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LA PASSION CLASSIFICATRICE EN PSYCHIATRIE : UNE MALADIE
CONTEMPORAINE ?
Claire GEKIERE, psychiatre de secteur dans le Nord-Isère
Colloque du CEFA : « PASSIONS », 8 -9
décembre 2006, Paris
Trier, compter, classer
passionne les psychiatres de longue date.
De « L’aliéniste »
décrit par Machado de Assis en 1881, qui
interne dans sa maison de fous les quatre cinquièmes des habitants de la ville,
puis, inversant sa théorie, les libère pour interner les gens sans défauts pour
enfin s’interner lui-même au nom de ses théories scientifiques successives
(1), aux DSM actuels (6 versions
successives à ce jour de ce manuel
diagnostique et statistique des troubles mentaux) (2) imposant des diagnostics syndromiques
critériologiques, en passant par les grands asiles bâtis au 19°siècle qui ont
permis d’observer en même temps individuellement et collectivement des
populations captives et d’en tirer la clinique psychiatrique classique (en
combinant histoires de cas et analyse statistique) (3), cette activité
classificatoire a une histoire durable et complexe.
Je souhaite vous parler
aujourd’hui de l’affection violente pour les classifications qui empoigne la
psychiatrie contemporaine, affection violente mais aussi contagieuse, dont sont
atteints les psychiatres, même ceux qui souhaitent s’en protéger.
Elle produit aussi des effets
nuisibles sur les personnes soignées en psychiatrie, qui disposent d’une faible marge de manœuvre
pour se soustraire à cette passion. Leur redéfinition récente en usagers plus
ou moins partenaires n’y suffit pas.
Je fais l’hypothèse qu’il s’agit
d’une maladie iatrogène, c'est-à-dire grandement liée à la politique offensive
de promotion des médicaments psychotropes par les groupes pharmaceutiques. Elle
trouve un terrain favorable dans l’acharnement actuel à créer des inclusions
stigmatisantes dans tous les domaines.
L’adoption il y a trois jour de
la loi sur « la prévention de la délinquance » me dispense hélas
d’autres exemples dans ce domaine, puisque que ce texte, qui asservit le code
de la santé publique au ministère de l’Intérieur, prévoit entre autre un
fichier centralisé des personnes hospitalisées d’office, et encore de nouvelles
obligations de soins.
En psychiatrie cette fabrication
d’inclusions (4) passe par les usages du diagnostic. Je vais en aborder trois:
Le
diagnostic psychiatrique objet flottant entre médecin et malade
Le
diagnostic psychiatrique produit de consommation hospitalier
Le
diagnostic psychiatrique au temps des
DSM (5)
LE DIAGNOSTIC PSYCHIATRIQUE
OBJET FLOTTANT ENTRE MEDECIN ET MALADE
Parmi les rituels d’inclusion en
psychiatrie, le diagnostic tient une place de choix, notamment comme ticket
d’entrée (6) à l’hôpital. C’est ce qu’illustre de façon très argumentée l’étude
de D.ROSENHAN de 1973 traduite en
français dans « L’invention de la réalité » (7). « Etre sain
d’esprit dans des endroits pour aliénés »
raconte comment 8 volontaires
sains d’esprit, demandant à être soignés pour avoir entendu des voix disant des
mots comme « vide », « creux » et « étouffant »,
symptôme allégué uniquement à l’entrée, avaient passé entre 7 et 52 jours en
hospitalisation psychiatrique (dans 12 établissements différents à travers les USA) et étaient
ressortis avec un diagnostic de « schizophrénie en rémission », après
tous avoir été admis, sauf une fois, avec un diagnostic de schizophrénie.
On ne peut pas ne pas
diagnostiquer.
Comment se fabrique ce
diagnostic inclusif ?
Il se fabrique dans la tête du
psychiatre, en quelques instants (5). « La majorité des diagnostics sont
posés après deux à trois minutes d’entretien et, dans environ ¾ des cas, après
cinq minutes ». Ce diagnostic perdure ensuite, et les cliniciens ne
peuvent pas préciser comment ils en sont arrivés là.
Dans la tête du psychiatre donc
et en fonction de son contexte social. Voir les nombreuses études sociologiques
(8) comme celle qui montre que, lorsqu’on a demandé à « des psychiatres de
diagnostiquer l’état d’un individu hypothétique décrit comme atteint d’une
série fixe de symptômes psychiatriques », la race et le sexe des
psychiatres et des sujets imaginaires ont fait varier les
résultats : « les sujets masculins noirs » obtenaient des
diagnostics plus graves, et les psychiatres hommes « ont eu davantage
tendance que leurs consoeurs à diagnostiquer les sujets féminins comme
dépressifs ».
Malgré tout beaucoup d’entre
nous croient au diagnostic en psychiatrie comme réalité intangible, et donc
pensent que la maladie mentale est un attribut en soi du malade. Pour la
découvrir il suffit de la rechercher dans l’individu isolé et de l’étiqueter
ensuite.
Or penser un diagnostic comme
une invention, construit dans l’interaction avec tel patient à un moment donné,
ou encore considérer un diagnostic comme une narration, le baptême d’une
expérience qui aurait pu se baptiser autrement, a beaucoup d’avantages, et
notamment celui d’augmenter le nombre de choix possibles (9) pour les
protagonistes.
Je pense ainsi à des parents
inquiets pour leur fils, vivant au loin, et venus me voir avec trois
diagnostics : celui de la première hospitalisation de leur fils, celui
transmis par celui-ci selon l’avis de son psychiatre, et celui trouvé sur
internet. Ils sont repartis avec cinq, après que nous en ayons fabriqué deux
autres ensemble en entretien.
Car, et c’est assez récent, les
patients et leurs familles se sont emparé des diagnostics psychiatriques, dans
le même mouvement où ils se revendiquaient usagers. Beaucoup de collègues
supportent mal ce terme d’usager qui renvoie brutalement au rôle de prestataire
de service. Parmi les psychiatres, bon
nombre pensent en outre que ce costume d’usager dévalue l’échange subjectif
entre thérapeute et patient. C’est oublier, ou refuser, de distinguer entre
l’individuel et le collectif (« mon patient » versus le lobby des
usagers), et de comprendre que les usagers se définissent ainsi volontairement
à un niveau collectif pour tenter de transformer un groupe d’inclusion en
groupe d’appartenance autour d’un élément partiel qui, dès lors qu’il est
revendiqué se transforme : l’usage, l’usage de l’appareil de soin, l’usage
du médecin. Tentative de construire un collectif d’usagers, à partir d’une
collection de cas traités.
La montée en puissance des
associations d’usagers participe d’un
mouvement plus vaste de médicalisation de l’existence, au moyen de l’invention
de maladies. J.BLECH (10) dans son livre « Les inventeurs de
maladie » rapporte cinq façons d’y parvenir:
« des
processus normaux de l’existence sont présentés comme des problèmes
médicaux », par exemple la chute des cheveux
« des
problèmes personnels et sociaux sont présentés comme médicaux », par
exemple la timidité transformée en phobie sociale
« de
simples risques sont présentés comme de véritables maladies », par exemple
l’ostéoporose, les gènes « défectueux »
« des
symptômes rares sont présentés comme des épidémies de grande ampleur »,
par exemple la « dysfonction sexuelle féminine »
« des
symptômes anodins sont présentés comme les signes avant-coureurs de maladies
graves », par exemple le « syndrome métabolique », au moment où
l’obésité va pouvoir « bénéficier » d’un traitement médicamenteux
Ainsi par exemple bouger d’une
unité les chiffres de la normalité tensionnelle, inventer la
« préhypertension », l’andropause, ou transformer toute manifestation
de la ménopause en maladie génèrent des profits substantiels. Pour la
dépression, P.PIGNARRE (11) et A.EHRENBERG (12) ont largement étudié le sujet.
En mai dernier, le Monde Diplomatique a publié un article intitulé « Pour
vendre des médicaments, inventons des maladies » (13). Un publicitaire y énonce
les règles de « l’art de cataloguer un état de santé ». Le but pour
lui est de « faire en sorte que les clients des firmes dans le monde
entier appréhendent ces choses d’une manière nouvelle », et il donne comme
exemple de créations la dysfonction érectile, le trouble du déficit de
l’attention chez l’adulte et le syndrome dysphorique prémenstruel. Il
insiste : « les années à venir seront les témoins privilégiés de la
création de maladies parrainées par l’entreprise ». La technique de vente
la plus efficace reste la peur, je dirai plutôt la culpabilisation, par exemple
lorsque l’on vend aux parents la prescription d’anti-dépresseurs chez les ados
en jouant sur le risque suicidaire au cours d’états dépressifs non traités
médicalement.
Ce phénomène est facilité par
l’existence de publicité directe au public pour les médicaments. Elle est
légale aux USA et en Nouvelle-Zélande pour les médicaments sur prescription,
interdite pour le moment ici. Ainsi DEROXAT°, en octobre 2001 aux USA, a-t-il
pu expliquer que « des millions de personnes souffrent d’inquiétude
chronique » et ZOLOFT° se positionne sur le fameux syndrome prémenstruel,
indication refusée en Europe pour le moment (14).
Si pour le moment la publicité
directe est interdite en Europe, des firmes pharmaceutiques et la Commission
européenne travaillent depuis plusieurs années à faire lever les obstacles à la
communication directe des firmes pharmaceutiques avec le public. Par exemple un
projet de transcription d’une directive européenne prévoit « l’encadrement
des programmes d’observance » et sous cet intitulé se trouve
« l’introduction du « coaching » des patients par les firmes qui
vendent les médicaments, jusqu’à l’envoi de « contrôleurs » à
domicile », ou encore des « dispositifs individualisés (relance
téléphonique, n°vert… envoi d’infirmiers à domicile » (15). La Revue Prescrire suit cela de près et a
lancé avec quatre autres mouvements européens une déclaration « pour une
information-santé pertinente pour les citoyens responsables » (16).
Dans la même veine, la HAS
(Haute Autorité de Santé) a choisi récemment de faire passer une partie de ses
recommandations de « bonnes pratiques » par le Réseau de la Visite
Médicale.
LE DIAGNOSTIC PSYCHIATRIQUE
COMME PRODUIT DE CONSOMMATION HOSPITALIER
Le diagnostic psychiatrique
est-il un attribut du malade qu’il s’agit de découvrir et d’étiqueter ?
Est-il une invention du psychiatre dans une relation inter-subjective, une
co-construction qu’il faut baptiser ?
Discussions oiseuses à l’époque
de la « nouvelle gouvernance » et de « la tarification à
l’activité » dans les hôpitaux. Je rappelle, pour résumer, que maintenant
c’est l’activité des établissements de santé qui génère leur budget, comme dans
une entreprise la vente des produits alimente la caisse. La planification, et
donc l’idéal républicain d’un égal accès aux soins, disparaît en même temps,
puisqu’il n’y a pas de planification quand les moyens suivent les patients et
ne les précèdent pas (17).
Le diagnostic a maintenant une
valeur marchande, c’est un des enjeux de la VAP, valorisation de l’Activité en
Psychiatrie, qui doit déboucher sur une tarification à l’activité en
psychiatrie. Le diagnostic, je devrais plutôt dire les diagnostics, doivent
être recueillis à partir de janvier 2007 pour toute personne prise en charge
dans un service de psychiatrie en France, pour renseigner un système de recueil
d’information standardisé qui devient obligatoire. Le guide méthodologique
précise qu’il faut saisir le « diagnostic principal ou le motif de prise
en charge principal, et s’il y a lieu, les diagnostics ou facteurs
associés », que le « diagnostic principal … est celui qui a mobilisé
l’essentiel de l’effort de soins pendant la durée de la séquence » (l’on
soigne donc bien des diagnostics), et
liste ensuite au moins 4 types de diagnostics associés possibles (18).
Il s’agit des diagnostics en CIM
10, harmonisée avec le DSM IV, qui seront donc saisis en routine parmi de très
nombreuses autres données, dont certaines tout aussi sensibles (comme le
« mode de séjour légal » (hospitalisation libre ou internement), le
« nombre de jours d’isolement thérapeutique », ou encore le type de
ressources.
Peu importe que l’on n’ait
jamais pu corréler le moindre coût de prise en charge à un diagnostic
psychiatrique, peu importe que se constituent et s’enrichissent ainsi des
fichiers nominatifs bourrés de données sensibles dans les Départements
d’Information Médicale des hôpitaux, l’impératif est d’accumuler des données,
toujours plus de données, listant des caractéristiques individuelles, le tout
exigé en « temps réel ».
Ainsi évolue la notion
d’information, en empilement de données. L’information n’est plus ce qui se
construit dans l’échange et prend sens dans une mise en récit, une différence
qui fait la différence (19), une mise en forme du réel qui en transforme la
représentation. Une information c’est ce qui est transmis, voire même ce qui
est transmissible. Comme les techniques « créent l’idéologie qui les
fait apparaître comme nécessaire » « l’idée d’une ouverture
immédiate, permanente et illimitée à toutes les informations s’est imposée
quelques soient les domaines » (20). Au passage tout non-dit se transforme
en secret suspect.
Ainsi adviendra la T2A, calculée
à partir d’un empilement insensé de données que l’on décrètera significatives
du fait même de leur accumulation.
C’est compter, en proclamant que
l’on évalue.
Compter, c’est la nouvelle façon
de raconter les choses, sans auteur revendiqué du récit.
Dans les services de
psychiatrie, il s’agit dorénavant d’une production industrielle de diagnostics,
à laquelle on ne peut échapper même quand on résiste en refusant de coter un
diagnostic puisque cela revient à produire quand même un « diagnostic non
renseigné » qui alimente tout aussi bien la machine. Une autre pratique très
répandue, consiste à coter pour tout le monde « épisode dépressif »,
repéré, à juste titre, comme le diagnostic bateau par excellence. Parmi les
différentes pratiques, anciennes, du diagnostic délibérément inexact (21),
c’est une des versions actuelles du sous-diagnostic, adaptée ici à la
protection des patients contre les risques du fichage
Cette production industrielle
suppose un diagnostic idéologiquement compatible : fabricable rapidement,
par des intervenants interchangeables, et comparables à ceux déjà produits par
les autres spécialités médicales. Voici donc…
LE DIAGNOSTIC PSYCHIATRIQUE AU
TEMPS DES DSM
Comme je le rappelais au début,
nous en sommes à la 6° version du Manuel Diagnostique et Statistique des
troubles mentaux, qui a commencé à faire parler de lui à partir du DSM III
traduit en français en 1983 (1980 aux USA). Son dernier avatar, le DSM IV TR
(texte révisé), l’a été lui en 2004, quatre ans après sa publication aux USA.
Quatre versions en 20 ans donc, chacune s’annonçant par la critique de la
précédente pour installer sa légitimité (21).
Nous nous trouvons là avec une
machine qui produit, à partir de la fabrication visible de diagnostics
psychiatriques toujours plus nombreux, un modèle de maladie mentale réducteur
mais surtout hégémonique.
Revenons sur le processus de
fabrication, pour comprendre les progrès foudroyants de la maladie.
Dans « Aimez-vous le
DSM ? Le triomphe de la psychiatrie américaine »(21) les deux
auteurs, des universitaires américains professeurs en travail social décortiquent
comment, à partir du DSM III, les classifications élaborées par l’APA (American
Psychiatric Association), pour qui personne jusque là ne se passionnait, sont
devenues une entreprise (au sens fort du terme puisque ça va jusqu’à la vente
lucrative de produits dérivés) visant à « diagnostiquer de manière fiable
le sain d’esprit du fou et les différents types de maladie
mentale »(p319) et ce pour « défendre la psychiatrie en rendant le
diagnostic, du moins en apparence, plus conforme à l’image de la rationalité
technique » ce qui « suppose un lien très important entre le
diagnostic, le raisonnement clinique et l’intervention
thérapeutique »(p360).
La nécessité d’une
classification psychiatrique ayant pour principes généraux une « approche
clinique purement descriptive, un modèle médical de type catégoriel, des
diagnostics reposant sur des listes de critères et des évaluations
multiaxiales » (avant-propos du DSM IV), présentée comme athéorique et
validée scientifiquement, a donc été vendue aux psychiatres, d’abord
nord-américains puis aux autres comme une façon d’affirmer l’identité de la
psychiatrie, la légitimité de leur
travail dans une société où, même si le marché des troubles psy connaissait une
expansion qui se poursuit toujours (voir le succès des notions de souffrance
psychique et de santé mentale par exemple), d’une part la concurrence existe
avec d’autres dispensateurs de soins ou de bien-être, et d’autres part les
financeurs demandent un formatage diagnostique auquel corresponde le financement
d’un type de soins forcément standardisés.
Les promoteurs des DSM ont donc
mis en avant la validité et la fiabilité des diagnostics tels qu’ils les
construisaient. Ces diagnostics seraient appropriés pour définir les troubles
mentaux, délimiter le normal et le pathologique, et ce de façon telle que les
différents cliniciens qui les utilisent arrivent au même diagnostic pour une
personne donnée. Enfin réglée la question de la place de l’observateur, de
l’intersubjectivité, tous ces artéfacts pénibles entravant la marche de la
science !
Or il s’avère que les catégories
des DSM ne sont ni valides ni fiables.
Un des arguments les plus
faciles à saisir me semble-t-il est qu’un système de classification qui connaît
4 versions en 20 ans, avec des remaniements importants à chaque fois (par
exemple pour les troubles de l’humeur), et surtout une inflation massive du
nombre de catégories diagnostiques puisque l’on passe de 265 dans le DSM III à
392 dans la dernière mouture, alors même qu’il prétend s’étayer sur des travaux
empiriques validés réalisés par des centaines de praticiens et de chercheurs
n’est pas méthodologiquement sérieux. D’autant que chaque nouvelle version
s’étaye sur une critique de la précédente qui la disqualifie.
Cette inflation se combine avec
l’élargissement des critères diagnostiques pour inclure plus de
« cas ».
Je prend souvent l’exemple du
« trouble dépressif majeur », isolé (p161 et 167 du DSM IV). Si,
pendant au moins 15 jours vous êtes triste, ne prenez pas d’intérêt ou de
plaisir, vous sentez fatigué, dévalorisé et avez du mal à vous concentrer, que
vous en souffrez et que ça se voit, vous fait un « épisode dépressif
majeur » (« c'est-à-dire caractérisé », précisent avec prudence
les publicités pour les anti-dépresseurs).
Donc, si c’est dans les suites
d’une rupture ou d’un licenciement, peu importe, votre interlocuteur pourra
vous adresser à un médecin, qui pourra vous trouver le remède : un
anti-dépresseur. Le laboratoire WYETH partage sans doute cette analyse, quand
il promeut un de ses anti-dépresseurs avec deux slogans : « EFFEXOR°,
reprendre goût à la vie » ; « WYETH, on ne sera jamais
trop nombreux pour prendre soin de notre époque ».
L’inflation du nombre de
diagnostics est rendue possible techniquement par « l’approche clinique
purement descriptive » (2), et stratégiquement par l’intérêt que peuvent
avoir les promoteurs de cette affaire et l’industrie pharmaceutique à étendre
leur champ d’action.
En effet, une classification
sans limite, sans principe organisateur restrictif a l’intérêt de recruter
large et en fonction des opportunités. Elle peut accueillir une troupe
hétéroclite de troubles qui aspirent au grade de maladie. Ainsi patientent dans
l’annexe du DSM IV intitulée « critères et axes proposés pour des études
supplémentaires », parmi 28 candidats :
Le
« trouble détérioratif simple (schizophrénie) », écho réfrigérant de
la « schizophrénie torpide » (22), mais aussi vaste marché pour les
neuroleptiques dits atypiques
Le
« trouble dysphorique prémenstruel », énorme marché potentiel. A
resituer dans le cadre d’une offensive beaucoup plus vaste encore puisqu’il est
prétendu que « près de la moitié des américaines sont affectées par un
dysfonctionnement baptisé FSD » (13) (en français dysfonction sexuelle
féminine). Au passage, noter l’importance du baptême par un sigle, sceau de
l’authenticité scientifique ; on ne présente plus les TOC, ni même les
TAG ; et récemment le TOP (Trouble Oppositionnel Précoce), pour les petits
enfants, a fait une très belle percée, sponsorisé à la fois par l’INSERM, dans
son « expertise collective. Troubles des conduites chez l’enfant et
l’adolescent » en 2005 et le ministère de l’Intérieur.
Le
« trouble dépressif mineur »
Le
« trouble dépressif récurrent bref », qui avait tenté un première
percée il y a plus de 20 pendant mes études : une tentative de suicide
pouvait s’expliquer par un épisode dépressif si bref de deux trois jours
qu’elle échappait à l’observation. Une solution, pour éviter la
récurrence : les antidépresseurs suffisamment longtemps…
La
« personnalité dépressive »
« l’échelle
de fonctionnement défensif »
« l’échelle
d’évaluation globale du fonctionnement relationnel »
Ces échelles candidates sont le
reflet du lobbying d’écoles de pensée pour voler au secours du succès, et les
troubles en attente ont tous un point commun : les marchés qu’ils ouvrent
en cas de succès.
Nous voici donc avec des
diagnostics psychiatriques de plus en
plus nombreux, lancés et promus comme n’importe quel produit de consommation,
dans un contexte où chacun doit prendre soin de son capital-santé (23), et non
plus seulement se faire soigner quand il est malade.
Le type de classification qui
produit ces diagnostics est maintenant hégémonique, et pas seulement dans les
recueils d’activité en lien avec les financements.
Comme ils sont bâtis sur des
comportements observables, et rejettent au départ toute construction
psychopathologique et toute intersubjectivité, ces diagnostics
« suggèrent, sans faire de théorie, que les symptômes sont des entités
naturelles biologiques », à partir d’entités naturelles observables, ainsi que le résume J.C.MALEVAL (24).
Nous sommes donc dans un modèle
organiciste causaliste où comme R.NEUBURGER l’a décrit : le trouble
présenté par le sujet est le problème
Le soignant doit le débarrasser
du problème, corps étranger, pour
obtenir un retour à l’état antérieur, peu importe que le temps ne soit pas
réversible
Le symptôme a une cause
Ça arrange tout le monde puisque
personne n’y est pour rien
Le traitement est symptomatique
(25)
Le symptôme a une cause :
la génétique est à la mode, mais nous avons aussi en magasin en ce moment, et
faisant d’ailleurs bon ménage avec, la vulnérabilité et la neuroplasticité. Les
psychiatres sont quotidiennement inondés de publications à ce sujet, remplies
de déclarations délirantes (prémisses fausses, conviction inébranlable,
mécanismes interprétatifs) sur l’origine univoque des troubles. Dans une
brochure destinée aux patients, à leur entourage et aux médecins généralistes
intitulé « Dialogue médecin malade ; mieux connaître la
schizophrénie » (26), voici des extraits de la conclusion « quel
avenir pour la prise en charge des patients schizophrènes ? » :
« sur le plan de la recherche, les progrès importants des neuro-sciences et
les futurs progrès en génétique permettent d’améliorer la connaissance de la
maladie… De même, les développements dans le domaine de la pharmacogénétique
permettront une utilisation plus spécifique des outils pharmacologiques »
Et pour le traitement « le
développement de nouvelles stratégies médicamenteuses, mais également
l’amélioration des stratégies de type remédiation cognitive ou réhabilitation
psycho-sociale représentent une voie prometteuse ».
Et avec un degré de plus dans
l’affirmation la préface d’une brochure résumant un symposium organisé par
ARDIX lors du dernier congrès annuel de l’ENCEPHALE (27) : « la
prévalence des troubles de l’humeur est très élevée et en augmentation. Ces
maladies sont associées à une comorbidité et une mortalité considérables. Il
est entendu que les facteurs génétiques et environnementaux interagissent pour
créer une vulnérabilité à la dépression. Les études et la physiopathologie de
la dépression ont considérablement tiré profit dans les années passées des
progrès des neuro-sciences fondamentales, y compris, en particulier,
l’utilisation de la neuro-imagerie structurale et fonctionnelle…… Il est clair
à présent que la neuro-plasticité est une propriété importante du cerveau chez
l’adulte et est modulée par diverses influences externes. Il devient de plus en
plus évident que, au-delà de leurs actions sur les neuro-transmetteurs
monoaminergiques, certains anti-dépresseurs, en particulier la tianeptine,
favorisent la résistance intra-cellulaire et la plasticité neuronale ».
En 2002, ici même, Bertrand JORDAN
(28), généticien, nous rappelait que les
recherches génétiques dans les maladies héréditaires nécessitent des maladies
clairement définies, distinguant bien entre malades et indemnes, condition non
remplie en psychiatrie.
Quant à la vulnérabilité, mise à
toutes les sauces, c’est le liant actuel pour faire avaler toutes les
causalités, y compris psychologiques. Je vous en propose ma définition :
la vulnérabilité résume l’idée que si vous tombez malade c’est parce que
Premièrement vous l’étiez déjà
Deuxièmement c’est de votre
faute
Concept à succès car permettant
l’alliance entre prédictivité, dépistage de masse et responsabilité
individuelle de son capital-santé. Il y a un antidote, se répéter la phrase de
Hannah ARENDT : « l’évènement
illumine son passé mais ne peut en être déduit »
Le traitement est
symptomatique : les conséquences concrètes sont là, prenons le cas de
l’expansion massive de l’addictologie. Sa construction syndromique lui a permis
un accroissement rapide, les addictions sans produit font un tabac, et une
fusion-acquisition est en cours puisque les centres d’alcoologie et ceux de
soins au toxicomanes vont être réunis dans des CSAPA (Centre de Soins,
d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie) « dans la perspective
d’une vision transversale des conduites addictives, et non plus référées aux
différents produits » (29). Bouclons la boucle avec l’extrait d’un
interview d’un spécialiste français des addictions, paru dans SYNAPSE de
septembre (30): « déjà en 1997, le LANCET titrait « addiction
is a brain didease », mais le changement des représentations sociales est
long, lent, progressif. L’alcoolisme et les toxicomanies étaient perçus, avant
tout comme des fléaux sociaux- plus que comme des maladies… Mais la
connaissance de plus en plus fine des mécanismes de l’addiction, liée aux
progrès de la neuro-biologie et de l’imagerie cérébrale, de la génétique des
comportements, de la neuropsychologie, permet désormais d’affirmer que le
cerveau du sujet addict ne fonctionne plus comme un cerveau normal : il a
perdu quant à l’objet de son addiction, la liberté de décision : son
fonctionnement est altéré par sa passion addictive » (bonne
nouvelle : le cerveau est capable de passion…).
EN CONCLUSION
Nous voici devant une production
massive de diagnostics, effectuée par
des intervenants de plus en plus nombreux, avec des effets concrets à grande
échelle sur les pratiques quotidiennes de soins.
Pourquoi tant de psychiatres
s’accommodent-ils et/ou s’adonnent-ils à cette entreprise qui sous-entend l’adhésion
au moins implicite à une théorie causaliste et réductrice qui implique obligatoirement de penser le
malade mental comme catégoriellement
différent de soi ?
Certes, le médicament, objet
surabondant parmi d’autres objets surabondants (31), est accumulable,
collectionnable, facile à faire circuler
Certes, exclure d’autres humains
définis comme différents et problématiques est une façon de se faire exister
comme groupe
Certes, dans ce modèle qui nie
farouchement en être un, poser des diagnostics impliquant une prescription est
un réducteur de complexité (32) apparent pour le psychiatre, même si le
diagnostic psychiatrique posé devient immédiatement un élément du problème (33)
dans une vision systémique.
« Nous devons toujours
garder
une poche vide.
Et la conserver ainsi
sans rien y mettre.
Garder sur nous une tranche de
rien
est la seule manière
de pouvoir garder quelque chose
dans les autres poches. »
Roberto JUARROZ (poète argentin,
1925-1995) (34)
BIBLIOGRAPHIE
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METAILIE, Paris, 2005 (Rio, 1881)
AMERICAN PSYCHIATRIC ASSOCIATION, DSM III, III R, IV, IV TR, 3critères
diagnostiques », traductions françaises chez MASSON
R.BARRETT : « La traite des fous. La construction sociale de
la schizophrénie », collection Les empêcheurs de penser en rond, Institut
SYNTHELABO, 1998 (édition originale :The psychiatric team and the social
definition of schizophrenia, Cambridge University Press 1996)
R.NEUBURGER : « Les rituels familiaux », PAYOT, 2000
J.GASSER, M.STIGLER : « Diagnostic et clinique psychiatrique
au temps du DSM », dans « La maladie mentale en mutation. Psychiatrie
et société », sous la direction de A.EHRENBERG et A.M.LOVELL, Editions
ODILE JACOB, 2001
A.CHABERT : « Du ticket d’entrée à la demande.
L’accompagnement ou la mission du service public », FAMILIEN, n°13, 1990,
CEFA
D.L.ROSENHAN : « Etre sain dans un environnement
malade » (1973), repris dans « L’invention de la réalité.
Contributions au constructivisme », dirigé par P.WATZLAWICK, SEUIL, 1988
Jo C.PHELAN, B.G.LINK : « Facteurs sociaux intervenant dans
la qualification des comportements déviants », dans « Santé mentale
et société », n° 899, avril 2004, dossier réalisé par Anne M.LOVELL,
problèmes politiques et sociaux, La documentation Française
H.VON FOERSTER « la construction d’une réalité », voir 7
J.BLECH :
« les inventeurs de maladie- Manœuvres et manipulations de l’industrie
pharmaceutique », ACTES SUD, 2005
P.PIGNARRE :
« Comment la dépression est devenue une épidémie », LA DECOUVERTE,
Paris, 2001
A.EHRENBERG :
« La fatigue d’être soi. Dépression et société », Editions ODILE
JACOB, 1998
R.MOYNIHAN,
A.CASSELS « pour vendre des médicaments, inventons des maladies »,
p34-35, Le Monde Diplomatique, n°626, mai 2006
La
Revue PRESCRIRE, mai 2006, tome 26, n°272, p391-393, résumé d’une conférence,
Barbara MINTZES (Vancouver) : « la publicité directe au public pour
les médicaments : une pilule pour chaque maladie ou une maladie pour
chaque pilule ? »
La
revue PRESCRIRE, avril 2006, tome 26, n°271, transposition en droit français de
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“Relevant health information for empowered citizens », joint
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