C'est dans le cadre des journées de vidéo-psy qui se sont déroulées à Montpellier les 28, 29 et 30 mars 1995, que des infirmiers psychiatriques ont voulu témoigner et raconter leur métier. Ce sont par des histoires très courtes, des séries d'images, des flashs, des situations vécues, qu'ils ont choisi de le faire. Il y est question de transfert, de désir de savoir-être et d'émotion.
" Pourquoi soudain ce désir né presque dans l'urgence de la mémoire ? " N'étions-nous pas en panne de transmission ? Plus d'école d'infirmier psychiatrique et la relève inconnue qui se faisait attendre ? Préserver la mémoire à tout prix ! celle que l'on ne trouve pas dans les livres, celle qui nous a été transmise oralement !
Il s'agissait aussi, à l'époque des remises en question sur l'attitude de certains Français lors de la dernière guerre, 50 ans après, d'une tentative d'assumer au grand jour une histoire pas très glorieuse, avec son cortège de " non-dits ", de fantasmes circulant dans les médias, avec une culpabilité diffuse que les " infirmiers psychiatriques " traînent parfois placardée d'une étiquette de sous infirmiers et regardant avec envie ce bataillon des blouses " propres " marquées D. E.
Essayer de mettre au jour, dire… ressituer ce passé dans l'évolution de toute une société, sans pour autant banaliser l'extrême, se débarrasser de ce que la culpabilité a de stérilisant, afin de mieux s'occuper des problèmes présents et à venir, riches que nous sommes de l'expérience de ceux qui nous ont précédés… Mais au fond s'agissait-il de tirer un trait ? Une profession qui accepte de mourir pour renaître autrement ?
Ce qui est transmis est-il un savoir, une technique, un savoir-faire, un savoir-être ? Peut-on parler de transmission sans faire référence au désir et au transfert présents dans toute relation ?
Ce qui nous est apparu comme différents, c'est que l'infirmier psychiatrique autrefois était avant tout un exécutant, alors qu'à présent, nous pouvons nous définir comme infirmiers " pensants " pris dans une dynamique soignante mais aussi dans une réflexion plus générale sur l'humain, au carrefour des grands questionnements de notre société, et peut-être est-ce moins confortable !
Nous sommes infirmiers quand la folie est définie comme maladie mentale, avec toutes ses représentations négatives, mais par delà la souffrance terrible parfois mais néanmoins humaine, n'y-a-t-il pas une part d'héroïsme à oser la différence ? Que ce soit de façon définitive ou momentanée comme dans la crise ?
Cette prise en compte a à voir avec la " reconnaissance " et l'asile y retrouve ses titres de noblesse.
Nous nous sommes dit que peut-être aussi, le savoir était circulation, qu'il devait être transmis, la rétention ayant à voir avec le pouvoir. Soigner en psychiatrie, n'est-ce-pas au fond transmettre un savoir être ?
Comment dire que " le protocole de soin " transposé au soin en psychiatrie est indispensable (certes), mais qu'il peut aussi faire figure de " discours protocolaire " pas très efficace, voir toxique ?
Comment dire ce qui dans notre savoir relève d'une expérience très particulière du corps à cœur ? Qu'il faut accepter de perdre quelques plumes ? Que la psychiatrie, çà décoiffe ?
L'arroseur arrosé
Il entre en hospitalisation d'office après avoir tiré plusieurs coups de fusil, effrayant à juste titre son amie enceinte de six mois et le voisinage.
Nous l'accueillons, le rassurons, expliquons.
La porte se ferme, la clef tourne dans la serrure. Le voilà dans l'aile fermée du pavillon.
Qu'à cela ne tienne ! Il reste très convivial, très conciliant, rechignant juste un peu sur la qualité des repas
Il devient le client, nous nous transformons en service d'étage.
Mais voilà qu'aujourd'hui, je suis dans l'obligation de lui rappeler la règle et d'écourter une visite, il refuse tout net. La porte de sa chambre puis celle de l'aile claquent sur mon nez avec l'interdiction de revenir.
Il me reste mes clefs, mais qui est enfermé ?
MICHELE MAUREL
Montpellier le 03/04/95
TRANSMISSION COTE FOLIE......
Que me renvoie la folie qu'essaye de me transmettre cette patiente connue de l'institution depuis de nombreuses années ?
La plupart du temps hospitalisée sous contrainte, elle s'évertue à dire qu'elle n'est pas folle, pas délirante, elle clame son innocence, et alors la souffrance s'exprime dans tout son corps.
Elle demande de lui laisser vivre sa réalité même si elle est dérangeante.
Elle s'acharne à dire mon rôle d'infirmière vis-à-vis d'elle : que je dois accepter la différence, que la folie peut avoir sa place dans la société et que je suis là pour l'aider au dehors et non pour la contraindre à l'hospitalisation.
Je suis là pour l'écouter délirer et l'entendre crier une partie de sa souffrance.
Alors pourquoi lui renvoyer systématiquement l'hôpital comme unique lieu où est sa place lorsque le délire devient inacceptable pour les autres.
N'est ce pas simplement de l'humilité que tente de me transmettre cette jeune femme ?
SOPHIE ROLLAND
PROPOS ELECTRIQUES
Jean Paul a passé une grande partie de sa vie à l'hôpital.
L'appartement thérapeutique doublé d'un soutien important lui permettent depuis quelques années de vivre à l'extérieur avec son épilepsie, son délire interprétatif chronique et souvent envahissant, son autonomie limitée.
Aujourd'hui, nous devons acheter une lampe de chevet pour sa chambre. Jean Paul était électricien dans son autre vie, avant de tomber malade et du balcon à la fois. Il est très inspiré par le voltage, l'ampérage et divers branchements, mais pas du tout par le choix de l'objet en question... L'imagination déborde en une logorhée incessante ; il semble s'amuser beaucoup, mais pas moyen pour moi de mener à bien ma mission du moment !
Le temps passe, mille choses à faire aujourd'hui, j'ai épuisé toutes les techniques du manuel du bon infirmier psychiatrique, rien n'y fait ! et en plus, mon cerveau bombardé commence à crier grâce, la migraine s'annonce...
Il faut réagir vite, plus question de réfléchir. L'exaspération me pousse à l'improvisation et je trouve brusquement la réplique : "Jean Paul, voltage et ampérage sont les deux mamelles de la France ! ".
Un instant interloqué, Jean Paul freine soudain la machine, un " fou " rire salvateur apaise nos esprits surchauffés et rétablit les connexions, tout redevient facile...
Pas question d'appeler Lacan à la rescousse, il a bien trop à faire, d'autant que la formule magique me sera encore d'un grand secours en bien d'autres occasions.
MYRIAM DUPRAT
ALAIN
Son comportement psychopathique, empreint de violence, de ruptures et d'abandon caractérise Alain.
Il terrorise, règne en maître, décidant, tranchant pour les autres, laissant parfois exploser sa violence en maltraitant un patient pour mieux asseoir son autorité.
Nous canalisons, désamorçons, protégeons ; c'est facile, c'est possible, l'équipe est là.
Lorsqu'il demande à me parler dans sa chambre, la femme dit NON.
L'infirmière dit OUI.
Je me retrouve seule au fond du pavillon. Il se fige devant moi et m'informe que son médecin lui a signifié sa sortie à la demande de l'équipe.
L'ambiance est électrique, une menace plane. Il attend.
L'infirmière doit répondre de la décision de l'équipe ? Mais que fait la femme ?
La réponse va se trouver dans une question. Que lui avons nous transmis ?
Nous avons désamorcé, canalisé, protégé les " autres ".
Nous avons reçu sa violence et gardé notre peur.
Nous l'avons cloisonné, annulé.
Une vérité s'impose. Il nous faut lui rendre ses droits de patients ; qu'il puisse s'inscrire dans un espace de soins, en somme.
Le laisser entrer avant de le faire sortir, j'explique, j'argumente, je le situe.
La tension tombe.
Le message est passé.
MICHELE MAUREL
TRANSMISSION COTE SOIGNANT
Il y a trois ans, Pierre est interné au pavillon pour troubles du comportement sur la voie publique.
Il se présente comme un " marginal " -cheveux longs, coiffure rasta, barbe, tenue négligée, et évidemment pour clore le tout S.D.F.
Au fil du temps, des différents entretiens et de son évolution dans l'institution, des éléments évoquant la psychose apparaissent. Bien que Pierre accepte la prise en charge psychiatrique, il continue à se présenter comme simplement " asocial ".
Du côté soignant, tout en acceptant l'image que livre Pierre de lui-même, nous restons dans une dimension psychothérapeutique.
Au bout de quelques mois de ce mode relationnel - surprise ! Pierre est métamorphosé : tenue impeccable, cheveux coupés, barbe rasée... !
Depuis ce changement étonnant, Pierre montre une image de malade et non plus de " marginal ".
N'est ce pas là une transmission de soignant à soigné, d'institution à hospitalisé qui a fait que Pierre a renoncé à son image de marginal ?
SOPHIE ROLLAND
FLORE
Le délire de Flore....c'est quelques chose ! inclassable, envahissant, il les résume tous, il résiste à tous les neuroleptiques, dans le genre qui peut le plus.....
Flore, dès qu'elle s'approche, vous avez l'impression qu'elle va vous dévorer ; elle parle sans cesse, sans jamais écouter, férocement déterminée dans son refus de la " perte " et d'une réalité qui lui déplaît.
Elle casse les pieds avec " panache " mais semble néanmoins entraînée dans une spirale jusqu'au-boutiste inquiétante : son mari la quitte ? elle est la femme de Joseph !. son fils la fuit à son tour, et la voilà enceinte de " l'enfant Dieu ", etc...
Ne reste que sa fille, miraculeusement épargnée dans ses propos et chez qui elle se rend régulièrement pour garder ses petits enfants.
Dans ces moments privilégiés, elle réussit à garder une attitude " normale ". Mais les enfants dorment l'après midi, elle est seule et la pression est sans doute trop forte, alors elle nous téléphone vite pendant la sieste ses dernières trouvailles.
Cette expulsion salvatrice lui permettant apparemment de tenir correctement son rôle de grand-mère, nous prêtons une oreille professionnelle et résignée à cette avalanche de propos " décousus ", mais voilà qu'un jour " l'insidieux " s'aventure en zone interdite, et Flore de déclarer " J'ai tout compris, ma file n'est pas ma fille etc... "
Horrifiée, je lui réplique tout net : " Ah non Flore, pas les enfants ! ".
Et elle me répond aussitôt :
" Oh oui c'est vrai, vous avez raison ! ".
A bon entendeur.............
MYRIAM DUPRAT
HELENE
J'ai été référante d' Hélène pendant cinq ans.
Au cours de cette période, cette jeune patiente n'est sortie que quelques mois.
Elle revint un soir un peu déprimée, à la suite d'une ébauche d'amour jamais concrétisée mais portant en elle une vie nouvelle.
Polémique et discussion de toutes sortes. Que doit-on faire pour une jeune femme psychotique, enceinte ?
Où se situent ses droits - Et les droits du futur enfant ?
De mémoire de soignants, peu de patientes psychotiques arrivent à s'occuper de leurs enfants. Ils sont rapidement pris en charge par d'autres institutions.
Mais Hélène est déterminée, cet enfant est le sien et elle a bien l'intention de le garder.
A tort ou a raison, à six mois, Eric fut finalement confié au Foyer de l'Enfance. Tout était tracé...
Pour la petite histoire, et puisque nous parlons transmission, à l'accouchement d'Hélène, moi l'infirmière, j'étais enceinte de trois mois.
MICHELE MAUREL
SONIA
Parfois nous ne sommes pas directement impliqués dans la transmission mais seulement le témoin, l'observateur, l'écoute qui va aider à construire une transmission possible dans une histoire individuelle et familiale.
Je pense à cette jeune femme, Sonia qui s'est construit une histoire personnelle pour retrouver un équilibre.
Pour elle, c'est une possibilité d'identité, de place au sein de sa famille délirée. Sa vie vécue n'est pas acceptable pour elle :
Abandon du père, mère incestueuse et rejetante.
Alors, elle organise son histoire, une autre histoire qu'elle fait sienne :
Ses parents, deux grands savants russes ont été assassinés par les staliniens parce qu'ils étaient riches et chrétiens. Sonia, elle, n'est pas morte pour permettre de transmettre leur mémoire ; elle a enfin quelque chose d'important à faire sur terre.
Je comprends alors toute l'importance à la laisser construire son histoire délirante et même plutôt à l'entendre dans ce sens.
Je laisse donc Sonia modifier les cartes et les distribuer autrement.
Sonia peut " enfin être " - " avoir été " et " pourra transmettre ".
SOPHIE ROLLAND
PROJECTION ? DELIRE ? TRANSMISSION ?
Il est aussi des missions impossibles, des situations sans issues, l'impuissance, autant de leçons de modestie qui jalonnent notre quotidien avec, en filigrane, une idée qui surgit et vous glace, l'idée d'un risque grave qui a à voir aussi à la transmission.
" Devenir l'instrument d'autodestruction du patient ! "
C'est une lettre, sa destinataire ne l'a jamais reçue, je vous la livre :
" A Marie,
Tu es là, immobile, silencieuse, tu me fixes de tes yeux clairs délavés de souffrance...
De loin en loin, une phrase s'échappe de tes lèvres " plus de solutions... ", " que la mort... ", des bribes d'histoires aussi, les reliefs d'un festin piétiné avant l'heure du partage, un destin maudit...
Tout ton corps a démissionné, il n'a plus de grimaces, il n'invente plus rien, ses contours s'effacent, te tu dilues...
Tu as tout essayé pour échapper à ta douleur, même le délire ! mais la magie n'est pas pour toi, Marie ! tes illusions ne t'ont servi qu'à aveugler tes rencontres d'un jour ! et ce miroir que tu n'as pu traverser, tu le brandis à présent d'un regard, je me déforme, je proteste, je parle... mais mes mots restent creux ! tu le sais bien, toi qui ne cries plus qu'il n'est pas d'écho dans ce néant !
Ton malheur t'enveloppe, rond et lourd... tu glisses, pas la moindre petite aspérité de désir ! je ne peux pas te pêcher, Marie, je suis impuissante...
Le soir tombe à présent et il fait frais, soudain je vais devoir fermer la porte... Je rends les armes, je te rends tout !
Cours Marie, fuis ! tu m'as convaincue !
MYRIAM DUPRAT
ANGELIQUE
Angélique à 20 ans lorsqu'elle arrive à l'hôpital. Elle est très menue, et de petite taille. Si je devai la "peindre en mots", je choisirai la couleur "contraste".
Contraste entre son corps chétif et ses vêtements amples, masculins, presque guerriers, style "rocker-gitan" comme les "gypsy-kings" qui hurlent dans son walk-man. "Je suis gitane ! " dit-elle de sa voix grave, heurtée par un léger bégaiement.
Contraste dans sa chevelure longue, joliment ondulée, mais soigneusement aplatie et partiellement perchée en "banane".
Contraste entre ses yeux clairs, ses traits réguliers presque enfantins, et la violence qui envahit parfois brusquement son regard, tétanisant son corps,
crispant sa face d'un rictus blême. Sur ce visage "angélique" les mimiques s'enchaînent, fugaces, expressives : l'effroi, le ravissement, la colère...
"comme les expressions des nouveau-nés" dit très justement son médecin.
Son corps, Angélique le décore, le couvre de bijoux de pacotille, mais à l'évidence ne le soigne pas, le lave peu. Ses bijoux entament sa peau, la blessent, l'infectent.
Son sourire découvre des dents régulières mais négligées. Ses "effets" sont semble t'il choisis et coordonnés mais pas entretenus.
Lorsque l'on s'entretient avec elle, on la sent très limitée par un vocabulaire pauvre, par sa peine à élaborer ses phrases et ses idées, par son élocution laborieuse. On pourrait dire que les mots lui manquent et ce vide fait écho à sa violence.
Contraste aussi entre le côté spectaculaire de ses crises et leur intensité dramatique, la lenteur contractée de ses gestes qui caractérise leur amorce, et l'accélération subite, imprévisible, en une véritable "explosion-expulsion".
Contraste enfin entre la terreur qu'elle suscite autour d'elle lors de ses colères, et la puissance de vie qui émane de sa personne. Tel un aimant, un feu de joie, elle attire et anime le groupe des patients.
Le peu d'élément que nous avons sur l'histoire d'Angélique ne nous permet pas vraiment d'étayer une hypothèse qui nous donne l'illusion de percer un tant soit peu le mystère de cette "trajectoire de vie". Pourtant les "vides" et les pointillés nous invitent au voyage... Alors pourquoi pas ?
C'est avec une admiration certaine que je pense à Angélique et à ce formidable élan vital qui semble la propulser. D'où lui vient il ? Comment à t'elle pu "rebondir" après avoir subi ce terrible traumatisme à 15 ans ?
A propos de cet événement tragique, les situations semblent s'enchaîner ainsi : Sa mère quitte la maison, Angélique reste seule avec ses sœurs et son beau-père. Cet homme (en détresse ? ) "répond à l'abandon de sa femme en violant sa fille et en se supprimant."
Quel était le discours inconscient de ces trois personnes ?
"Angélus" (Ange en latin) vient du grec "éggelos" qui veut dire messager...
Angélique est-elle porteuse d'un message ?
Est-ce cette mission, cette raison d'être au monde qui la pousse en avant ?
Car elle marche Angélique, elle est vivante, elle ne semble pas vouloir regarder en arrière.
Que ses ailes la portent le plus longtemps possible !
Beaucoup de questions plus une : celle du sexe des anges......
Peu de réponses....
Peut-être ai-je reçu un message ?
Peut-être ai-je simplement parlé autour d'une histoire indicible ?
Je sais simplement que tout cela fait aussi partie de mon métier dans le cadre d'un hôpital où nous travaillons selon le principe de la psychothérapie institutionnelle.
Je vais bientôt quitter le service, je suis affectée à un autre poste. Nous nous sommes croisées et avons fait un bout de chemin ensemble, pions sur l'échiquier de l'institution, ou "boutons sur la veste de l'humanité".
Bon voyage Angélique, et bonne chance !
MYRIAM DUPRAT