Psychiatrie - Le tout sécuritaire, "un pas en arrière inacceptable"
Interview - Qu'est-ce qu'un schizophrène ? Quels sont les points de la réforme Sarkozy qui marcheront ? Et ceux qui poseront problèmes ?
Réponses du psychiatre Alain Mercuel, après une nouvelle fugue d'un malade à Marseille.
Propos recueillis par Alexandra GUILLET - le 30/12/2008 - 08h58
 
Le week-end dernier, deux schizophrènes s'échappaient coup sur coup d'un hôpital psychiatrique à Marseille. L'un deux, jugé très dangereux, était toujours recherché mardi matin par les forces de l'ordre. Mi-novembre, c'est un étudiant de 26 ans qui trouvait la mort à Grenoble, après avoir été sauvagement poignardé par un schizophrène lui aussi en fuite
 
LCI.fr : Qu'est-ce qu'un schizophrène ?
Alain  Mercuel, psychiatre hospitalier à Sainte Anne et président de l'IDEPP (1): Si on devait faire une comparaison, il y a autant de formes de schizophrénies qu'il y a de formes de diabètes. Parmi les diabétiques, il y a ceux qui sont hospitalisés en permanence parce qu'ils ne vont pas bien et ont besoin d'être équilibrés, et d'autres qui vont très bien avec un simple régime. Pour la schizophrénie, qui est une psychose chronique qui vous accompagne toute la vie, c'est la même chose. Certains sont très bien équilibrés avec un traitement minimal, et d'autres ont besoin de longues périodes d'hospitalisation.
 
LCI.fr : Comment se manifeste cette schizophrénie ?
A.M. : A une extrémité, il y a des manifestations très peu remarquées, que l'on dit "muettes". Ce sont par exemple des gens qui vont rester cloîtrés chez eux en permanence, ou bien vivre chez leurs parents jusqu'à 60 ans. Cette forme de schizophrénie est peu dangereuse. A l'autre extrémité, il y a des personnes qui entendent des voix, des injonctions hallucinatoires, et qui vont aller jusqu'à tuer. Entre ces deux extrêmes, il y a une foule de gens, dont un prix Nobel (ndlr : John Forbes Nash) ! La schizophrénie concerne 1% de la population au minimum, soit environ 600 000 personnes en France. L'hospitalisation d'office, demandée par le préfet pour risque de trouble à l'ordre public, ne représente que 2% d'entre eux.
 
LCI.fr : Après la mort d'un étudiant mi-novembre à Grenoble, Nicolas Sarkozy a annoncé une série de mesures, dont la création de quatre unités supplémentaires de 40 lits chacune pour les malades les plus difficiles...
A.M. : C'est une bonne mesure car on manque de lits. Actuellement, nous n'avons que cinq unités de ce type et c'est très insuffisant. L'annonce de la généralisation de la vidéosurveillance, comme cela existe déjà dans quelques hôpitaux, est également une bonne chose. Mais il ne faut pas pour autant oublier que la prise en charge de la psychiatrie est également très liée au cadre de soin, au personnel. C'est sûr que quelques gouttes ou quelques comprimés coûtent moins cher que du personnel confirmé qui travaille 24h/24. Mais les schizophrènes ont besoin d'être suivis, ils ont besoin de formules de sociothérapie qui permettent de les garder dans la cité et dans la société.
 
LCI.fr : Comment se fait-il que l'on parle de pénurie de psychiatres dans l'Hexagone alors que la France détient le record européen avec 13.000 professionnels recensés ?
A.M. : Parce qu'il y a une très mauvaise répartition des postes sur le territoire ! On trouve beaucoup de psychiatres dans les grandes villes comme Paris, Lyon ou Marseille, mais dès que vous allez en province, vous avez très peu de monde. Actuellement, il y a 800 postes de psychiatres vacants dans le service public en France. Ce sont des postes budgétés, donc ce n'est pas une question de financement. Seulement, personne ne veut être psychiatre à Charleville-Mézières, à Rodez ou en plein cœur du Cantal. La problématique est exactement la même que pour les médecins généralistes de campagne. Il faut rendre notre métier plus attractif.
 
LCI.fr : Le chef de l'Etat propose également de placer les patients hospitalisés sans leur consentement sous géolocalisation. Y voyez-vous un outil efficace ?
A.M. : Ce n'est pas un bracelet de géolocalisation qui va permettre d'augmenter le personnel hospitalier car c'est là qu'est le vrai problème. Qui plus est, que fera-t-on quand, dans une crise de démence, le patient qui le porte va s'amputer un pied ou une main pour s'en séparer ? On lui mettra le bracelet autour du cou ? Il y a confusion entre  l'hôpital et la prison. Si quelqu'un est responsable et en attente de jugement, il doit être dans un milieu carcéral. A l'hôpital public, nous ne sommes pas dans des lieux de privation comme la prison, il y a des entrées et des sorties en permanence.
 
LCI.fr : Nicolas Sarkozy suggère également que les autorisations de sortie soient désormais délivrées par le préfet ou la justice après avis d'un collège d'experts. Est-ce imaginable ?
A.M. : Cela me paraît concrètement difficile à réaliser quand vous savez que dans un établissement comme Sainte-Anne à Paris, par exemple, il y a 15 à 20 demandes de sorties par jour. Comment voulez-vous faire, matériellement, pour réunir les personnels et le préfet ? Tout cela doit être repensé et refondu dans la modification de la loi de 1990 sur l'hospitalisation d'office. Normalement, il est prévu que cette loi soit révisée tous les cinq ans. Pourtant, elle n'a jamais été toilettée de façon franche depuis 18 ans. Les psychiatres sont pour la révision de cette loi et des discussions vont être engagées avec la ministre dès janvier.
 
Nous ne sommes pas du tout pour la psychiatrie sécuritaire. Ou alors, on n'a qu'à carrément mettre tous les schizophrènes sur une île et puis on leur jette de temps en temps de la nourriture par hélicoptère. Est-ce cela que l'on veut ? Est-ce comme cela que l'on doit s'occuper des plus fragiles, des plus malades ?
Cela fait 200 ans que l'on se bat pour arrêter la stigmatisation des malades mentaux, pour qu'ils restent inclus dans la Cité. La psychiatrie sécuritaire que l'on nous demande est un retour en arrière que l'on ne peut accepter. Notre but n'est pas d'avoir raison contre le président de la République, notre but est de trouver un compromis pour que la société soit moins malheureuse, mais aussi les malades.
 
LCI.fr : Mais comprenez-vous l'inquiétude de la population ?
A.M. : Il ne faut pas exagérer ! Chaque année, il y a 5000 morts sur les routes de France. On ne va pas pour autant mettre tous les gens qui ont une conduite dangereuse en prison. Cinq mille morts sur les routes, cela me paraît être autrement plus grave que les trois, quatre ou cinq morts annuels liés à des malades mentaux. Non ?
 
(1) l'Intersyndicale de défense de la psychiatrie publique représente la moitié de la profession