyant la première dans la seconde, ce qui est logique de son point de vue : la misère, l’esclavage moderne, le chômage… sont envisagés sous le seul angle individuel, ce qui permet d’éviter toute remise en cause politique et mène tout droit à la médicalisation de l’existence. Il porte également sa vision de l’homme en société qui a droit à la « démocratie sanitaire », mais d’un point de vue uniquement individuel, alors que dans le même temps, vous le savez, s’instaure un système inique de médecine à deux vitesses, « l’une pour les nobles et l’autre pour les ignobles » selon le mot de Bailly-Salin. La santé mentale, telle qu’elle est conçue par les penseurs libéraux, parfois dans les termes, toute honte bue, de l’antipsychiatrie, c’est une façon de « gérer » ce double problème de la maladie mentale et de la souffrance psychique. Et pour cela, il leur faut psychologiser les problèmes sociaux, leur trouver des causes individuelles, faire accepter, grâce à cela, l’inacceptable, réprimer, cloisonner, isoler… L’enjeu pour eux étant de faire en sorte que tout continue, et d’éviter les explosions et les déséquilibres sociaux. Voir le fameux plan de Borloo visant à la « cohésion sociale » et non, au fond, à la résolution des problèmes. Voir les émeutes récentes en banlieue qui ont montré que la société, lorsqu’elle souffre, peut « se venger » selon des formes inédites. Il y a donc, de mon point de vue, une usurpation de sens à propos de la santé mentale. On ne parle plus de la même chose qu’au temps de Bonnafé, de la même façon que la notion de secteur, imposée de façon administrative au fil du temps, n’a plus grand-chose à voir avec les « comarques » de Tosquelles. Il vivait dans la révolution démocratique de la Catalogne de 1936, nous vivons dans la révolution conservatrice et libérale de la France de 2006. Preuve s’il en est que la bataille pour le secteur est aussi une bataille politique.

Un dernier mot, car je ne veux pas être trop long, sur l’émergence des « usagers ». Là encore, il s’agit d’un mot de Bonnafé que je cite dans le livre – pour vous montrer que j’ai bien lu mes classiques. Vous aurez remarqué que j’ai donné la parole à Finkelstein et à Canneva (ce qui n’a pas été facile, l’homme est méfiant) et que je n’ai pas dit un seul mot contre leur démarche. La raison en est simple : si j’ai des doutes sur celles-ci, j’y reviendrai, il n’était aucunement question pour moi de perdre de vue mon objectif qui est de remettre en cause tout un système et non pas telle ou telle catégorie de citoyens. D’autant plus que je pense que les familles n’ont pas le choix – j’en sais quelque chose - et qu’elles doivent faire face, comme elles peuvent, à l’abandon des malades de la part du système libéral pour qui ils représentent une charge. Les associations cherchent des solutions concrètes à des situations concrètes, il faut le prendre en compte, même si certains aspects de ses réponses peuvent nous sembler discutables. Cette problématique ne concerne d’ailleurs pas que les familles, elles nous interpellent tous (voir sur ce point des gens comme Emmanuelli ou Rony Brauman à propos de l’humanitaire) : comment faire face sans perpétuer le système ? Il s’agit, à mon sens, d’une problématique de fond de notre époque. Je vous ferai d’ailleurs remarquer, que je termine mon livre sur les clubs de Bordeaux, avec la volonté de donner à ce choix, malgré tout, toute la force nécessaire.

Cela étant dit, je ne partage pas tout à fait votre enthousiasme et je serai plutôt tenté, sans trancher (on ne peut pas toujours le faire), de me poser des questions. Peut-être les usagers sont-ils en train de régénérer la psychiatrie ? Je le souhaite sincèrement. Mais peut-être sont-ils en train d’installer, inconsciemment, l’un des rouages du système ? Après tout, que souhaite celui-ci ? Que les usagers fassent en lieu et place de la société dans son ensemble. Cela ne coûte pas très cher et ne porte pas à remise en cause politique. Après tout, les « lobbies » sont l’un des dispositifs – contestables - de la démocratie libérale. Prenons par exemple la notion de « handicap ». Vous le savez mieux que moi, elle a toujours été combattue par les « anciens » du secteur. Je ne m’y attarderai pas, vous connaissez le sujet bien mieux que moi. Mais je ferai juste une halte sur l’aspect politique de cette question. Qu’est-ce au fond que cette notion de handicap ? Une façon de « gérer » - à peu de frais au regard des richesses produites et gaspillées dans ce monde – le problème de la maladie mentale. Je comprends le combat des associations qui voient là une réponse immédiate à leur angoisse, notamment avec l’obtention de nouveaux droits. Mais vous admettrez avec moi qu’il s’agit d’une réponse à minima, sans ambition pour les malades mentaux. Bonnafé, Daumézon, Tosquelles et autres pensaient désaliénation, retour dans la cité, soins véritables, emploi, citoyenneté, travail sur l’institution, « potentiel soignant du peuple » - vous m’arrêtez si je me trompe - aujourd’hui on pense au minimum : plus question d’emploi, même adaptés, de logements décents, de citoyenneté pleine – pas plus d’ailleurs pour les malades mentaux que pour les pauvres en général – plus question d’« établissements publics de secteur », mais un retour à l’hospitalo-centrisme, à l’urgence et au « social » - et à la charité - pour une réhabilitation voie de garage, seulement une réponse immédiate, pour « faire avec », afin de maintenir les équilibres. Les malades mentaux sont devenus des « handicapés » dotés d’une misérable AAH. Voilà quel est leur horizon. Faut-il vraiment s’en réjouir même si, peut-être, nous ne pouvons faire autrement ? Encore une fois, je souhaite que sur ce point, - l’émergence des usagers - vous ayez raison, mais votre apparente absence de doutes m’étonne : je pense qu’il faut aussi mesurer les risques qu’une telle démarche peut porter.

Retrouverons-nous un jour l’ambition et le souffle des précurseurs du secteur ? Et lorsque je dis « nous » je ne parle pas que de la psychiatrie, mais d’une société (riche pourtant) qui n’a aujourd’hui pour toute ambition que d’offrir à sa jeunesse la précarité légiférée, sous prétexte que celle-ci existe depuis des années et que l’on n’y peut rien ; que de laisser mourir 15000 personnes âgées sans que cela n’émeuvent réellement personne ; que de proposer des tribunaux pour fous, des « centres fermés de protection sociale » pour sujets évalués dangereux ; que d’aller dans les crèches traquer les enfants qui sont déjà - forcément - des délinquants en puissance ; que de propulser les résultats du CAC 40 à des niveaux inégalés… J’arrête là. C’est en fait tout le système social qui est en train d’être remodelé, dans le sens de l’acceptation du pire. C’est bien l’enjeu de notre débat. La « crise » de la psychiatrie, permettez-moi d’être sur ce point en désaccord avec vous, ne provient pas comme vous le dites dans une formule quelque peu obscure, « d’une crise d’identité, de solidarité, et surtout de consensus entre tous les acteurs, dont les moyens sont trop dispersés, trop isolés les uns des autres ». C’est une vision un peu simple et l’on pourrait d’ailleurs poser la question : pourquoi cette crise « d’identité » ? Non, il ne s’agit pas de cela, il ne s’agit pas de « dysfonctionnements » d’une société démocratique qui aurait atteint la perfection de l’organisation humaine, mais d’une entreprise systématique de destruction de tout ce que vous - et vos aînés - avez tenté patiemment de mettre en œuvre. La société libérale, dans sa folie, entend aujourd’hui gérer les « inutiles » – et ils sont de plus en plus nombreux – c’est-à-dire ceux qui ne sont pas ou plus productifs, et parmi eux, « exclus parmi les exclus » comme le titre La Croix à propos de mon livre, les malades mentaux. Et elle veut les gérer au moindre coût, au risque de l’abandon, de la relégation, avec au bout du chemin, pour beaucoup, la mort, psychique ou réelle.

A renoncer à toute dénonciation politique, argumentée, solide et déterminée, à ne répondre que par des adaptations – souvent nécessaires hélas – sans combat idéologique, à se réfugier uniquement dans un « pragmatisme » de bon aloi – encore un mot fétiche de l’idéologie libérale – on risque d’alimenter, à son corps défendant, la catastrophe. La dénonciation est-elle suffisante ? Non bien sûr, et c’est bien là la difficulté de l’exercice, mais encore faut-il avoir le courage de la mener. Tout cela nous conduit-il au pessimisme ? C’est un risque contre lequel il faut lutter. Quelqu’un disait, je ne sais plus qui : aujourd’hui il faut être intelligent – c’est-à-dire lucide – sinon on est complice. C’est ce que j’ai essayé de dire dans ce livre.

Bien à vous.

Patrick Coupechoux.


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