Le plan pour la santé mentale est réputé « massif », le mot vient masquer le peu de moyens réellement dégagés pour la psychiatrie, qui auraient pu être à la mesure de la dégradation des soins. Plus grave, il masque aussi l’absence de conception générale de la psychiatrie, intriquée qu’elle est avec la « santé mentale », concept indéfinissable si ce n’est en terme de normes. Ceci est repérable dans les rapports successifs demandés par les ministres, jusqu’au dernier en date, le rapport Clery-Melin (1). La réflexion ne devrait pas se limiter aux « psy », car elle concerne des éléments fondamentaux pour toute société : la façon dont elle se comporte avec les fous, les exclus, les non-productifs, et de manière plus générale dont elle traite avec la subversion. Or nous sommes poussés, comme l’ensemble de la société, à concevoir une sorte de renaturalisation du monde, qui obéirait à des lois (la loi du marché n’étant pas la moindre) dont la maîtrise nous échappe, que nous pouvons au mieux observer scientifiquement, au pire subir passivement. Saisis par la quête de consensus immédiat, avant même de pouvoir poser une vraie problématique, nous ne nous questionnons plus. Cela va avec une absence totale de mise en perspective historique, et le recours « massif » à des grands fétiches non questionnables, je citerai Science, Qualité, Autorité. Mais comment agir en l’absence de questionnement ?
Les psychiatres ont-ils fait leur travail « social », celui qui consiste aussi à renvoyer à la société ce qu’ils observent ? Les patients, particulièrement ceux qui souffrent de psychose, nous font sentir profondément les absurdités et la violence percutante du monde réel. L’absence de sens qu’ils perçoivent les rend insensés aux yeux de la société. Comme le dit Carlo Ginzburg (2) à propos du procédé littéraire de l’estrangement, nous pouvons avoir grâce à nos patients un regard un peu décentré, qui nous donne « un point de vue pour l’observation de la société d’un œil distant, étonné et critique ». Il ajoute : « l’estrangement me semble susceptible de constituer un antidote efficace à un risque qui nous guette tous : celui de tenir la réalité (nous compris) pour sûre »
Des moyens sont indispensables, mais aussi et surtout des concepts, un échange réellement dialectique avec la société qui permette d’utiliser ces moyens pour soigner. Ceci se joue dans une possibilité de se saisir vraiment des questions que posent les pathologies mentales et leurs soins, de la prévention à l’insertion des patients, dans une société suffisamment tolérante. Or paradoxalement, les rapports entre la psychiatrie et la Science tendent actuellement à fermer plus de portes qu’ils n’en ouvrent.
« Les études ont montré », « les scientifiques disent », les médecins en viennent à se concevoir comme scientifiques, reléguant dans la non-modernité la relation médecin-malade, l’art, la pratique, la clinique ; le ministre de la santé ne nous dit-il pas que la cardiologie est une science dure ! Le directeur de la toute nouvelle Haute Autorité en Santé veut nous imposer comme allant de soi la « médecine basée sur les preuves » (Le Monde du 26 janvier) : « La question est de savoir comment favoriser l'"evidence based medicine" - la médecine fondée sur les preuves - dans la pratique quotidienne ». Celle-ci, partie du Canada, investit en nappe d’huile la médecine, qui tend vers la pure technique. Cela signifie que le moyen d’action n’est plus la relation de soin, mais les protocoles de soins, collusion entre illusion de science et judiciarisation.
Illusion de science, car il s’agit d’une Science conçue comme Autorité, qui ne nécessite ni conscience ni doute. Dans cette démarche, les problématiques sont remplacées par des énumérations, sans aucune dialectique, la conclusion s’imposant d’elle-même par la force de l’affirmation. De cela nous avons eu un exemple récent avec le colloque sur « valeurs humaines et neurosciences » (le Monde du 2 février). Ainsi J. P. Changeux répétant sous diverses formes « Il ne faut pas penser qu'une approche objective via la connaissance scientifique soit antagoniste d'une réflexion sur les valeurs morales et sur ce qui définit le beau. Bien au contraire, je pense que cette approche enrichit cette réflexion. ». Comment cette réflexion est-elle posée ? Dans la même interview : « Les neurosciences vont nous apporter une nouvelle vision, une nouvelle conception, de l'homme et de l'humanité ». Ce qui transparaît c’est l’homme vu comme un cerveau dans une splendide autarcie, les relations, l’intersubjectif ne faisant plus partie de l’objet scientifique. On peut isoler le cerveau, le considérer « à l'échelle cellulaire et moléculaire, au niveau des réseaux de neurones », et l’étudier comme une boite noire, sans bien sûr tenir compte de la relation de l’observateur à l’observé. L’homme machine solitaire, la société somme de machines.
Avec la médecine « protocolaire » est à l’œuvre de manière cachée pour nous Français, mais qui apparaît à l’évidence dans des études anglo-saxonnes, l’idéologie de l’utilitarisme (fondée par John Stuart Mill) qui considère que l’homme est mu par son intérêt personnel. Utilitarisme que certains repèrent comme le fondement de l’ultra-libéralisme. Cette science-là préconise des protocoles concernant peu à peu tous les aspects du soin.
Ainsi un exemple est pour moi « désespérément » symptomatique de cette évolution. Nous allions vers une diminution des chambres d’isolement et des attaches, déjà disparues dans un certain nombre de secteurs psychiatriques. On savait que les attaches provoquaient l’agitation, qu’elles compromettaient toute vraie relation soignante, l’infiltrant de peur réciproque. Il ne s’agit pas de nier ici qu’exercer une contrainte est parfois nécessaire, au contraire, c’est ce qui a pu structurer une part de la réflexion psychiatrique et les rapports de la psychiatrie et de la société. Mais actuellement, l’idée d’attacher redevient fréquentable. Cherchez un service qui n’a pas son matériel pour attacher, ses chambres d’isolement ? Et la bonne conscience est due aux protocoles qui nous donnent le « cadre » scientifique, rendant ainsi ces actes magiquement éthiques et thérapeutiques. De plus l’obéissance à des protocoles entravent nos motivations, notre volonté d’action, et nos capacités à imaginer.
Dans notre monde technique, la distance s’accroît entre un réel mécanisé et ce qui dans l’imaginaire nous permet de le penser afin de le transformer. L’efflorescence de certaines pathologies, les états limites, renvoie à cet écart, comme s’il n’y avait plus d’embrayage entre le monde intérieur et le réel. C’est là que se niche la pathologie, mais aussi les désespérances, les impossibilités d’agir sur le monde. Illusion d’être libre dans sa tête, mais comment être libre seul ? Son monde intérieur, on peut le transformer seul ; pour le réel, il faut retrouver le social et le politique. Les patients nous apprennent aussi la puissance des mots et leur impact, quand les mots deviennent comme concrets dans leurs délires et leurs hallucinations. Actuellement, tout se passe comme si le langage, l’outil de la pensée, se vidait de sa substance en se vidant de conflictualisation. En se « scientifisant », il perdrait ainsi sa force poétique agissante.
Nicole Koechlin
Praticien hospitalier
Centre Hospitalier Sainte Anne. Paris
(1)- De la psychiatrie vers la santé mentale. Rapport de mission juillet
2001. E. Piel, J-L Roelandt
- plan d’actions pour le développement de la psychiatrie et la promotion de la santé mentale
- Septembre 2003. Ph.
Clery-Melin, V. Kovess, J.C. Pascal