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REPONSE DE JEAN-LUC ROELANDT A JEAN-JACQUES  LOTTIN

A propos de sa réaction à l’article de la Revue Santé mentale au Québec, mis en ligne sur le site www.serpsy.org  « Où va la Psychiatrie ? Je ne sais pas, en tout cas… elle y va ! »



Mon Cher Jean-Jacques,

 

Merci pour ton petit mot qui me va droit au cœur ; cela fait toujours plaisir d’avoir des nouvelles d’un ami, après un long silence.

 

Le texte « Où va la psychiatrie ?… » qui a suscité ton commentaire, correspond à une commande de la Revue « Santé Mentale au Québec ». C’est un exercice difficile de penser l’avenir, car on risque surtout de se fourvoyer. J’ai donc écrit ces quelques lignes en référence à mon expérience psychiatrique française, mais aussi africaine (via les missions réalisées pour l’Organisation Mondiale de la Santé dans plusieurs pays) et européenne (via de nombreuses visites de services psychiatriques et des échanges riches, pas seulement en Italie d’ailleurs), ainsi qu’à la lecture de la presse scientifique actuelle, des débats qui agitent le champ et ses extensions dans la société.

 

J’ai surtout tenté de me démarquer du débat franco-français des spécialistes du fait mental, qui a son intérêt, certes, mais aussi ses limites. Ce faisant, je ne pensais pas du tout faire acte de « totalitarisme », ni de « réaction » ; ni le contraire d’ailleurs. Dans mon esprit, il s’agissait uniquement de mener une réflexion avec mes outils théoriques et historiques actuels, mais surtout à partir de ma pratique clinique, car j’ai toujours essayé de mettre mon discours en accord avec mes actes.

 

Permets-moi tout de même de souligner quelques inexactitudes dans tes propos.

 

 

psychiatrie et precarite : « les fous sont dans la rue car ‘on’ a vide les asiles »

A Lille, grâce à la bonne volonté de tous, nous essayé de soigner les « clodos », « SDF » comme tu les désignes, qui ont des troubles psychiques, grâce à un système qui s’appelle DIOGENE. C’est un dispositif intersectoriel qui relie les 8 équipes de psychiatrie publique lilloises en une équipe mobile, qui intervient dans 17 foyers d’hébergement, et dans la rue par le biais du Samu Social. Ce n’est évidemment pas parfait, mais c’est un honneur pour la psychiatrie publique d’avoir mis ce dispositif en place. Le problème des personnes SDF est évidemment le manque de logements ; la crise de l’immobilier et du logement social ne dépendent pas de la « clinique psychiatrique » mais des politiques sociales. Et ces dernières ne dépendent pas directement de nous, tu le sais très bien.

 

Pourtant, lorsque nous impliquons les élus locaux - comme c’est le cas sur notre secteur à Lille-Est mais ailleurs aussi - ainsi que les services médicaux, médico-sociaux et sociaux, les familles et les usagers eux-mêmes, c’est-à-dire à partir du moment où nous associons l’insertion et le soin, nous arrivons à obtenir des logements sociaux en quantité. Depuis 30 ans, et en partie grâce à ton action et celle du Conseil régional Nord-Pas-de-Calais, 150 appartements sont maintenant disponibles pour des gens ayant des troubles psychiques et des difficultés d’insertion sur les villes d’Hellemmes, Mons en Baroeul, Lezennes, Faches- Thumesnil, Ronchin et Lesquin dans la banlieue Est de Lille.

 

Contrairement à ce que tu affirmes, le service de psychiatrie publique de Lille-Est n’a jamais mis personne à la rue. Nous avons par contre accueilli beaucoup de personnes qui étaient à la rue et que nous avons aidé à s’installer dans les appartements associatifs, que nous avons pu obtenir grâce aux élus.

 

 

psychiatrie et prison : « les fous sont dans les prisons car ‘on’ a vide les asiles »

La deuxième inexactitude de ton texte concerne la prison de Loos-Lez-Lille. Je m’étonne qu’il y ait selon tes dires « 60% de personnes incarcérées souffrant de psychose ». L’étude menée par Jean-Louis Terra en 2003 montrait que 55% des personnes incarcérées souffrent de troubles psychiques, qu’elles soient dépressives, anxieuses, toxicomanes ou alcooliques et parmi elles 7% de schizophrénie. Ton chiffre me paraît un peu fort, mais je pense que tu me donneras rapidement les sources et je ferai alors amende honorable.

 

Le problème des prisons est extrêmement complexe : les gens qui y vont correspondent à des personnes qui sont en difficultés sociales pour la plupart (précarité, difficultés familiales, mais aussi difficultés psychologiques). Ajoutons à cela les conditions d’incarcération et de vie dans les prisons, dénoncées de toute part depuis des années et pour lesquelles la France se fait régulièrement épingler (cf. le denier rapport du Conseil de l’Europe). On peut s’étonner qu’il n’y ait pas  plus de gens qui souffrent psychiquement dans ce genre de lieux. Il faut donc, et c’était la leçon foucaldienne, véritablement réformer la prison. Faute de quoi, on verra les personnes qui ont des troubles psychiques augmenter étant données les conditions environnementales qui les favorisent.

 

 

toujours a l’asile !

Tu remarques aussi que le secteur de Lille-Est a encore ses lits d’hospitalisation à Armentières. Plus pour longtemps je l’espère.

 

J’aurais bien aimé quitter Armentières il y a 20 ans, lorsque tu nous aidais à progresser. Mais la rénovation du pavillon 11 de l’hôpital psychiatrique (ancien pavillon de force), avait été décidée par les autorités politiques pour maintenir l’emploi sur place. On peut donc considérer que notre désir de changement radical avait été battu à l’époque et nous n’avons pas pu nous redéployer dans la cité.

 

En 1995, j’ai évoqué avec Pierre Mauroy la possibilité de mettre en place une structure mixte, comprenant des lits de psychiatrie associés à un centre d’art contemporain sur Lille-Hellemmes (soit au plus près des populations desservies par le secteur). Malgré les promesses de l’époque, rien ne s’est réalisé. Il n’y a pas eu moyen de financer la partie culturelle par les villes de Lille, ni d’Hellemmes.

 

Faute de financements, et afin d’éviter les aller-retours intempestifs entre les communes du secteur de psychiatrie et les lits d’hospitalisation distants de plus de 10 kms, nous avons donc mis en place progressivement un dispositif de suivi en ville et d’alternatives à l’hospitalisation, permettant d’éviter le recours à l’hospitalisation classique à l’hôpital (11 places en familles d’accueil alternatives à l’hospitalisation, 4 en résidence sociale et thérapeutique en attente de logement, une équipe mobile 24h/24 et 5 places en soins intensifs dans la cité, selon le modèle anglo-saxon). Ce dispositif nous permettra d’implanter nos quelques lits au plus près de la population, une fois tous les services intégrés dans la cité.

 

En effet, notre projet est maintenant d’être hébergés par le CHRU de Lille (implanté à l’intersection de l’ensemble des lignes de métro et de bus pour notre secteur), en y ouvrant une petite structure de 10 lits, qui devraient suffire, étant donné notre mode de fonctionnement en réseau avec les structures médicales et psychiatriques lilloises existantes.

 

Finalement, on peut dire que ces retards au départ d’Armentières nous permettront de déplacer les derniers lits prochainement sans recréer de lieux ségrégatifs ailleurs. Le service est déjà prêt dans la mesure où 70% de personnels temps plein hospitalier sont déjà intégrés dans les structures de la cité.

 

Nous suivons actuellement 2000 personnes par an sur le secteur (hors dispositif DIOGENE et hors psychiatrie de liaison). Durant le dernier trimestre 2005, il n’y a eu, en moyenne, que 5 personnes hospitalisées, pour une durée moyenne de séjour de 7,28 jours.

 

Nous n’avons jamais refusé de patients adressés par d’autres secteurs de psychiatrie faute de place. Par contre, cela fait maintenant des années que nous n’avons plus transféré des patients  de notre secteur vers d’autres secteurs. Tout cela a été rendu possible par le fonctionnement du service avec les acteurs de la cité et grâce au redéploiement des professionnels de l’hôpital dans les structures et dispositifs de soins complètement intégrés dans la ville, essentiellement dans du soin à domicile.

 

Trente années ont été nécessaires pour réaliser tout cela. Période pendant laquelle nous sommes donc passés de 300 lits d’hospitalisation à Armentières et 550 personnes suivies par an à l’hôpital, à 2000 personnes suivies en ville et 5 à 10 lits occupés en moyenne, dans un service ouvert (quel que soit les modalités d’hospitalisation HO, HDT ou HL). Les usagers – les patients comme tu les nommes - et les aidants (entourage, familles) sont actifs dans l’ensemble du dispositif.

 

En résumé, nous avons simplement essayé de mettre en pratique la philosophie de Lucien Bonnafé : « Des hommes pas des murs ».

 

Je t’invite donc à le visiter ce dispositif de soins quand tu le veux. Tu seras le bienvenu et tu verras que l’argent du contribuable que tu nous as largement attribué il y a 30 ans a été bien utilisé.

 

 

de la psychiatrie vers la sante mentale, c’est le chaos

Je n’ai pas bien compris pourquoi j’avais, selon toi, « enfin obtenu de déclasser, déspécifier, médicaliser la psychiatrie [je pense que c’est un lapsus ?], de la désintégrer en la faisant digérer par ce monstre méthodo-idéologique de l'ultra-libéralisme qui nous inonde de ses référentiels et protocoles de soins, de ses guides de bonne pratique et conduite, de ses rapports INSERM foireux, de notre très HAUTE autorité maniaque en santé, de sa standardisation mortifère, de son culte des moyennes et de la méta analyse, de son mépris pour le patient devenu client et consommateur "consentant" et avisé.. Un système qui ressemble de plus en plus au soviétique. »

 

En quoi le système que nous avons mis en place ressemble-t-il de plus en plus au système soviétique ?

 

Je ne comprends non plus en quoi je suis personnellement en cause dans « la démolition d’un pan de l’histoire de la clinique et de l’éthique du soin en psychiatrie » ?

 

Mais tu pourras m’expliquer tout cela lors de notre prochaine rencontre.

 

 

Mon travail a été, est et sera toujours d’essayer de transformer l’institution psychiatrique totalitaire que j’ai connu il y a 30 ans, en des services de soins et d’aide aux personnes ayant des troubles psychiques, en essayant d’éviter la stigmatisation et la discrimination. Les résistances ont été multiples, et il reste toujours difficile pour beaucoup de considérer les personnes qui souffrent de troubles psychiques comme des citoyens qui ont besoin d’aide et de soins, de la communauté, des familles, des amis, de la collectivité et du corps médical.

 

Les positions actuelles d’alliance entre usagers, familles, élus locaux et professionnels me font toutefois penser que la psychiatrie est sur la bonne voie. Un des derniers numéros de Contact Santé, revue de la Maison Régionale de Promotion de la Santé que tu as contribué à créer, a été entièrement consacré à la Santé Mentale. Il a mis en évidence le rôle de tous les acteurs. Cette revue est distribuée au niveau de la région. Suite à ce dossier spécial, une proposition concrète a été faite d’adjoindre à toutes les actions de promotion de la santé, des actions de promotion en faveur de la santé mentale.

 

Mais peut-être est-ce une hérésie tout cela ?

 

 

plus que des discours et des paroles, ce qui compte ce sont les pratiques.

C’est généralement ce que nous reprochent nos collègues étrangers : de bien parler, de trop parler et de ne pas montrer ce que nous savons faire. C’est pour cela que le service où je travaille est entièrement ouvert à toutes les visites, que ce soit des professionnels, des usagers, des journalistes ou des amis comme toi. Toutes ces visites nous profitent puisque les critiques qui peuvent nous être faites nous permettent de nous améliorer constamment.

 

 

Pour finir, je soumets ces quelques chiffres à ta réflexion. Nous avons essayé avec la DRESS, l’IRDES et le Centre Collaborateur O.M.S. de définir 6 « critères de bonnes pratiques » et de voir comment ils étaient appliqués au niveau de l’ensemble des secteurs de psychiatrie publique. Les résultats sont les suivants :

 

CRITERE

% de secteurs répondant positivement

le secteur a mis en place un dispositif de réponse à l’urgence, via un membre de l’équipe ou un membre rattaché à un pôle intersectoriel d’urgence

85%

le secteur assure une permanence téléphonique 24h/24, via un répondeur téléphonique ou un transfert d’appel vers un soignant du secteur,

69%

le secteur a plus de 50% de personnel (tout personnel confondu) travaillant hors des unités d’hospitalisation temps plein

30%

le secteur n’a pas d’unité d’hospitalisation fermée

27%

le secteur est « toujours » en relation directe avec le médecin généraliste des patients

22%

le secteur a au moins une réunion par mois avec les associations et familles d’usagers

10%

(Source : DREES, Rapports de secteur de psychiatrie générale 2000)

 

 

En 2000, seuls deux secteurs de psychiatrie générale sur 850 remplissaient ces six critères,  21 en remplissaient cinq et 16% remplissaient au moins quatre critères.

 

 

Comme tu le vois, le travail qui reste à faire est considérable. Malgré tout, je suis persuadé que le plus grand problème à l’heure actuelle est l’égalité des chances de santé (mentale) des citoyens, le droit au logement pour tous (qui est très difficile pour les gens qui ont des troubles psychiques), et le droit au travail. La plupart des gens qui ont des maladies mentales sévères, n’ont pas accès au travail. Ces inégalités sont intolérables et c’est contre celles-ci que nous devons avant tout nous mobiliser. Droit aux soins, droit au travail, droit au logement, égalités des chances. Seule une politique forte de santé publique pourrait y répondre, mais cela est un autre débat.

 

Tu es donc le bienvenu dans nos services publics de psychiatrie intégrés dans la cité.

Cela me fera plaisir de te revoir … avant l’application de la fatwa contre moi.

 

Très amicalement.

Jean-Luc ROELANDT 

22 février 2006




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