Faire en soi une place à l'autre
Intervention de SERPSY aux deuxièmes rencontres d'Angers "Autisme et psychose à travers les âges" 1998
Des centres d'accueil ?
Etymologie
Evaluation ?
Une rencontre entre deux temporalités
En un lieu, en un temps ... virtuel
L'accueil, une invention permanente
Qu'est-ce donc qu'accueillir ?
Conclusion
" Les mots peuvent être comme de minuscules doses d'arsenic : on les avale sans y prendre garde, elles semblent ne faire aucun effet, et voilà qu'après quelque temps, l'effet toxique se fait sentir "(1). Aujourd'hui, en psychiatrie, le mot "Accueil " est un de ces mots là.
Les très récentes Rencontres du Comité Français Pour la Réhabilitation Psychosociale nous l'ont bien montré : " Il existe un fossé entre " champ thérapeutique et champ social ". Ce fossé doit nous conduire à construire avec les malades en particulier les plus dépendants, des " espaces intermédiaires " leur permettant de conserver la maîtrise de leur vie et de construire un quotidien satisfaisant. "
Résonnent alors en moi, les phrases de Foucault qui inaugurent l'Histoire de la folie : " Dans les marges de la communauté, aux portes des villes, s'ouvrent comme de grandes plages que le mal a cessé de hanter, mais qu'il a laissées stériles et pour longtemps inhabitables. ... Mais de tous ces vaisseaux romanesques ou satiriques, le Narrenschift est le seul qui ait eu une existence réelle, car ils ont existé, ces bateaux qui d'une ville à l'autre menaient leur cargaison insensée. Les fous avaient alors une existence facilement errante. Les villes les chassaient volontiers de leur enceinte; on les laissait courir dans des campagnes éloignées, quand on ne les confiait pas à un groupe de marchands. ... C'est vers l'autre monde que part le fou sur sa folle nacelle; c'est de l'autre monde qu'il vient quand il débarque. Cette navigation du fou, c'est à la fois le partage rigoureux, et l'absolu Passage. Elle ne fait, en un sens, que développer, tout au long d'une géographie mi-réelle, mi-imaginaire, la situation liminaire du fou à l'horizon du souci de l'homme médiéval - situation symbolique et réalisée à la fois par le privilège qui est donné au fou d'être enfermé aux portes de la ville : son exclusion doit l'enclore; s'il ne peut et ne doit avoir d'autre prison que le seuil lui-même, on le retient sur le lieu du passage. Il est mis à l'intérieur de l'extérieur, et inversement. " (2)
Que les nefs des fous n'aient pas réellement existé n'enlève rien à la métaphore. Que proposent donc nos modernes réhabilitateurs pour combler le fossé existant ? Des espaces intermédiaires, soit de nouveaux fossés pour inclure en excluant ou pour exclure en incluant. " L'utopie est bien loin derrière nous " proclament-ils. Et de nous inviter à un état des lieux. La topographie toujours. Et bien faisons le, cet état des lieux.
Utopie, c'est toujours de ce non-lieu, de ce lieu à venir qu'on peut créer. Le temps des utopies n'est pas derrière nous, mais devant, juste devant et c'est là sa place. Devant pour éclairer la route. C'est un lieu qui n'a pas de seuil. C'est le lieu du musement, de l'émerveillement, le lieu où l'on a rien à perdre sinon soi-même. L'accueil. Revenons y puisque de toute façon nous n'en finissons pas de ne pas accueillir.
L'asile n'existe plus, il a été remplacé par le Centre d'Accueil ... à l'extérieur de l'intérieur. De Centre d'Accueil et de Crise, en Centre d'Accueil Thérapeutique à Temps Partiel, en passant par l'Accueil Familial Thérapeutique, l'accueil est devenu un concept à la mode. L'accueil, dans les administrations, c'est toujours à l'entrée, sur le seuil qu'il se situe, aux portes comme dans les cités moyenâgeuses, jamais au centre.
Si on a créé des Centres pour l'accueil, c'est bien qu'il faut centraliser. Et ce qui m'inquiète là, c'est ce qu'il y a autour, c'est la périphérie. J'ai bien l'impression qu'on s'est contenté de déplacer le centre, le point de gravité mais qu'il s'agit au fond toujours d'exclure en incluant ou d'inclure en excluant. Lorsqu'on nomme une structure Centre d'Accueil et de Crise, c'est bien qu'on pense que l'accueil se suffit à lui-même, il y a l'accueil et il y a la crise, les deux ne justifient pas d'un même accompagnement sinon on les aurait nommé Centre d'Accueil de la Crise. La notion d'accueil ne renvoie pas à la notion de soin, et c'est bien pour cela qu'il faut rajouter l'adjectif thérapeutique. Un Centre d'Accueil et de Crise ne serait donc pas un lieu de soin. Le Centre d'Accueil Thérapeutique à Temps Partiel est lui un lieu de soin, quelle différence entre un accueil thérapeutique et un accueil qui ne l'est pas ? Qu'est-ce qu'un accueil qui soigne ?
L'accueil, on pourrait dire un peu rapidement qu'il y a des hôtesses pour çà. Et justement, s'il y a des hôtesses, c'est que le lieu ne suffit pas. Il faut qu'il y ait une présence. Il faut " habiter avant de construire " comme l'écrit Maldiney. C'est un combat de tous les jours. : " On voudrait construire, rationaliser ... et on ne sait plus demeurer. " (3)
Une hôtesse d'accueil en un sens, çà devrait être un pléonasme.
L'Hospita ou l'Hospes, c'est l'hôtesse ou l'hôte qui offre l'hospitalité, à l'étranger. L'Hospitalis, c'est le lieu de l'accueil. L'hôte, reçoit et accueille dans un lieu propice à cela, comme la chambre d'hôte ou l'hospice, lieux de passage et d'accueil pour les voyageurs et les errants . L'hôte, c'est celui qui fait de l'espace, qui fait place à l'étranger.
"Dans l'idée d'hospitalité ", écrit Salomon Resnik," il y a une sorte de réciprocité des devoirs d'hospitalité ; d'un côté le fait de recevoir, de l'autre le fait d'accepter d'être reçu" (4).
En accueillant son hôte, le Romain lui remettait la moitié d'un objet, généralement une tête de poisson ou une tête de bélier en terre cuite, et gardait l'autre moitié. C'est ce que les grecs appelaient le " symbolon ". Ainsi étaient scellés par ce geste et par ce symbole, le pacte et l'attachement des deux personnes. Sur ces objets étaient gravés les noms des contractants. Pour Benveniste, Hostes intervient toujours dans le cadre d'un échange, mais d'un échange égal. Hostes désigne donc un contrat.
Avec l'accueil, nous changeons de dimension.
Accueillir, c'est "recevoir" c'est à dire "prendre ce qui est donné, offert, confié". Prendre c'est "saisir", c'est à dire "prendre possession de". Accueillir serait donc d'une certaine manière " prendre possession de l'autre". Mais c'est aussi "offrir sa table" voire même "son lit", ces fameux lits, qu'on arrête pas de supprimer ... en créant des Centres d'Accueil en tous genres avant de les fermer à leur tour et d'envoyer toutes les souffrances dans des S.A.U. qui sauront orienter le patient vers la bonne structure, vers la bonne nef.
Il suffit de trouver le bon bateau. Et si on ne trouve pas, on créera des galères, les fameuses UPID, antichambres de l'UMD.
L'Accueil c'est la réception que l'on fait à quelqu'un. L'étymologie est triple : il s'agit de "cueillir", de "choisir" et de "rassembler". "Recevoir", toujours "se dit des choses qui recueillent, contiennent ce qui coule, ce qui vient aboutir".
A l'hôpital, il n'y a pas que des S.A.U., il y a aussi des services " porte ". L'accueil se fait sur le pas de porte, sur le seuil. Et après on entre ou on sort. C'est une frontière. Il s'agit au fond, comme au temps de Pinel de cueillir, cueillir des personnes, des symptômes, des signes, bref de classifier puis d 'orienter, donc de choisir ceux qui iront dans telle ou telle structure, c'est-à-dire ceux qu'on exclura en les incluant, ceux qu'on y rassemblera en " groupes homogènes ". Cueillir, choisir, rassembler. Nous retrouvons là l'étymologie du mot accueil.
L'accueil fait l'objet de protocoles où l'on indique aux infirmiers la meilleure façon de dire bonjour et de sourire. On se croirait à un guichet des PTT.
Il existe même des endroits où l'on commence par isoler celui qui arrive. Mais rassurez-vous, là aussi il y a un protocole.
L'accueil fait l'objet d'évaluation. On mesure ainsi l'indice de satisfaction des patients grâce à des questionnaires de sorties. Si le patient est content de l'accueil, il soulignera le visage béat, sinon ce sera le visage sombre. Il n'est pas besoin de se référer à la clinique pour percevoir l'aspect absurde et profondément insultant d'une telle démarche. Comme s'il ne suffisait pas au patient d'être psychotique, il faut en plus qu'on le prenne pour un " con ".
Au tableau de bord du qualiticien fou apparaîtrons des voyants qui permettront de piloter au plus juste :
" Allô, Docteur Karavokyros, le taux de satisfaction des clients a baissé de 12 % en un mois en ce qui concerne l'hôtellerie, et de 22 % pour l'écoute. Vous allez perdre un poste d'assistant trois postes d'infirmiers et cinq lits qui seront transférés à Gap si vous ne redressez pas la barre. "
Tout soignant un peu au fait des pratiques sait que le temps d'accueil est un moment important dans l'accompagnement du patient souffrant de psychose. Qui a entendu un de ces voyageurs immobiles lui décrire dix ans après son entrée à l'hôpital, les mots et les attitudes de chacune des personnes présentes comprendra ce que nous signifions par là.
" Je suis arrivé à Laragne avec les menottes aux poignets. C'étaient les pompiers qui m'ont amené. J'étais perdu, je ne comprenais rien. Je suis arrivé au moment du repas, il n'y avait plus rien à manger. C'est Santillano l'infirmier qui habite Saléon, qui m'a trouvé une clémentine. Il m'a dit: " Mange, ça te fera du bien. Ca m'a rassuré. C'était la même chose que me disait ma mère. Je me suis senti moins seul. "
Nous nous proposions de faire rebondir cette question de l'accueil à partir de l'analyse de trente interviews de patients psychotiques réalisés dans trois établissements : CH Esquirol (94), CH Laragne (05), CH Gérard Marchant (31).
La clinique a battu en brèche nos belles spéculations. L'accueil ne se limite pas à quelques règles de civilité, d'hygiène ou de sécurité. Il ne suffit pas, comme cela est fait à Esquirol ou à Marchant, de demander aux patients s'ils sont satisfaits des soins dispensés, si l'attitude du personnel à leur égard, leur paraît aimable, peu aimable ou simplement professionnelle ... pour décrire la première rencontre d'un patient avec un soignant et une institution de soin. Ainsi, avons nous été confronté à trois ordres de difficultés :
- Repérés nous-mêmes comme faisant partie de l'institution, nous n'avons obtenu que des réponses brèves, elliptiques qui évitent tout conflit et nous confortent dans l'idée que nos pratiques sont bonnes. (Nous n'avons pas rencontré de patient que l'institution persécute)
- Confrontés à des soignants qu'ils considèrent comme des personnes étrangères, les patients passent très vite sur les conditions réelles d'accueil, pour nous raconter leur histoire et nous mettent ainsi en place d'accueillant. On peut supposer que ce travail n'a pas pu se faire avant.
- Interrogés par un soignant avec lequel une relation plus proche s'est nouée, les réponses des patients prennent un caractère directement transférentiel. " Ce qu'il faudrait pour l'accueil, c'est quelqu'un qui aurait votre immense connaissance, votre compréhension. "
Au CH Esquirol, six "professionnels" se sont réunis 15 fois pour élaborer un protocole d'accueil. Ils ont planté le décor, défini les différentes taches à accomplir, spécifié le rôle de chacun. Ils l'ont testé pendant une semaine dans dix unités, dans quatre secteurs différents. Le protocole que nous ne détaillerons pas posait en fait l'Institution. Le sujet ne sait même pas qu'il va arriver, il est encore chez lui, ses voix ne le persécutent même pas encore, il n'est même pas dans l'ambulance, qu'il est déjà "nôtre", que déjà, l'Institution est là, qu'elle pose l'accueil, que cet accueil ne se fera pas de personne à personne, mais par des professionnels responsables ou délégués, propres à hospitaliser tout patient/personne soignée et à accueillir tout accompagnant ...
"Conditions générales de l'accueil, dans la première heure du patient hospitalisé en psychiatrie générale "
"A l'arrivée du patient et de ses accompagnants l'infirmière doit avoir :
- une attitude d'écoute bienveillante propre à l'accueil,
- une tenue vestimentaire correcte,
- un accueil avec le sourire au patient et à ses accompagnants."
Sans commentaire.
A propos, que disent les accueillis ?
" Enfant, j'ai toujours été très agressif. Ce qui m'empêche de vivre aujourd'hui, c'est l'angoisse. La première hospitalisation, c'est un peu flou dans ma tête. Je ne me pose jamais. Les journées sont longues. Mon arrivée ici, ca me parait très lointain. En fait ça fait trois semaines que je suis ici, mais ça me parait tellement loin. Je demande de l'aide, après, j'en demande plus. Je ne me livre jamais complètement. J'ai souvent l'impression d'être en porte à faux et je n'ai pas l'impression d'être aidé. Je ne crois pas que je puisse être aidé. Les infirmiers, je les mets mal à l'aise. Comment pourraient-ils m'accueillir ? Je ne m'habite pas. "
" Ce qui m 'a le plus marqué dans l'accueil, c'est le cadre, ça sent pas l'hôpital, le personnel est à l'écoute. Je ne me sens pas bien du tout, mais c'est chouette, c'est refait à neuf, ça montre qu'on se soucie de nous ".
" Lorsque je suis arrivé à l'hôpital général à Gap, je ne comprenais rien.. Des gens m'ont sauté dessus, ils m'ont fait une piqûre. C'est le pire souvenir de ma vie. J'ai passé la nuit à poil sur un brancard. J'appelais à l'aide et personne ne répondait. A Laragne, où j'ai été transféré le lendemain, j'étais un peu groggy. Au début, je ne me suis pas rendu compte d'où j'étais, et quand je me suis réveillé, j'ai commencé à frapper à coups de chaise contre la fenêtre, pour m'échapper. Une infirmière, Eliane, est arrivée et m'a demandé ce que je faisais. C'est alors que je me suis rendu compte que la porte était ouverte, ce qui m'a rassuré et m'a calmé instantanément.
Chaque accueil est singulier, unique et pluriel. Nous pourrions bien interroger mille patients que nous ne serions guère plus avancés. Il s'agit à chaque fois d'un récit, d'une réinterprétation de ce qui a été. Le récit est toujours le même et pourtant différent. Quelque chose se serait sédimenté là. Il suffit d'un événement relationnel pour que la temporalité réapparaisse et modifie imperceptiblement le récit. Et c'est pour cela qu'il faut interroger constamment l'accueil. Pour induire un peu de mouvement.
Une rencontre entre deux temporalités
L'accueil c'est la rencontre entre une personne et une institution, entre deux personnes dans une institution, mais aussi et surtout entre deux temporalités. C'est encore une fois sur le pas de la porte que se produit la rencontre. L'accueil se joue, là, dans les vingt premières secondes. D'abord, c'est le temps du regard, où celui qui regarde est aussi regardé. Et dans ce même temps, se noue une histoire qui commence à regarder et l'un et l'autre. C'est ensuite le temps pour comprendre où chacun est cueilli, saisi, choisi, et où les perceptions se rassemblent pour prendre un sens, comme une première inscription. C'est enfin le temps de l'action, où le pas de la porte sera franchi, où le patient sera un " entrant ". Nul retour en arrière ne sera plus possible. Il y aura un devenir " soigné " de l'accueilli, et un devenir " soignant " de l'accueillant.
Mais ne croyez pas en être quitte pour l'accueil. Si accueillir, c'est faire en soi une place à l'autre, on n'en finit pas d'accueillir. Pour que l'accueil ne cache pas le soin, il faut que chaque lieu puisse être un lieu d'accueil, que chaque instant puisse être un temps d'accueil.
Soignants dans une unité, nous avons aussi la particularité d'être détachés des soins directs pour une moitié de notre temps. Logés dans un bureau bulle à côté du service, tout contre. Eclairés par de grandes baies vitrées, nous avons pour mission de travailler sur la recherche en soin. Alors quand il s'agit de parler de l'accueil, pas de problème, je branche l'ordinateur, Word, fichier, nouveau...... toc toc, heu bonjour, je dérange pas..... et voilà, les deux idées que je venais de mettre dans un coin de ma tête je peux me les garder pour plus tard. Bonjour monsieur Profeth, comment allez vous ce matin ? Monsieur Profeth décrit comme psychopathe, est régulièrement hospitalisé dans l'unité où je travaille l'autre moitié du temps, il vient nous voir "à la recherche" y compris lorsqu'il n'est pas hospitalisé. Il s'assoit deux minutes et me demande si ses poèmes, ses psaumes sont toujours en mémoire dans l'ordinateur. Ils le sont. Il faut même en imprimer un en plusieurs exemplaires. Il les distribuera en échange de..........
C'est sa manière à lui de vérifier que là au moins il a une place à lui, et que nous avons du temps pour accueillir. C'est devenu un rituel et de la même manière, il passe ensuite à l'étape suivante, la gérance de tutelle. Il vérifiera avec sa curatrice sur son ordinateur la somme qu'elle pourra lui allouer pour la semaine et lui remettra un bon de caisse. Dernière étape, il se rendra à la recette et remettra son papier à l'employée de la trésorerie qui l'échangera contre de l'argent.
C'est finalement dans ces échanges qu'il se rassemble. Mais si la gérance de tutelle lui est imposée, sa visite dans notre espace commun, c'est lui qui l'a choisi.
Si Cadet Roussel a trois maisons, nous nous avons trois pas de porte
Notre bureau a trois entrées, trois seuils. Un donne sur l'extérieur, c'est l'entrée des patients, des soignants des autres services, ils commencent par rester sur le seuil puis entrent à notre invitation. C'est notre façon de leur faire une place. Ici, nous n'attendons pas les patients, ce sont eux qui choisissent l'accueil, qui font le premier pas. Ils entrent puis repartiront, la recherche, c'est bien connu ne mène nulle part, c'est un lieu d'utopie, un non lieu, un seuil. Il n'y a que nous et cette place qu'ils peuvent ou non trouver. Le deuxième ouvre sur la salle de réunion institutionnelle mais personne à part nous ne la franchit. On y entre par une autre porte. Celle qui donne sur notre bureau est fermée, elle n'est ouverte qu'à l'occasion des réunions festives du service. Le troisième ouvre sur le couloir et les toilettes, c'est le seuil des bruits de " chiottes ", des on-dits qui renseignent davantage sur la vie institutionnelle que la participation aux réunions. C'est le seuil des bonjours, celui qu'empruntent les soignants du secteur qui viennent se décharger des pressions engendrées par l'usure du quotidien. C'est un moment de " détoxication " où les soignants peuvent se débarrasser des scories apportées par les patients et parfois élaborer par l'écriture. C'est dit-on le seul espace de parole du secteur. Là encore, il nous faut faire une place à la plainte, recevoir, rassembler, reverser...faire bon accueil pour que les soignants puissent à leur tour repartir accueillir.
Accueillir, c'est chercher à être une transition, un passage où notre fonction sera de rassembler ce qui est dissocié.
En un lieu, en un temps ... virtuel
Le lieu d'accueil peut même être virtuel, c'est à dire carrément situé dans l'utopie. Nous accueillons des patients sur un site Internet... Dans un premier temps nous souhaitions échanger avec des professionnels. Seulement voilà, à l'entrée d'un site il n'y a pas marqué, entrée du personnel, entrée des malades... ou du moins nous ne l'avons pas voulu ainsi. Donc tout le monde peut y entrer, et c'est ce qui s'est passé. Dès les premiers messages, entre deux psy de passage, se trouvaient un monsieur qui nous interrogeait sur la maladie de sa femme, une dame qui se demandait quelle peut être la différence entre un psychiatre, un psychologue et un psychanalyste pour savoir à qui s'adresser. Aie aie aie où avions nous mis les pieds ? Une chose était certaine, nous ne voulions pas prendre en charge par Internet qui que ce soit.. Mais nous ne pouvions pas non plus laisser ces demandes sans réponse. Ils avaient fait le premier pas, franchit le seuil. Et si Internet était pour quelques uns le premier contact avec la psy ? N'était ce pas aussi important de les accueillir ici que s'ils se présentaient dans notre service ?
Mais au fait, s'agit-il d'un accueil ? Seul chez lui, à deux heures du matin, un homme visite notre site ? Or, le plus souvent, à deux heures je dors, ou au moins je ne suis pas devant mon écran, je ne suis pas là pour l'accueillir. Pourtant la première page du site qu'il a visité s'appelle "Accueil", et lorsqu'il visite d'autres pages, sur les médicaments ou sur l'hospitalisation des mères avec leur enfant, il trouve en haut de chaque page, un dessin qui va lui devenir familier et qui lui propose s'il est perdu sur le site de revenir à l'accueil, comme un lieu de ralliement, d'où il pourra repartir vers d'autres pages. Vous parlez d'un accueil, il n'y a que lui face à son écran, face à ses questions, personne pour répondre de façon personnalisée à son appel. Pas si sur, car la relation qui va s'établir, c'est lui qui en sera l'acteur. Avec plus de 3000 connexions, nous avons reçu une centaine de messages. Donc tout le monde n'a pas souhaité entrer en contact avec nous, certains sont juste venus voir, d'autre ont été plus loin, il ont "clické" comme on dit à un endroit précis de l'écran qui s'appelle justement un lien. Et par ce lien il sont entrés en relation avec nous. Toujours pas de manière directe certes, mais ils ont choisi, ont été acteur de leur accueil. Nous sommes alors nous aussi des acteurs de cette relation un peu nouvelle qui se noue, de cette rencontre dans ce non lieu, dans une temporalité différente avec des soignants absents.
L'accueil, une invention permanente
Je suis infirmier à l'hôpital de Laragne dans les Hautes Alpes. L'unité où je travaille depuis trois mois s'appelle " Le Provence ". C'est une absurdité grammaticale. On ne dit pas le Provence on dit La Provence, et moi çà me plaît bien de travailler en Provence. La Provence, ce n'est pas chez moi, d'ailleurs je n'ai pas de chez moi. C'est juste mon arrière-pays. Il y a le chant des cigales l'été, le rocher de La Baume à Sisteron, la Bretagne, la femme que j'aime, tout un paysage mental qui réveille ma fonction d'émerveillement. Je ne peux pas accueillir qui que ce soit, si cette fonction n'est pas activée.
A part moi, personne ne travaille à Provence. Mes collègues travaillent, eux, au pavillon Provence, il ne faut surtout pas confondre l'endroit où ils habitent et l'espace où ils travaillent. Le Provence n'est pas conçu pour être habitable par les soignants. Pas de bureau pour les infirmiers, pas de salle réservée, tout est ouvert sauf la pharmacie et le bureau médical. Cela dit, tous les endroits ne sont pas investis de la même façon.
C'est ainsi que nous avons un lieu spécialement destiné à l'accueil. Comme tout sas, il fait seuil. Pas moyen d'entrer dans l'unité sans y passer. Une infirmière d'accueil y est présente en semaine de 9 heures à 17 heures. Son rôle ne se limite pas à l'accueil des " entrants " et à l'accompagnement des " sortants ". Elle occupe une mission stratégique d'accueil, d'orientation et de liaison entre les différents partenaires du soin. Annie s'est appropriée sa mission et a su créer une atmosphère tout à fait spécifique. Les autres infirmières, abeilles plus ou moins fatigables, vont et viennent au gré des soins et des demandes des patients, recueillent les informations, le pollen et viennent le porter à l'accueil qui constitue une sorte de centre où chacun passe et repasse. C'est le seul lieu où il est interdit de fumer, et où cet interdit est respecté. Annie habite l'accueil, y demeure. Sa fonction est reconnu par tous, soignants comme soignés, tous savent qu'elle ne supporte pas le tabac et en tiennent compte. L'accueil est évidemment un lieu ouvert, lumineux, les fauteuils y sont confortables, les patients peuvent s'y installer et attendre que le temps passe, qu'un soignant s'arrête, qu'Annie enfin disponible puisse leur consacrer un peu de temps. Plus les soignants recueillent de pollen, plus l'activité augmente, moins les patients y ont leur place. La quantité d'information à transmettre grandissant, il est de plus en plus souvent nécessaire de demander aux patients présents de sortir (Secret professionnel oblige). Les transmissions sont de plus en plus précises, de plus en plus longues également conséquence d'un travail de réflexion clinique de meilleure qualité. L'accueil est donc de moins en moins souvent ouvert. Certains patients ont donc créé un accueil parallèle, juste à côté de la porte du véritable accueil. Ils y fument tranquillement, ils attendent que les soignants soient à nouveau disponibles. Ils savent que lorsque leur médecin viendra, il passera par l'accueil. Ils stationnent donc pour ne pas le rater. Cette masse de patients en attente, déstabilise les soignants. Ils ont la sensation d'être sous pression, que les patients peuvent entendre ce qui ne les concerne pas. Ils déplacent donc régulièrement les chaises au fond de l'unité pour créer un pôle de convivialité et pour maintenir une séparation, un effet de seuil.
Mais les patients ne font pas qu'attendre, ils discutent entre eux, parlent de tout et de rien. Il y a là une qualité d'échanges qui n'existe par exemple pas au moment des repas. J'y vois comme le miroir des réflexions cliniques qui mobilisent les soignants. Il me plaît de me dire que notre plaisir de penser ensemble serait contagieux. Les patients sont accueillis d'une façon plus différenciée, plus individualisée. Les entretiens infirmiers se sont par ailleurs développés.
Il y a un paradoxe dans l'accueil. Nous devons d'un côté considérer le patient comme quelqu'un qui souffre et qui d'une façon ou d'une autre a besoin de notre aide (donc comme un potentiel objet de soin). Nous devons de l'autre côté le penser comme quelqu'un qui n'a absolument pas besoin de nous pour ce qui est l'essentiel de sa vie et donc comme un sujet qui nous est étranger et auquel nous sommes étrangers.
Nous ne pouvons le considérer comme un sujet que si nous nous considérons nous-mêmes comme des sujets, que s'il nous est possible de vivre sans avoir besoin que quelqu'un ait besoin de nous. Pour cela nous ne devons pas nous considérer comme des pseudopodes du médecin, comme des exécuteurs de tâches prescrites, comme des professionnels dépendants
Autrement dit, nous ne pouvons accueillir et recueillir ce que l'autre a à nous transmettre que si nous avons préalablement éclairci notre rapport à l'autre, notre rapport au soin, à la souffrance. Je n'ai rien contre l'analyse des soignants.
Qu'est-ce donc qu'accueillir ?
Accueillir, c'est se préparer à l'accueil. C'est ranger sa maison, enlever la poussière, mettre quelques fleurs dans un vase pour faire joli, accueillant, c'est avoir envie de recevoir l'autre tel qu'il est, avoir envie de lui faire plaisir, se souvenir de la dernière fois où l'on s'est rencontré, c'est quelques images, quelques réminiscences. C'est s'habiller le coeur. Nous n'avons jamais fini de considérer le patient comme un sujet. C'est un véritable travail sur soi, une ascèse.
Théorie que tout cela ! S'il fallait attendre d'être prêt à accueillir les patients pour les recevoir, s'il fallait attendre d'être suffisamment nombreux, suffisamment disponibles pour cela, il n'y aurait pas beaucoup de patients hospitalisés ! Est-on mieux accueilli chez les riches que chez les pauvres ? Est-on mieux accueilli chez un couple prêt à se séparer qui signe un armistice le temps de nous faire bon accueil ou chez un couple d'amoureux passionnés qui ne pense qu'à son bonheur?
La façon dont on donne vaut mieux que ce qu'on donne. Lorsqu'on accueille quelqu'un, une fois les formalités de politesse accomplies (elles sont importantes mais l'accueil ne se limite pas à cela), tous ne se jettent pas sur les invités pour les soumettre à un feu roulant de questions. On prend son temps, on a toute la soirée pour cela. On prend son temps. On laisse venir. Il y a des préliminaires, comme en amour.
Lorsqu'un patient arrive dans l'unité, c'est un peu comme cela. Il a besoin de se poser, de faire halte dans un lieu d'étape, de souffler. Offrons lui un bon fauteuil, rassurons le, enveloppons le, entourons le d'attention, s'il peut le supporter. Certains voyageurs, certains patients ont vécu des événements tellement difficiles qu'il faut savoir les laisser seuls. Etre là, pas trop loin, attentifs, mais les laisser se récupérer à leur rythme. Si ce que la personne a besoin, c'est de se reposer, permettons lui de le faire. Il sera toujours temps demain de reparler de tout cela. Surtout si parler, verbaliser, lui demande un effort. Si elle éclate ou si elle est prête à exploser, si une immense colère la fait déborder, la fait sortir d'elle-même, accueillons la, essayons de la rassurer, contenons la. Ici, il y a quelque chose qui résistera. Et alors viendra le lendemain, le temps de l'entretien, laissons là notre recueil de données, ces questions une fois pour toutes. Accompagnons ce que le patient aura à nous dire. C'est une marque de confiance, c'est l'aboutissement d'une relation, d'une attention à ce qui nous entoure, d'une attention au patient. On n'extorque pas les données, ça n'est pas un interrogatoire, c'est une cueillette. On cueille les confidences au vol, on comprend à demi mots, on reformule juste ce qu'il faut.
Parfois, il suffit d'un entretien pour que le patient puisse dépasser ce qui l'agressait. Alors, c'est le bonheur. Mais attention. Il faut savoir s'arrêter, mettre une limite, que le sujet ne se vide pas, qu'il n'ait pas l'impression de tout donner lors d'un premier entretien et qu'il ne lui reste plus rien en lui ensuite. Il faut savoir apprécier sa confiance, ces petits moments de grâce comme quelque chose de rare et de précieux. Apprécier le don et donner à notre tour.
Et quand çà ne parle pas parce qu'il y aurait trop à dire, parce que nous sommes dans l'indicible, nous avons d'autres sens pour recueillir ce que l'autre ne peut ou ne sait nous transmettre. Nous pouvons écouter avec les yeux, avec l'odorat, le tact, le peau à peau. Tout un paysage sensible se met en place qui nous renseigne sur la patient mais aussi sur nous. Ce que nous ressentons est tout autant à recueillir que ce que le patient ressent. Se dessine alors un paysage d'une richesse telle que les mots aussi précis soient ils ne peuvent qu'approcher. Ce paysage est d'autant plus riche que nous sommes à la fois ceux qui rêvent devant le paysage, le paysage lui-même et dans le paysage d'un autre rêveur.
Et que ce rêveur soit sur le seuil, sur le lieu du passage, qu'il soit à l'intérieur de l'extérieur et inversement, que le navigateur ailé parte vers l'autre monde ou qu'il en vienne, nous sommes des témoins, des réveilleurs d'univers, des passeurs, des Siddhartas institutionnalisés.
L'accueil, çà s'invente sans cesse, des lieux, des soignants, des temps sont investis, et plus on veut le cartographier, le protocoliser, le décrire, plus il nous échappe.
C'est un furet qui court, court, court, bien malin qui pourrait le rattraper.
Bibliographie
1- Klemperer (V), Lingua Tertii Imperii, Albin Michel.
2- FOUCAULT (M), Histoire de la folie à l'âge classique, coll. TEL Gallimard, Paris, 1972.
3- SOSSOLIC (S), L'hospitalité, 11èmes Journées de Psychothérapie institutionnelle, Marseille, 17 et 18 Octobre 1997, Hôpital La Timone.
4- RESNIK (S), Hospitalité et transfert, 11èmes Journées de Psychothérapie institutionnelle, Marseille, 17 et 18 Octobre 1997, Hôpital La Timone.
Emmanuel Digonnet, Anne-Marie Leyreloup, (CH Esquirol, 94), Dominique Friard (CH de Laragne, 05), Marie Rajablat (CH Gérard Marchant, 31)