Le fou, ou les figures de la peur, par Pierre Faraggi
article paru dans LE MONDE | 29.12.08 |
 
La disparition brutale, absurde, d'un jeune homme, le deuil d'une famille, ont, évidemment, marqué les esprits et engendré une forme particulièrement torpide de la peur : et si, où que l'on soit, on restait, malgré tout, à portée d'une agression que rien ne peut justifier. Le fou tue, le fou peut tuer, le fou va tuer, si on ne...
 
Mais, sans alourdir un débat public bien engagé, il se trouve que toutes les statistiques, policières, judiciaires, attestent que le malade mental est plus souvent victime qu'auteur d'actes d'agression, et que le meurtre impromptu représente une occurrence rarissime, le plus souvent cantonnée à la scène intrafamiliale.
 
Alors, quelle finalité à l'oeuvre dans cette offensive de la stigmatisation du malade mental, sinon que d'alimenter à l'excès le catalogue morbide des peurs sociales, que d'instiller chez le voisin de l'hôpital le réflexe de défiance qui, précisément, l'amènera à présumer cette radicale altérité de la folie dangereuse ?
 
Le fou rejoint, pour de bon, dans l'imagier de la terreur, le prédateur sexuel, l'étranger, le sauvageon, le terroriste, mais dans quel but ?
 
A la suite du terrible drame de Pau, les pouvoirs publics avaient initié un "plan Santé Mentale", devant le constat d'une psychiatrie publique sans moyens, sans soutien institué, en perte de reconnaissance. Les résultats de cet engagement restent modestes, comme les financements engagés.
 
Mais aujourd'hui, après un autre drame, la réponse s'impose, sans équivoque, dans le registre sécuritaire : plus de surveillance, des unités hospitalières fermées, des contrôles par caméras vidéo, plus de chambres d'isolement, plus d'unités pour malades difficiles, des sorties très encadrées pour les patients, un fichier, etc. En réalité, un alourdissement des mesures envisagées dans les articles 18 à 24 de la loi de prévention de la délinquance, et retirées en 2007 devant l'hostilité traduite par les professionnels.
 
Et cette annonce d'une révision, forcément urgente et déjà dictée, de la loi du 27 juin 1990, attendue depuis 1995 !
 
Ne voit-on pas réapparaître les préoccupations les plus autoritaires, celles qui ont prévalu lors de l'élaboration de la loi du 30 juin 1838 ? Portalis, Pair de France, déclarait le 8 février 1838, lors du débat parlementaire : "nous ne faisons pas une loi pour la guérison des personnes menacées ou atteintes d'aliénation mentale ; nous faisons une loi d'administration de police et de sûreté."
 
Cette loi, faut-il le rappeler, plaçait l'asile, les professionnels et les malades, sous l'autorité du ministre de l'intérieur.
 
S'agit-il là, de l'orientation de la réforme, que l'on ne saurait éviter ? place pour la santé mentale, lorsque l'on pense sécurité publique ? Quelle place pour le malade dans une société peu tolérante, sinon implacable ?
 
S'agit-il d'angélisme que d'envisager un patient comme sujet de droit (s), comme une personne digne, non seulement d'estime pour ce qu'elle est, mais aussi de soins appropriés dans les meilleures conditions, jusqu'à la garantie de sa sécurité et de celle d'autrui ?
 
GEÔLE OU CITADELLE ?
 
Comment entendre le terrible contresens sur le chiffre des hospitalisations sans consentement ? Le "placement d'office" (nous revoilà bien en 1838) ne concerne pas 13 % des hospitalisations en psychiatrie, mais 1,80 %, en 2003 comme en 2005 (et, pour mémoire, 2,13 % en 1988), selon les données collectées par la DGS. Un peu plus de 11 400 personnes ont été hospitalisées d'office en 2005, et 3 300 restaient hospitalisées au-delà de quatre mois. Et 8 000 de ces personnes faisaient l'objet de mesures provisoires, initiées par les maires ou commissaires de police.
 
Faudra-t-il donc bouleverser l'organisation de tous les hôpitaux, et déséquilibrer leurs projets d'investissements, pour assurer la mise hors d'état de nuire de cette cohorte de malades présumés dangereux ?
 
Faudra-t-il rendre à l'hôpital psychiatrique son statut de citadelle ou de geôle ?
 
De quels renoncements éthiques parlera-t-on, si ces mots ont encore un sens ?
 
Les professionnels de la santé mentale ne peuvent adhérer à de telles propositions, d'autant qu'elles ne traitent qu'une parcelle de leurs champs d'activité clinique et institutionnel. Si nul ne peut récuser le besoin d'une meilleure sécurité, pour tous, bien entendu, une réponse cantonnée au domaine sécuritaire porte en elle-même ses limites. Aucune approche de la psychiatrie ne peut tenir d'une conception manichéenne ou déterministe : la réponse thérapeutique se trouve dans l'approche individuelle de chaque patient et dans l'élaboration de projets de soins qui ne peuvent reposer sur un postulat d'exclusion.
 
Il est bien temps d'instaurer le temps de la réflexion, et de traiter au fond de ces problématiques, sans arrière pensée, mais sans précipitation : psychiatrie et précarité, psychiatrie en prison, psychiatrie et défense sociale, organisation des soins sans consentement, avec un regard du côté de l'Europe, et des procédures de judiciarisation, place et rôle de l'expertise, etc. Tous ces sujets méritent une approche globale et réfléchie, en concertation avec les représentants des usagers, les élus, l'encadrement administratif et gestionnaire et les professionnels
 
Certes, la psychiatrie continuera de souffrir d'un déficit de reconnaissance, mais il est aussi à son honneur que de promouvoir la modestie de sa démarche, fondée sur la patience et la continuité des prises en charge.
 
Dans son Eloge de la folie, Erasme proposait ses propres conceptions : "La sagesse rend les gens timides ; aussi trouvez-vous partout des sages dans la pauvreté, la faim, la vaine fumée ; ils vivent oubliés, sans gloire et sans sympathie. Les fous, au contraire, regorgent d'argent, prennent le gouvernail de l'Etat et, en peu de temps, sur tous les points, sont florissants."
 
Pierre Faraggi est président du syndicat des psychiatres des hôpitaux