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LE DRAME DE PAU APPELLE T IL A LA HAINE OU A LA SOLIDARITE ?
GUY BAILLON, PATRICK CHALTIEL, psychiatres honoraire et chef à Bondy 93
EN FINIR AVEC LES FANTASMES SUR CE QUI SOIGNE EN PSYCHIATRIE
(8-1-2005)
REFUSER LA LOGIQUE DE LA PEUR, DITE SECURITAIRE, DE 'VIOLENCE, HOSPITALISATION, SECURITE', POUR DEFENDRE LA LOGIQUE DES VALEURS QUI CONSTRUISENT LA PSYCHIATRIE : " VULNERABILITE, RESTAURATION DES LIENS, SOLIDARITE "
Au moment où le ministre de la Santé convoqué par les médias sur le drame de Pau se voit obligé de réagir sur-le-champ, il apparaît indispensable que soignants et usagers de la psychiatrie, ensemble, répondent et affirment que des réactions trop rapides dictées par la seule émotion débouchent sur des actions opposées à ce qui est vraiment recherché par la société.
Alors aux trois mots répétés par le ministre et les médias 'violence de dément, hospitalisation nécessaire, sécurité renforcée' nous opposons terme à terme avec détermination ces autres mots " vulnérabilité des patients, restauration de leurs liens, solidarité sociale ".
Un crime atroce et lucidement mené, masqué avec précision, ne peut être sans preuve mis au compte d'une personne qui présenterait des troubles psychiques.
Rappelons nous ici, les exterminations avant et pendant la dernière guerre mondiale perpétrées avec lucidité, froideur et détermination sauvage par la collectivité forte des nazis sur des centaines de milliers d'handicapés puis sur des millions d'autres personnes pour le seul motif affirmé qu'elles n'étaient pas de 'la' race pure. Le " mal " est dans la folie ou dans la raison froide?
Comment les médias, et un ministre de la santé peuvent ils encore avoir le réflexe d'amalgamer, comme cela a été fait à Pau, crime et folie ? La conséquence en est grave, car cela semble le prétexte pour éviter de réfléchir aussi sur les multiples violences sociales, économiques, relationnelles dont l'homme et sa politique sont responsables ; leurs causes sont à combattre ; la violence attribuée aux troubles psychiques doit être relativisée.
Les statistiques européennes ont montré que les crimes commis par la population générale étaient proportionnellement très supérieurs à ceux commis par les malades mentaux. Quel que soit l'auteur de ce crime, cette donnée ne sera pas changée.
Insistons ici sur un point central qui n'a pas été assez expliqué à l'opinion, c'est que les personnes présentant des troubles psychiques, lorsqu'elles perdent partiellement ou transitoirement la raison, perdent en même temps leurs capacités de défense personnelle, et au lieu d'être 'dangereuses' deviennent " vulnérables ". Cette vulnérabilité leur fait souvent perdre leur emploi, leur logement, leurs amis, leur famille même et elle provoque facilement la violence de l'entourage. Ce tableau n'est il pas l'opposé de ce que nous décrivent les medias ?
Enfin, comme seule réponse à ce drame, proposer d'augmenter les lits et de renforcer la sécurité, c'est à la fois méconnaître les vrais besoins des patients, de leur entourage, et annuler les progrès réalisés patiemment par la politique de secteur depuis 30 ans par des moyens opposés.
Proposer l'accroissement des hôpitaux psychiatriques n'est ce pas chercher à utiliser la peur incontrôlée déclenchée par les médias, et par cet amalgame inhumain nous faire revenir un siècle en arrière, conforter le racisme, la ségrégation, la stigmatisation ? En fait il y a en France une raison profonde à cette attitude : osons affirmer l'existence de l'" omertà ", la peur de parler sous peine de sanctions, qui règne sur l'hôpital psychiatrique, elle n'est pas le fait d'une mafia, mais d'un double discours que personne n'arrive à dévoiler : -cela commence par le ministère qui, d'un côté a choisi officiellement pour politique la psychiatrie de secteur, définie par l'installation des soins dans la cité grâce à une logique d'échanges relationnels avec les habitants, et de l'autre maintient solidement en vie l'hôpital psychiatrique avec sa logique opposée d'enfermement, de discipline et de sécurité (cette contradiction majeure a été dénoncée dès la fin 90 par les plus hautes instances de l'Etat : la Cour des Comptes) ; -pour mieux consolider l'hôpital, le ministère ne reconnaît que 'le lit' comme 'unité comptable' pour préciser le nombre de personnel à attribuer à une équipe de secteur ! ('un lit vaut tant d'infirmiers' dit on), si bien que lorsqu'une équipe de secteur soigne mieux en ville et diminue son utilisation de lits à l'hôpital, son directeur diminue le nombre d'infirmiers de l'équipe de secteur ; ce fait, répété et multiplié dans toute la France, explique clairement pourquoi, paradoxalement, pour améliorer la psychiatrie de secteur, les soignants ont pris l'habitude de demander des lits, alors que le but de cette psychiatrie est à l'inverse de créer des 'places' de soin en ville ; -l'omertà se continue chez les soignants qui veulent critiquer ce système car ils savent que quand ils se plaignent ils risquent de voir leur carrière compromise ou de perdre les moyens qui leur sont alloués, de même chez les familles qui n'osent se plaindre, car elles savent que cela va retomber sur les soignants qui font de leur mieux auprès de leur patient, et que celui ci sera moins bien soigné.
De même quand le ministre annonce la tenue d'une " inspection générale " à Pau : chacun sait ce que cela veut dire : c'est le lampiste qui va payer, on va prouver qu'il y a des coupables (cela ira du laveur de carreau qui n'a pas vérifié la fermeture du vasistas jusqu'au directeur qui n'a pas mis un vigil au bon endroit, en passant par un infirmier indiscipliné qui n'a pas transmis une consigne). Le ministre a promis des sanctions. Il y aura des sanctions, même si elles n'ont rien à voir avec l'évènement. Les rapports, menés certes par des personnes intègres mais qui ne lisent que les règlements administratifs et pas la pratique psychiatrique, sont confidentiels et ne sont connus que du ministre dont ils dépendent : il est évident qu'il leur est impossible de dévoiler à leur ministre les erreurs d'application générale de la politique de santé en vigueur, vraies causes de ce drame. Par contre ces sanctions seront le prétexte au ministre pour ne pas examiner l'ensemble de la situation du service public de psychiatrie dont la détérioration est dénoncée depuis de nombreuses années, il en profite pour annoncer qu'il osera imposer le rapport contesté de Cléry-Melin, mis de côté depuis 6 mois parce qu'il favorise trop ouvertement le privé au détriment du service public. Pourtant seul le service public peut régler le conflit qui surgit à chaque fois que la société fait l'amalgame entre la violence et la peur de la folie. Et de tels évènements sont quotidiens tant la psychiatrie et la folie restent stigmatisées.
Ce qu'aucun rapport n'osera révéler, c'est l'ambiance qu'a décrit Goffman dans son livre sur les asiles et qui se reproduit dans tous les espaces clos tel que l'hôpital psychiatrique : pourtant comment pensons nous aujourd'hui que des personnes 'vulnérables', ayant peu de défenses, 'limitées' par les médicaments, vont pouvoir réagir contre une vie collective artificielle qui leur est, là, brutalement imposée, en promiscuité avec d'autres personnes totalement étrangères souffrant des pires maux, et avec lesquelles elles sont obligées de vivre dans une promiscuité que l'omertà interdit de décrire, car la décrire est toujours blessant pour ceux qui la vivent ou l'ont vécue ? Mais il y a un autre fait d'une gravité exceptionnelle et qui est peu diffusé, il faut que l'opinion sache que cette vulnérabilité entraîne une diminution de la durée de vie de 10 ans en moyenne des patients hospitalisés par rapport à l'espoir de vie de la population générale, parce que ces personnes ne savent pas bien se défendre contre leurs idées de suicide, contre les accidents et surtout contre les diverses maladies, auxquelles il faut ajouter les complications thérapeutiques.
Ce qu'aucun rapport ne décrira c'est l'extrême difficulté dans laquelle les équipes de secteur tentent d'effectuer aujourd'hui leur travail, elles se trouvent au milieu du gué, déchirées entre deux espaces de soin distants l'un de l'autre et ayant chacun une logique opposée à l'autre : le soin libre dans la ville, et au loin à l'hôpital, vieux de 200 ans, banni hors de la ville, un soin disciplinaire. Ces équipes il y a 30 ans ont eu la mission de transformer la psychiatrie inhumaine asilaire en psychiatrie solidaire déployée dans la ville, elles ont quitté partiellement l'hôpital et ont commencé à investir quelques espaces de la ville, mais en 1990 le ministère a fermé son Bureau de la psychiatrie, l'application de la politique de secteur n'a plus jamais été 'accompagnée', son développement a été anarchique, elle a été livrée à elle même ; depuis les équipes sont " au milieu du gué ", entre le soin libre en ville et les murs de l'hôpital, inconciliables, et elles s'épuisent.
Ce qu'aucun rapport ne décrira c'est le " no man's land " que sont devenus progressivement les 30 à 50 ou 80 hectares qui entourent les derniers pavillons des grands hôpitaux psychiatriques ; depuis toujours ce sont des espaces vides où règnent les combines de la drogue, la route de l'alcool, les bosquets de la prostitution ; maintenant un certain nombre de pavillons sont désaffectés, parfois squattés ; de plus d'autres pavillons sont dits " intersectoriels ", essentiellement dus au fait que certains psychiatres, aux prises avec la réduction de personnel qui leur est imposée et pour renforcer leurs structures de soin de base démunies, ont trouvé comment récupérer quelques soignants, il suffit de rassembler dans quelques pavillons 'intersectoriels' les malades les plus calmes et les moins mobiles de plusieurs secteurs encadrés par un très petit nombre de soignants, ces malades ce sont ici les vieux dits alzheimers, ailleurs les psychotiques anciens dits chroniques oubliés ; ces initiatives sont clairement opposées à la politique de secteur ; l'omertà là encore empêche d'en parler, certes les premières années l'enthousiasme de l'initiative motive ; mais comme ces patients sont peu mobiles, et demandent peu, les psychiatres des différents secteurs impliqués prennent l'habitude de ne plus venir voir leurs infirmiers qu'une fois par semaine, par mois, ou moins, ces infirmiers ainsi ne reçoivent plus de formation, ne se rendent pas compte au milieu de leur dévouement qu'ils ont perdu créativité et perspicacité. Enfin il y a un autre fait encore rarement évoqué, omertà oblige, car douloureux : il reste fréquent que la police voulant se débarrasser de délinquants trop bruyants obtienne régulièrement leur hospitalisation d'office en psychiatrie malgré les explications des équipes ; le temps que les psychiatres démontrent l'absence de trouble psychique et obtiennent la levée de leur placement, les délinquants détournant grâce à leur habileté la vigilance des soignants profitent de la vulnérabilité des patients ; quand ils sortent ils savent aussi très bien déjouer toutes les surveillances pour commettre dans la plus grande impunité leurs actes de délinquance, ils connaissent les failles des systèmes de sécurité les plus sérieux et profitent des vulnérabilités des personnes hospitalisées, voire des soignants.
Osons reconnaître et affirmer qu'en psychiatrie l'hôpital ancien, concentré, éloigné, subsiste mais ne protège plus et qu'il soigne de plus en plus rarement. Comment se fait il que les conseillers du ministre se sentent eux aussi pris dans l'omertà ? En effet grâce à la complémentarité des soins de la psychiatrie de secteur, l'hospitalisation n'est plus utile qu'aux moments d'agitation et de mélancolie. Après ce moment, l'hospitalisation devient néfaste car elle sépare, isole, aboutit au désœuvrement, au vide, alors qu'il faut tout faire pour restaurer la vie quotidienne des patients dans sa dimension humaine, il faut ranimer les liens de la personne avec son entourage. Par contre lorsque le service hospitalier a pu être soustrait à l'asile et relocalisé en pleine ville dans un espace banal les habitants de la ville peuvent y venir facilement, quotidiennement, ; l'hospitalisation est enfin restaurée, elle devient un temps de 'réactivation' des liens de la personne avec son entourage, ce qui est possible, car ceci se passe en ville.
L'essentiel du travail de la psychiatrie moderne est en effet de travailler la capacité des personnes à nouer, renouer, " restaurer des liens ", pour que leur autonomie retrouvée ne soit pas en fait l'antichambre de l'abandon du fait de leur vulnérabilité. Depuis 40 ans, patiemment, les équipes de secteur ont créé une nouvelle méthode de soin en accueillant en ville les patients dans des espaces de soins variés, de petite capacité. Elles s'évertuent à créer ou restaurer à partir de là des liens avec leur entourage personnel, et l'entourage de la ville. Le ministre, ses conseillers ne reconnaissent toujours pas le travail patient, créatif de ces générations de soignants. N'est ce pas parce qu'ils restent fascinés par le fait que la réussite de la médecine et de la chirurgie est le fait des grands " plateaux techniques " et de l'appareillage sophistiqué que seule rend possible, en raison de leur coût, la concentration en hôpitaux gigantesques ? Ils n'ont toujours pas compris que ces outils, non seulement sont inutiles à la psychiatrie, mais sont nocifs car ils se déroulent dans un climat 'mécanique' où chaque acte, chaque geste sont minutés, comptabilisés, et où l'humain a disparu ? Ils n'ont toujours pas compris que seul l'humain d'abord soigne en psychiatrie. Pire le ministère applique à la psychiatrie des méthodes de gestion et de contrôle, comptabilité, accréditation, qui sont bonnes en médecine, mais qui ici tuent les motivations et détournent l'énergie des équipes. Il faut leur répéter que le soin en psychiatrie de secteur s'appuie non sur une succession 'd'actes', mais sur l'entourage relationnel immédiat de chaque personne.
Ce qu'aucune comptabilité ne rassemble, ce qu'aucun rapport officiel ne met en évidence, c'est la qualité humaine des relations de soin dans une équipe, le travail à faire quotidiennement pour savoir ce qui les facilite et ce qui s'y oppose, et c'est bien " l'humain " qui est l'outil du soin, il en est aussi l'objectif. Le grand hôpital déshumanise progressivement. L'effet des médicaments (du moins ceux qui ne sont pas toxiques) dépend, en psychiatrie, de la qualité humaine des thérapeutes qui les distribuent. Le soin psychothérapique, base de tout traitement, réalisé par chaque acteur de la pratique psychiatrique, est engagement humain, non acte de discipline.
Seul l'humain permet à la " solidarité " de réapparaître. C'est la solidarité du tissu de la Cité qui est au cœur du soin de secteur. Osons dire que ce travail n'en est encore qu'à son début, il n'est toujours pas enseigné, car la majorité des universitaires en psychiatrie continue à se focaliser sur la biologie et le comportement, sans tenir compte en même temps du capital créatif des soignants, celui ci s'appuie sur leurs qualités humaines et n'attend qu'à être soutenu.
Enfin le ministre de la Santé n'a pas encore assez mis en évidence la carence sociale dans laquelle se trouvent la plupart des patients dans leur vie quotidienne en dehors des soins, donc pour 95% de leur temps. Les usagers sont arrivés à faire reconnaître ce besoin en terme de handicap psychique dans la loi qui doit être promulguée fin janvier 2005. Quand on mesure leur vulnérabilité, et en face, l'âpreté de la vie moderne, on perçoit l'importance de leurs difficultés quotidiennes : là encore vouloir renforcer l'hôpital et la sécurité c'est ordonner à l'armée du service public de marcher sur la tête. Le besoin est tout autre, c'est celui de services d'accompagnement à la vie quotidienne, et de clubs, et en même temps leur coordination et leur continuité avec les soins ; ceci se développera dans l'associatif ; une telle démarche ne peut se construire que dans la proximité avec les espaces de soin, et avec la mobilité des soignants, en établissant des liens entre consultations, hospitalisation, et espaces de l'accompagnement social.
Le ministre, en plus de cette loi, a entre ses mains la possibilité de prendre une décision permettant d'améliorer le service public de psychiatrie : il peut demander à tous les directeurs d'hôpitaux de construire en ville de petites unités d'hospitalisation, pour deux ou trois secteurs, bien situées pour être intégrées dans le tissu urbain, par reconversion des grandes concentrations hospitalières inhumaines (en demandant à chaque région de s'engager dans le SROS 3, schéma régional d'organisation de la santé, qui fixe les objectifs de la santé pour les 5 années à venir) tout en revalorisant les professions du service public ce qui permettrait de combler le déficit en personnel (il suffit d'ouvrir un concours pour permettre à 800 psychiatres du privé d'être intégrés dans un service public revalorisé, et de restaurer la profession infirmière).
Soignants et usagers ont en mains aujourd'hui des propositions complètes sur l'avenir de la psychiatrie et sont prêts à les élaborer avec les services responsables de l'Etat. Il n'est pas hors de portée de réaliser ce rêve d'une psychiatrie humaine basée sur la solidarité et invitant chacun à être plus créatif pour l'avenir. Les medias et le ministre de la santé veulent ils partager cette solidarité ?. La clé de l'omertà c'est l'exclusion et le bannissement, ils créent la stigmatisation, c'est à elle que les mesures principales doivent s'attaquer : " Restaurer l'hospitalisation en ouvrant dans chaque ville par secteur un service d'hospitalisation associé à une équipe d'accueil 24h/24. "