Guy Baillon

                                                                                              Paris 29 janvier 2009 

 

Mise à mort du secteur définitive. Après le sinistre 2 décembre le rapport Couty enterre la politique de secteur

 

Toute la logique de la politique de secteur est basée sur l’importance que constitue pour une même personne la « continuité des soins », car à partir de là nos soins vont pouvoir s’appuyer sur « l’environnement de la personne », c’est à dire son contexte et sur son histoire, sur sa vie. La nécessité de la proximité des soins en découle bien sûr, mais seulement une fois affirmée la primauté de leur continuité.

Ce rapport sombre dans une erreur démesurée, car il ne s’est pas construit sur une compréhension clinique des troubles psychiques, mais dans une réalité abstraite, où n’existent aucune règle, aucun fil conducteur.

 

Ici, dans ce rapport, pour ceux qui ne sont pas informés, se met en place une série de pirouettes qui va nous entrainer dans des pièges définitifs :

 

D’abord les usagers et les familles sont utilisés pour faire ‘avaler’ ce plan : le rapport reconnaît l’importance des usagers en psychiatrie, et c’est juste. Mais il en joue de façon éhontée. Ils sont en première ligne et ont droit à la première recommandation.

Donc on accorde aux usagers la place de choix, on leur montre qu’ils ont le droit d’être partout. On les soutient. On les sublime.

Pour les acheter définitivement on leur promet de multiplier les GEM (la structure hors soins qui coute le moins, mais qui n’a de sens que lorsque les soins sont suffisants et de qualité). La démagogie est d’emblée à son plus haut niveau.

Etant sûr d’être soutenu par les usagers le rapport pense qu’il va pouvoir en toute tranquillité faire passer la suite de sa démarche destructrice.

 

Est-ce vrai ? Les usagers ont-ils donné leur aval à la mort du secteur ?

 

On apprend que les soins se déroulent sur trois niveaux

La suite est aussi habile, elle va jouer sur nos divisions. Le rapport fait miroiter que les soins de proximité seraient le premier objectif ; nous avons toujours déclaré que la proximité était notre souci majeur pour réaliser le secteur. Qui donc s’en méfierait ? Mais diminuer notre méfiance est une erreur colossale, car on comprend ensuite que nous ne sommes là qu’au premier niveau de l’usine à gaz que ce rapport construit. Les soins sont devenus ici une entreprise s’étalant sur trois niveaux tout à fait différents, ayant objectifs, gestion, dimension différents.

Cela veut bien dire que pour la même personne les soins sont tronçonnés en plusieurs moments et espaces, car  à distance du premier, et très différents, sont décrits « deux autres niveaux » pour le suivi des patients, donc avec des ‘équipes’ distinctes les unes des autres.

 

L’hospitalisation comprenant l’hospitalisation en urgence (tous les soins difficiles donc), et les autres hospitalisations (au long cours !). Elle se déploie sous des autorités séparées, à un second niveau. Donc on a quitté la proximité, et la dimension humaine.

 

Les échelles, les dimensions sont différentes d’un niveau à l’autre

On ne comprend qu’en lisant attentivement qu’au premier niveau dit ‘de proximité’ on reste (pour combien de temps ?) à l’échelle des secteurs actuels (sauf dans les grandes villes où l’on va pouvoir les concentrer)

Et qu’au second niveau on passe à l’échelle des ‘territoires’, dont on sait qu’ils oscillent entre 200.000 et 600.000 habitants, donc hors proximité

A ce second niveau on associe aussi les soins de réadaptation dont on comprend qu’ils sont seulement hospitaliers

 

Enfin va régner au dessus un troisième niveau. Ici après avoir flatté les usagers, ce sont les universitaires que l’on flatte : on les achète clairement, car le rapport affirme que c’est à eux (avant les prisons) que des moyens supplémentaires doivent être généreusement accordés. Si les usagers ne se laisseront peut être pas bernés pour assumer d’être la caution de tout ce plan, nous connaissons peu d’universitaires qui vont démissionner et refuser cette manne de ségrégation (j’en connais quelques uns, mais ils sont très rares) : un palais leur est offert (en image).

L’usine soigne différemment à chaque niveau la même personne soit dans la proximité ambulatoire avec une équipe, soit à l’hôpital de grande dimension avec une autre équipe, soit avec les experts de l’université avec une autre équipe et une autre dimension encore.

 

Par la suite tout ceci va être « encadré » par des évaluations. Celles-ci vont commencer en confirmant le tronçonnage : on va prendre à part les structures extrahospitalières et on va les évaluer seules sans les autres soins ! Stupidité rare !

Alors que la qualité d’un soin en psychiatrie se mesure à la force et la poursuite de la continuité des soins

Ici on tronçonne les soins d’une même personne.

Et pour mieux faire on va attribuer à ces évaluations les formes les plus stupides pour la psychiatrie : « la valorisation des activités en psychiatrie », dans lesquelles le sens du soin disparaît totalement au profit de comptabilités déshumanisées : la VAP nouvelle forme de « vampirisation » à mort de la psychiatrie. Hallucinant.

 

On accentue encore la confusion avec un autre piège : celui là est classique, il va faire sombrer plus d’un : Le rapport propose aux meilleurs d’entre de nous de procéder à des « expérimentations » avec à la clé comme pour les universitaires (en fait ne nous leurrons pas ce seront encore les universitaires qui auront les « qualités suffisantes » pour y avoir droit, mais faisons miroiter qu’il y aura d’autres gagnants) l’octroi de moyens supplémentaires. Qui pourrait résister à ces nouvelles sirènes ? Nous n’avions pas résisté déjà avant à chercher à être le meilleur élève.

C’est époustouflant de voir que pour « les bonnes causes » (et pour la peine on les appellera « les bonnes pratiques »), le rapport peut dégager des sommes d’argent considérables, alors qu’un certain nombre d’équipes de secteur depuis des années sont dans la misère, pour cause de réductions de moyens ; en plus elles étaient montrées du doigt comme ne faisant pas bien leur travail, comme le disait si souvent la commission d’appui qui semble avoir préparé le terrain de ce rapport. Autres pièges encore la commission veut aider un certain nombre d’initiatives infanto-juvéniles. Comme elle veut flatter les initiatives qui vont mettre à part les personnes âgées. Cela va faire plaisir à certains. Encore une façon de faire avaler le plan, petit à petit, morceau, par morceau.

 

Combien de guerres, combien de générations va-t-il falloir pour redonner vie à ce que nous avons pu réaliser dans un certain nombre de secteurs après 30 ans d’efforts continus ?

Nous avons vu partout, même dans les secteurs les plus en difficulté que « la continuité des soins » permettait de donner à chaque acteur un sens à son activité pour participer à la construction psychique de la personne malade.

Chacun, certes trop souvent sans le dire, s’appuyait sur le soin précédant pour élaborer le soin actuel ; en même temps il menait le soin actuel en pensant à l’étape ou aux étapes suivantes qui ensemble donneraient accès à une évolution constructive de la trajectoire de vie de la personne.

Cette évocation clinique est celle décrite par Winnicott, soulignant cette référence constante qu’est pour le bébé le sentiment continu d’exister, commençant à la naissance dans le lien qui s’établit minute après minute puis avec des périodes plus longues entre la mère et son bébé ; au cours de la vie des ruptures peuvent arriver dans ce parcours, s’exprimant par des troubles psychiques ; l’exploit des soins psychiques est de soutenir la personne dans la recherche des repères qui vont lui permettre de retrouver cette continuité. La psychiatrie de secteur s’est construite sur cette proposition fondamentale. Certes les applications de la politique de secteur par l’administration n’avaient jamais encore permis à la majorité des équipes de secteur d’aller jusqu’au bout de son évolution. L’hospitalocentrisme nous en a détournés, puis la loi de 1990 qui a facilité le recours à la contrainte déplaçant les acteurs du secteur pour les concentrer sur l’hôpital. Et entre temps la démultiplication de nos soins en structures trop différenciées les unes des autres a aggravé l’atomisation du secteur. Nous avons été entrainés après 1986 avec l’arrêté sur les structures de soin à diviser les secteurs en petits royaumes, ainsi nous avons préparé le piège dans lequel la commission Couty nous précipite tous, du haut des trois étages de la séparation en trois niveaux.

Quelle honte de voir dans ce rapport une telle méconnaissance de ce qu’a été, de ce que peut être la révolution clinique qu’est la politique de secteur. L’administration a laissé le secteur évoluer dans l’anarchie, aujourd’hui elle juge sur pièces le résultat de son abandon ; c’est nous qu’elle accuse et qu’elle met à genoux, et honte sur nous elle auditionne un grand nombre d’entre nous, acteurs du terrain, elle les prend en otage et s’appuie sur leurs dires pour réaliser une synthèse qui constitue leur propre mise à mort ! (tout en écoutant avec la plus grande attention les universitaires).

 

 

La suite du rapport se résume vite : il multiplie les pièges

-on va enfin s’occuper des prisons

-au lieu de prendre la mesure simple urgente d’un concours d’intégration de psychiatres dans le public comme en 1974, on va faire une évaluation des besoins : c’est simple il suffit de faire le total des places vides dans les secteurs. Pourquoi attendre si ce n’est que la stratégie de ce rapport est de laisser les équipes avec de moins en moins de psychiatres ; on laisse la situation s’aggraver !

-les autres mesures envers le reste du personnel sont dérisoires

-le rapport fait comme s’il s’occupait des besoins sociaux en passant, et il affirme enfin qu’il faut des lits en ville ; bravo, nous n’arrêtons pas de le réclamer ; cela est dit ici pour mieux faire passer le plan

-on va même noyer le poisson du travail de secteur en faisant des évaluations des « stratégies thérapeutiques » comme le rapport a décidé de créer des soignants suiveurs des patients sans saisir que chaque équipe établit son travail sur la continuité des soins à sa façon, avec ses moyens et ses méthodes ; non il faut ‘standardiser, donc déshumaniser ; le sens du travail de secteur par les équipes est ainsi trainé dans la boue : ce texte explique du début à la fin, avec un singulier mépris, que les équipes de secteur ne savent pas travailler, ne mènent aucune réflexion clinique

-un bijou : les objectifs de la « veille sanitaire », on retrouve l’amour des chiffres, comme la reconduite à la frontière : « diminuer de 10% le nombre de psychotique chronique en situation de précarité » comment en les ‘marquant’ comme dans le far-West , …

-qu’ont-ils fait à nos amis québécois pour les prendre ainsi en otage pour participer à cette mise à mort : ils n’ont pas le secteur, pourquoi copier sur eux

-pour faciliter la mise à mort, on divise encore un peu plus les secteurs en ‘généralisant les équipes mobiles’.

Au total la gravité est dans cette construction abstraite d’une usine à gaz, à partir d’une pratique qui s’était déployée dans l’humain, et qui maintenant est divisée en trois niveaux ayant des maitres, des logiques de soin et des logiques de gestion différentes les unes des autres. Il en est fini de la continuité des soins et de l’unité de l’homme, comme de ses liens avec son milieu, ses proches iront de place en place. Kafka est revenu au château.

Le tout étant ficelé au travers d’un enchevêtrement de responsabilités administratives diverses qui vont émietter définitivement le travail de secteur ; divers directeurs, diverses règlementations vont diviser totalement l’ensemble du travail de secteur actuel. Les patients seront en réalité écartelés !

Pourquoi un tel désastre ?

Ce qui est terrifiant c’est l’abstraction dans laquelle ce plan a été construit. Elle permet de comprendre l’habileté avec laquelle ce rapport se faufile pour mettre le plus grand désordre dans nos rangs en nous divisant, en nous faisant perdre le fil de notre mission, la continuité des soins, et en favorisant un certain nombre d’entre nous, les invitant à choisir une ‘bonne place’ parmi toutes les propositions faites. J’ai toujours dit à mes collègues ces dernières décades, même ces derniers jours, que Machiavel n’était pas au ministère de la santé. Car il n’y avait en fait personne qui s’intéresse à la psychiatrie, sauf ces personnes de qualité qu’ont été Marie Rose Mamelet entre 1960 et 1981 et JF Bauduret entre 1983 et 1990. Je leur disais que ce n’était pas Machiavel qu’il fallait craindre, mais nous-mêmes, et nos propres divisions.

Hélas ! En deux mois, décembre et janvier, tout a changé !

Aujourd’hui Machiavel s’est installé devant nous avec une machinerie redoutable s’appuyant sur un discours et un rapport. Comment déjouer ses projets, nous qui avons préparé cette évolution par nos divisions, par notre nombrilisme, par notre mépris mutuel ? Alors que tous nos efforts avaient de la valeur et que toutes nos réalisations sont complémentaires. Ils justifiaient de nous battre pour conquérir sur nous-mêmes l’unité.

Qui maintenant peut nous apporter une lueur d’espoir en dehors d’une révolte totale ?

 

La conclusion du rapport nous enserre dans un étau fait de deux branches d’un métal bien différent : -l’une les usagers, devenus les maitres ! (et moi qui viens d’écrire un livre voulant reconnaître leur qualité et l’espoir que cela nous donnait, le pouvoir les a mis dans sa poche, je n’ai plus qu’à mettre le livre à la poubelle !), -l’autre l’évaluation, qui vient demander donc aux financiers de compter en détails nos dépenses, au moment même où nous savons que notre argent ( de contribuable) distribué par notre président aux banques, sans aucun contrôle évaluatif là, est aussitôt parti en fumée, car utilisé par nos financiers de la même façon que ces années passées : pour acheter des emprunts construits sur du vent, …

Joli vent d’hiver…

Joli vent…

 

Ami, entends-tu ……

Ami entends-tu ?

                                                                                                                      Guy Baillon

 

(PS : cette fois ci il n’y aura pas de suite)