Résistance Santé Mentale 2000 Extrait de
Sous la direction de
Claude LOUZOUN et Denis SALASEditions érès (Toulouse), collection Etudes, Recherches, Actions en Santé Mentale en Europe
Suzanne Rameix
DU PATERNALISME DES SOIGNANTS A L’AUTONOMIE DES PATIENTS ?
A la différence du consentement à la recherche, objet d’une importante réflexion juridique et philosophique depuis 1947, le consentement aux soins est moins étudié. Or, il y a chez les médecins et dans le public aujourd’hui, en France, une grande demande à ce propos. Passons-nous d’un modèle paternaliste de la relation médicale à un modèle plus autonomique, centré sur le consentement du patient ? De fait, en France, la relation médecin-patient est paternaliste, fondée sur le principe de bienfaisance à l’égard de celui qui est en état de faiblesse, par sa maladie et son ignorance. Le patient est comme un enfant que le médecin soutient et protège et qu’il décharge de la responsabilité de décision ; le patient, de son côté, fait confiance au médecin comme l’enfant à ses parents. Mais ce modèle paternaliste n’est plus satisfaisant. Le modèle alternatif est celui de l’autonomie ou de l’autodétermination du patient tel qu’il apparaît dans les pays du nord de l’Europe et de l’Amérique. Le patient y est entièrement informé par un médecin qui est son égal, dans une relation de prestataire de service, et il est responsable des décisions thérapeutiques qui le concernent. La valeur première ici n’est pas de faire le bien du patient mais de respecter sa liberté, sa dignité d’être qui prend lui-même les décisions qui le concernent sous couvert d’une négociation contractuelle. Il y a bien là deux modèles opposés. Notre hypothèse est la suivante : nous passons d’un modèle à l’autre ; mais le second modèle, tel quel, est incompatible avec notre culture. Il nous reste à inventer une troisième voie, peut-être ce qu’Anne Fagot-Largeault appelle un " paternalisme tempéré ". Pourquoi ?
I/ Pourquoi sortons-nous du paternalisme ? II/ En quoi le modèle autonomiste est-il cependant incompatible avec notre culture ? III/ Comment penser la " troisième voie " ?
Le patient est affaibli par la maladie, dans son corps comme dans sa conscience. Il y a là une situation de facto qui fonde l’évidence première du modèle paternaliste. Nous connaissons la force du principe moral de bienfaisance dans les cas de souffrance d’autrui. Le médecin est ici projeté im-médiatement - sociologiquement et affectivement - dans une morale du Bien. Cette morale téléologique, c’est-à-dire orientée vers le Bien à faire, s’oppose à une morale de type déontologique, déterminée par de grands principes universels que l’agent moral se sent tenu de respecter. Dans une morale du Bien, l’obligation morale n’est pas fondée dans la volonté de celui qui agit, mais dans quelque chose d’extérieur à lui. Les tenants contemporains de la morale du Bien, comme E. Lévinas, en France, ou H. Jonas, en Allemagne, fondent la moralité sur la vulnérabilité de l’Autre - autrui ou la Nature - qui est un appel absolu à la responsabilité, non pas au sens juridique de l’imputation causale d’un acte passé, mais comme obligation pour le futur, comme mission à l’égard du plus fagile et du plus menacé, sans réciprocité assignable, par exemple, à l’égard des générations futures ou de la nature. Le paradigme de la responsabilité, en ce sens nouveau, est, chez ces auteurs, celui de la paternité. Ce modèle paternel atteint son maximum d’intensité et de pertinence devant l’homme malade et il fonde le paternalisme médical. Il y a une obligation morale à se substituer au patient pour faire son bien. Le paternalisme bienfaisant peut aller jusqu’à une rétention d’information - si celle est jugée trop douloureuse - pour protéger le patient. La recherche d’un consentement peut apparaître ici contraire au principe de bienfaisance, voire même comme une malfaisance, c’est-à-dire un refus de l’engagement moral, une fuite de responsabilité.
Pourtant, le paternalisme n’est plus satisfaisant. Et ce pour des raisons liées à la médecine elle-même : elle est devenue une science et la précision grandissante des diagnostics et des pronostics pose en termes nouveaux le problème de l’information à donner au patient. D’autre part, devenue plus efficace et plus invasive, la médecine est plus agressive dans ses moyens chirurgicaux, chimiques et exploratoires, qui appellent le consentement du patient. Les autres raisons sont liées à la société : la démocratisation de l’enseignement, l’accroissement des connaissances et de l’autonomie des citoyens, le développement de l’information médicale, le consumérisme, le pluralisme des conceptions politiques, philosophiques et religieuses, mettent en question le paternalisme actuel. Interviennent également des raisons conjoncturelles comme l’application de la Loi dite loi Huriet-Sérusclat de 1988, sur la recherche en médecine et biologie, ou le scandale du sang contaminé ou le développement des maladies chroniques. Des raisons plus profondes mettent le consentement au cœur de la relation médicale.
Le consentement est un contre-pouvoir à la technique. En effet, la technicisation de la médecine contemporaine s’inscrit dans une problématique plus générale qu’analyse la réflexion philosophique contemporaine, par exemple, celle de H. Jonas ou de G. Hottois. Depuis la seconde moitié du XX ème siècle, la technique a changé de nature. Auparavant, elle était anthropologique, anthropocentrée, instrumentaliste ; utilisée comme moyen, elle était pensée selon le schème aristotélicien de l’outil comme simple prolongement de l’organe humain. Le problème éthique qu’elle posait alors était celui de son bon usage. Aujourd’hui, la technique est devenue un milieu, une deuxième nature, un technocosme ; l’homme n’est plus la mesure de la technique qui suit un développement autonome et incontrôlé dans une logique non-éthique du " tout est possible ", c’est la technique qui manipule l’homme. Le problème moral qu’elle pose est nouveau, c’est celui de la sauvegarde de l’humanité de l’homme. Comment la définir ? Dans le technocosme, la présence humaine se distingue par la possibilité de donner du sens. Or, le consentement c’est précisément cela, c’est étymologiquement produire un sens à plusieurs. C’est par cette production de sens que l’homme s’oppose à la technique. Ainsi, face au déploiement des techniques médicales, il faudrait dire - pour être exact - non pas qu’un patient donne son consentement, mais qu’un patient et un médecin " con-sentent " que telle technique et ses conséquences ont, ici et maintenant, un sens ou sont, au contraire, " futiles ". Ceci qui est évident pour des techniques lourdes de début et de fin de vie - procréation artificielle et réanimation - est vrai pour toute situation de soin en raison des effets secondaires à court et long termes, des risques inhérents désormais à tout traitement, des " choix de vie " impliqués par les différents traitements possibles pour une même pathologie.
Plaçant médecins et patients dans la logique du sens, le consentement est également un contre-pouvoir au tabou destructeur de la mort. Dans une société où la mort est tabou, non dite, non nommée, occultée, car elle est perçue comme privée de sens, voire comme privatrice de sens, le consentement place patients et médecins dans le langage et le sens c’est-à-dire le symbolique. C’est par le symbolique que l’homme conjure la perte de sens introduite par la mort. Tout acte de langage s’oppose au néant, au non-sens, et produit du sens, là où la mort introduit le désordre et l’absurde. Le patient et le médecin qui nomment la mort, qui en parlent, " l’apprivoisent ". Or, la mort est l’arrière-fond omniprésent de toute maladie, même curable, même bénigne.
Ces raisons nous contraignent donc à penser le consentement aux soins. Mais dans quel cadre conceptuel le penser ? Pouvons-nous entrer dans la logique de l’autonomie anglo-saxonne ? Pour cela, analysons les concepts en jeu dans l’idée de consentement, voyons leur sens dans la culture anglo-saxonne et dans la nôtre. Il faut étudier trois concepts, qui s’impliquent logiquement : l’autonomie, l’identité personnelle, le rapport au corps.
La demande de consentement aux soins se fonde sur le principe du respect de l’autonomie du patient. Or, deux conceptions de l’autonomie s’opposent dans nos deux modèles. Dans la philosophie continentale, et française en particulier, le concept d’autonomie vient de Rousseau, au sens politique, et de Kant, au sens moral. L’autonomie du grec autos : soi-même, et nomos : la loi, est la faculté de se donner à soi-même la loi de son action, sans la recevoir d’un autre. L’origine de la norme morale est l’homme lui-même. Mais cette autonomie du sujet, dans l’analyse politique de Rousseau, puis morale de Kant, ne peut, par définition, produire que des lois. Or, le concept même de loi implique l’universalité. Le citoyen autonome de Rousseau ou le sujet moral de Kant ne peuvent se penser dans leur autonomie que comme des agents rationnels voulant l’universel, du moins l’universalisable, pour une humanité supposée homogène. L’autonomie prend, donc, un sens extrêmement précis. Produisant ses propres lois, l’homme se libère, certes, des lois de la nature ou de la loi divine, mais c’est pour se soumettre à la contrainte de sa raison législatrice universalisante. L’exercice de la liberté consiste donc, à poser et à respecter des devoirs universels envers les autres et envers soi-même, comme membre de l’humanité, si bien qu’un des premiers exemples que prend Kant c’est le devoir de conserver sa vie et, par suite, l’interdit moral du suicide. Un être autonome ne peut vouloir rationnellement ce qui n’est pas universalisable. Etre autonome c’est être moral, et être moral c’est poser et vouloir l’universalisable.
Il faudra donc se demander, par exemple, si le refus de soins futiles est universalisable ; s’il l’est, on peut alors accepter, en respectant l’humanité et du patient et du médecin, qu’un patient et un médecin consentent à ne pas entreprendre des soins disproportionnés. Il nous semble que c’est le postulat des soins palliatifs terminaux. Inversement , une elle conception de l’autonomie implique que certaines personnes ne sont pas autonomes, malgré les apparences : celui qui refuse une transfusion sanguine (témoin de Jéhovah) ou toute alimentation (gréviste de la faim) ou celui qui se drogue (toxicomane), car leur conduites ne sont pas universalisables. Quelle doit être l’attitude du médecin devant cette autonomie apparente ? Si l’on suit la logique de Rousseau " on le forcera à être libre ".
Dans la pensée anglo-saxonne, le fondement de l’autonomie n’est pas la philosophie des Lumières, mais une conception beaucoup plus ancienne et individualiste de la liberté comme indépendance négociée, dans une représentation du pouvoir modelée séculairement par le droit coutumier. Il faut ici un détour par la conception de l’Etat. L’Etat continental se construit à partir du droit romain écrit, codifié, administratif, centralisateur, et par la laïcisation politique du catholicisme, lui aussi globalisant et centralisateur. A cette vision holiste et transcendante de l’Etat, les Anglais opposaient une conception " horizontale ", autorégulatrice, minimale du pouvoir politique. Depuis la Grande Charte de 1215, qui affirme l’Habeas Corpus contre les emprisonnements arbitraires, jusqu’à l’Acte d’Habeas Corpus de 1679, les juges, qui défendent l’individu et son corps, sont au-dessus de l’autorité politique, policière et administrative. Ainsi, s’est forgée la conception britannique du pouvoir politique dans ses relations avec la liberté des personnes, fondant l’individualisme et le libéralisme. L’autonomie du sujet se conçoit donc comme la liberté individuelle d’avoir des préférences singulières, les conditions de réalisation de celles-ci se gèrent par la négociation avec les autres individus, qui ont, eux aussi, leurs préférences, sans qu’une extériorité souveraine ne conçoive, ni n’impose une unique vision du bien commun. Ce dernier n’est que le résultat momentané d’ajustements successifs, l’Etat n’est pas promoteur de valeurs. Chaque individu détermine lui-même ce qu’est le bien pour lui. La thèse de J. Stuart Mill, selon laquelle le droit n’a pas pour fonction de protéger l’individu contre lui-même, prévaut. La Commission Présidentielle Américaine affirme, par exemple, en 1982, " le droit de l’individu de définir et de poursuivre sa propre vision de ce qui est bon ". Nous sommes à l’opposé de l’autonomie rousseauiste et kantienne. Par exemple, il est symptomatique que la France se soit dotée de lois dites de bioéthique par la voie législative, en juillet 1994, alors qu’aux Etats-Unis ces questions sont réglées par la voie jurisprudentielle. En France, l’autonomie des citoyens culmine dans l’exercice de leur pouvoir législatif, affirmation collective de principes universels intemporels, aux Etats-Unis, elle culmine dans l’exercice par chacun de son pouvoir contractuel. L’autonomie anglo-saxonne n’est pas liée à l’universel, elle est, par nature, pluraliste. Le médecin doit respecter la liberté du patient, ses croyances, ses choix, même s’il les juges irrationnels : se droguer, refuser une transfusion sanguine, refuser un traitement bénin, prendre des risques disproportionnés, ... .
Le second concept en jeu est celui de l’identité personnelle. Nous supposons implicitement qu’une personne doit être elle-même pour consentir à quelque chose. Mais, que veut dire être soi-même ? Une personne peut-elle, à un moment de sa vie, s’engager vis à vis d’elle-même par un texte qui prendra effet à un autre moment de sa vie ? Aux Etats-Unis, la première loi, Natural Death Act, rendant légal un testament de vie, Living Will, date d’octobre 1976, dans l’Etat de Californie ; elle oblige le réanimateur à respecter la volonté du patient exprimée avant, voire très longtemps avant, l’entrée en réanimation. En 1991, 42 Etats américains avaient reconnu la valeur juridique de ces testaments, et depuis le 1er décembre 1991, le Patient Self- Determination Act impose aux établissements de santé l’information des patients sur les soins médicaux et sur les droits d’y consentir ou de les refuser. La personne bien-portante signant son testament de vie et le patient arrivant en réanimation sont-ils la même personne ? Immensité de la question de l’identité. Elle englobe toute l’histoire de la philosophie depuis les interrogations de Parménide, au V ème siècle avant J. C., sur l’Etre et le Non-Etre et l’objection d’Héraclite : " on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ". Indiquons simplement une voie de recherche, en distinguant deux formes de l’identité. L’identité peut être la similitude, elle signifie qu’un objet est " le même ". Deux objets sont identiques si l’un a toutes les caractéristiques de l’autre, et un objet reste identique à lui-même si, en deux moments différents du temps, il présente les mêmes caractéristiques sans changement. Mais l’identité signifie aussi la singularité, ce par quoi un objet est " lui-même ". L’identité renvoie ici à la différence singulière, à l’unicité, à la particularité ; elle est ce par quoi un objet diffère de tous les autres, ce par quoi il est insubstituable, ce par quoi il est unique. La question de l’identité personnelle devient alors : qui suis-je ? Suis-je moi-même parce que je suis le même ou parce que je ne suis jamais le même ? Est-ce la même chose de dire de quelqu’un " il n’est plus le même " et " il n’est plus lui-même " ? Ces deux conceptions de l’identité s’opposent dans nos deux modèles.
Si l’on privilégie le premier sens, la personne se définit par son identité à elle-même dans le temps, par sa responsabilité vis à vis de ses actes et engagements passés. Nous sommes alors dans une vision statique de l’identité : le présent est jugé à la lumière du passé. Mais ce passé n’est pas pensé comme du passé, c’est-à-dire comme révolu, il est une négation de l’écoulement du temps, il est une permanence du présent. En fait, une telle conception nie la temporalité et l’historicité de la personne. L’individu est " le même ", il n’a pas d’histoire, pas de futur ouvert, pas de projet. Il nous semble que c’est cet individu sans histoire, qui consent dans le modèle anglo-saxon, qui établit une relation contractuelle avec le médecin comme avec un prestataire de service, qui signe son testament de vie ou son consentement à l’entrée à l’hôpital.
Si l’on privilégie le second sens, la personne se définit, au contraire, par le changement : ce qui rend chacun unique et insubstituable, c’est qu’il a une histoire, qu’il est une histoire et que cette histoire, jusqu’à l’instant ultime de la mort, n’est jamais achevée. L’identité personnelle est le récit en cours d’une vie. Dans notre représentation française de la personne, l’héritage du droit romain nous renvoie au premier sens, abstrait, intemporel, désincarné, mais l’héritage chrétien nous renvoie à l’histoire et à la temporalité. Le christianisme est à la fois une philosophie de l’Histoire et de la personne. Chez Saint Augustin, fondateur au Vème siècle de la philosophie de l’Histoire, les deux thèmes sont indissolublement liés. Il nous semble que cette interprétation prévaut dans notre culture. Ainsi, le philosophe Paul Ricoeur parle-t-il de " l’identité narrative " de l’homme. La dimension temporelle de l’identité expliquerait peut-être la réticence des médecins français devant les testaments de vie. Elle semble fondamentale pour comprendre leur attitude eu égard à la vérité à dire aux malades : ne pas dire toute la vérité tout de suite, " laisser du temps au temps ", laisser au malade le temps de reconstruire son identité, de redevenir lui-même alors qu’il n’est plus le même. Un homme est une histoire. Son consentement aux soins peut varier, il s’inscrit dans une temporalité constructrice à partager avec les soignants.
Enfin, se trouve en jeu la représentation du lien de la personne à son corps. La médecine transgresse l’interdit de toucher le corps de l’autre. Le consentement aux soins contraint à poser la question du statut du corps humain . Celui qui consent doit être propriétaire de son corps . Notre corps nous appartient il ?
Dans le modèle autonomiste anglo-saxon, l’homme a comme un droit de propriété sur son corps. C’est ce qui découle de l’Habeas Corpus. Un texte de Common Law de 1767 affirme que " la personne doit être protégée contre les atteintes corporelles d’autrui qu’elle n’a pas autorisées ". Dans la philosophie politique anglaise, la propriété du corps est un droit naturel fondamental. Chez Hobbes, auteur de la première grande théorie du contrat social dans Le Léviathan de 1651, tous les droits naturels de l’individu ne sont pas aliénables à l’Etat dans le contrat social, en particulier, la sécurité personnelle et le droit à la vie. Pour le deuxième grand penseur politique anglais, Locke, la propriété du corps est également un droit naturel dans le Deuxième traité du gouvernement civil de 1690. Or, Locke sera le grand inspirateur de la Déclaration américaine de 1776. Cette propriété du corps fonde, par exemple outre-Atlantique, la validité des testaments de vie ou la possibilité de vendre son sperme ou son sang.
Dans le modèle français, l’homme n’est pas propriétaire de son corps, on pourrait dire qu’il n’en est que " l’usufruitier ". Le fait justificatif de l’acte médical n’est pas le consentement du patient : c’est la nécessité thérapeutique et le respect du principe de juste proportion qui permettent au médecin l’effraction du corps. Le consentement peut être présumé, par exemple, pour les prélèvements d’organes sur les morts majeurs, dans la loi de 1976, dite loi Caillavet, reprise par les Lois dites de bioéthique de Juillet 1994. Cette désappropriation du corps trouve son origine dans le droit romain, qui distinguant les personnes et les choses fait disparaître le corps du droit. Dans les Compilations justiniennes de 534, le corps est hors droit civil, relevant du sacré religieux pour les funérailles - au-delà des personnes - ou de l’hygiène publique pour les nuisance - en deçà des choses. Le droit romain donc oublie les corps et invente la fiction juridique de la personne, support désincarné des droits. " Personne n’est propriétaire de ses propres membres " dit le Code Justinien. Le droit médiéval canonique réintroduira le corps dans le droit, mais le Code Civil napoléonien revient à l’escamotage du corps. Les questions sociales de la révolution industrielle, le travail des enfants, l’hygiène du travail, mettent à nouveau les juristes devant le corps : la fameuse loi du 9 Avril 1898 sur les accidents du travail organise l’indemnisation des dommages corporels subis par les salariés. Mais finalement ce sont les progrès contemporains de la médecine qui contraindront les juristes à penser véritablement le corps dès lors que certaines de ses parties - le sang, la cornée, certains organes et tissus , le sperme - pourront être conservées hors du corps. Comment s’est faite cette introduction du corps dans le droit ? L’idée première de la loi de 1952 c’est que le sang n’est pas une marchandise et ne doit pas donner lieu à profit. On pose donc en principe que le sang n’est pas une chose et, donc, que le corps - dont il est une partie - n’est pas une chose non plus . Tous les efforts conceptuels du Rapport Braibant, préparatoire aux lois de Juillet 1994, s’inscrivent dans cette même logique : "le corps c’est la personne ". Le corps est bien réintroduit dans le droit, mais le citoyen n’en est pas propriétaire, il n’est pas une chose ". Nous pensons qu’au-delà de la crainte de la commercialisation et du profit, il y a aussi en France une représentation symbolique très forte du citoyen comme "membre" d’un autre corps : le corps politique, c’est-à-dire l’Etat, qui serait, en quelque sorte, propriétaire des corps. L’émergence de l’Etat comme corps mystique du Roi du XIème au XIIIème siècle, l’organicisme des penseurs politiques des XVIIème et XVIIIème siècles, l’omniprésence du discours médical et religieux du corps chez les Révolutionnaires, le modèle social microbiologique des hommes de la IIIème République, toute cette histoire politique a construit chez nous une représentation d’appartenance au corps collectif de la Nation, représentation qui rend si familière et si évidente l’idéologie du don, de la gratuité et de l’anonymat. Nous ne sommes bien que les " usufruitiers " d’un corps qui appartient à l’Etat, que la loi Caillavet rend à la solidarité nationale, et sur lequel les médecins ont un droit d’effraction, délégué et contrôlé par l’Etat .
Nous voyons donc qu’il s’agisse de l’autonomie, de l’identité personnelle ou du statut du corps humain à quel point les conceptions française et anglo-saxonne diffèrent. C’est pourquoi il nous semble que, sortant du paternalisme, la relation thérapeutique, aujourd’hui en France, se construit selon une " troisième voie " qui n’est ni le paternalisme bienfaisant, intenable désormais, ni le pur respect de l’autonomie, incompatible avec nos représentations culturelles et nos valeurs partagées. Nous cherchons donc à concilier le respect de l’autonomie des personnes avec l’universalisable, la bienfaisance protectrice et solidaire de l’Etat, l’historicité de la personne, l’égalité - car derrière le déni des corps il y a l’égalité des personnes - la non-commercialisation, qui sont des héritages de notre passé et semblent être encore des choix de notre société pour le présent. Ainsi nous refusons une autonomie pure qui laisserait chaque patient exprimer et faire valoir ses préférences singulières, quelles qu’elles soient, même si elles sont irrationnelles et dangereuses pour lui, devant un prestataire de soin neutre et indifférent. La frontière est étroite entre la tolérance, morale, et l’indifférence, immorale. L’Etat, par l’intermédiaire des médecins, protège contre eux-mêmes ou contre des pressions extérieures le toxicomane comme le gréviste de la faim ou le suicidant récidiviste, craignant que leur liberté ne dérive vers une liberté arbitraire et autodestructrice ou une soumission inconsciente à des déterminismes psychologiques et sociaux auxquels le patient se plierait à son insu en croyant qu’il s’autodétermine. L’autonomie ne peut s’exercer contre le principe de bienfaisance ni contre le principe de justice, c’est-à-dire sans référence à une collectivité solidaire à laquelle nous appartenons.
Mais dès lors que le respect de l’autonomie peut être contrebalancé par d’autres principes, il y a un risque extrême et constant de pouvoir illégitime, sous prétexte du respect de ces autres principes. Il faut donc affirmer avec force le principe d’autonomie. C’est ce que font les textes récents, Lois dites de bioéthique de juillet 1994, Charte du patient hospitalisé de mai 1995, nouveau Code de déontologie de septembre 1995, enfin, Rapport dit Rapport Evin du Conseil économique et social de juin 1996, qui mettent l’accent sur le consentement du patient, le respect du refus de traitement, l’information des patients, bref les droits des patients, qui se substituent, dans la morale médicale, aux devoirs des médecins à l’égard des patients. Cependant, si les soignants sont tenus de respecter la liberté des patients, la jurisprudence les incite à ne pas sombrer dans " l’indifférence coupable ". S’ils sont tenus de donner toute l’information au patient sur diagnostic, pronostic et traitements, ils doivent chercher ce que le patient peut et veut savoir, en faisant preuve " d’humanisme ". L’article 35 du Code de déontologie leur permet de " tenir un patient dans l’ignorance d’un diagnostic ou d’un pronostic grave " selon le jugement de leur conscience. Le même Code leur enjoint de respecter tout refus de traitement clairement exprimé, mais la jurisprudence les incite à " ne pas céder trop facilement " et à assurer la continuité de " soins attentifs et conformes aux données de la science ". Ainsi, les récents textes ordinaux et législatifs comme la jurisprudence actuelle sur l’information, le consentement et le respect du refus de traitement s’inscrivent-ils dans cette troisième voie, comme une ligne de crête difficile et moralement exigeante entre paternalisme et respect de l’autonomie, menacée du danger du pouvoir illégitime et de celui de l’indifférence désengagée.
Nous conclurons sur deux remarques. A un niveau méta-éthique ce qui est en jeu - aujourd’hui dans les sociétés démocratiques - dans la question du respect de l’autonomie, c’est le statut de l’éthique séculière. Dans les démocraties occidentales, il n’y a plus de croyances religieuses communes qui fonderaient de façon hétéronomique des valeurs morales partagées par tous. Nous sommes dans l’éthique séculière. Comment la définir ? Est-elle une éthique commune minimale, sans contenu propre mais permettant la négociation pacifique - et c’est en cela qu’il s’agit d’une morale - entre des personnes ayant chacune des représentations tout à fait singulières et particulières de la vie bonne ? L’éthique serait alors méthodologique. C’est la thèse de T. Engelhardt, par exemple, aux Etats-Unis. Hypothèse compatible avec un modèle autonomique fort, et séduisante pour chercher une solution aux conflits de valeurs dans une société multiculturelle et communautarienne comme la société nord-américaine. Ou bien l’éthique séculière est-elle substantielle, c’est-à-dire ayant un contenu, défendant des valeurs propres, comme par exemple, l’éthique républicaine rationaliste laïque de L. Ferry en France ? Dans une telle hypothèse, l’Etat républicain, via les médecins, peut être paternaliste et imposer des valeurs fortes pour protéger certains patients de leurs croyances lues comme des assujettissements à l’irrationnel. Hypothèse séduisante dans un Etat séculairement centralisé, avec un fort sentiment national d’appartenance à une nation une depuis des siècles. La troisième voie se lit dès lors comme une laïcité républicaine difficile et toujours risquée, qui reconnaît la liberté d’opinion, de culte et de croyance, qui laisse chaque citoyen libre de ses choix de vie, mais qui protège aussi les citoyens des atteintes qu’ils pourraient porter eux-mêmes à leur propre liberté et à leur dignité. C’est à cet équilibre instable que renvoient aussi bien les débats sur les sectes ou sur le port du " voile islamique " dans les établissements de l’Education Nationale que le respect du refus de transfusion sanguine des témoins de Jéhovah, l’injonction thérapeutique imposée au toxicomane ou l’hospitalisation à la demande d’un tiers. C’est à cet équilibre instable que renvoient les ambigüités du statut juridique du corps humain et des interventions médicales en France.
Seconde remarque. Si le modèle paternaliste français évolue vers une forme plus autonomique, le modèle autodéterministe nord-américain évolue lui-même vers une réintégration du principe de bienfaisance et du principe de justice dans la pratique médicale. Le débat très important sur la futility de certains soins réintroduit, via le principe de proportionnalité et la protection de l’intégrité éthique des médecins, la question de la bienfaisance. Il existe un bien objectif à faire prévaloir, même contre certains souhaits des patients. D’autre part, le grave débat sur la juste allocation des ressources en matière de santé et les essais-échecs du Président Clinton pour réformer le système de santé réintroduisent le principe de justice, via la question de la solidarité. Il n’y pas de véritable autonomie des personnes sans inscription dans une solidarité collective. Les deux modèles convergeraient donc. Comment expliquer cette convergence des modèles de la relation médicale ? Simple résultat factuel d’une circulation croissante des hommes et des informations ? Evolution de la médecine occidentale et émergence de quelque chose qui se distingue réellement comme bio-éthique ? Ethique séculière minimale éclectique, dans un temps marqué par " la mort des idéologies " ? Existence d’une rationalité universelle de finalité cosmopolitique, ce que Kant appelait le transcendantal ? ... La question reste ouverte pour le philosophe.
Suzanne RAMEIX