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" Le Racing hôtel restaurant "

Au travers de sorties au restaurant, nous voulons que les patients puissent prendre des repas dans un milieu " normal ", en présence de personnes pour qui manger est une réunion et non pas un simple fait de " remplissage ", comme il est vécu dans l'unité. Là, les voisins n'essaieront pas de vous piquer l'assiette pendant le repas. Nous avions choisi cet hôtel restaurant pour ses prix bas et parce que nous connaissions les patrons. A l'avance nous avions demandé une table dans un coin, mais pas trop isolée, pour éviter que " nos amis goulus " n'attaquent les plats des serveuses, le pain des voisins etc..

Le jour dit, nous arrivons au restaurant. Notre table est bien installée un peu à l'écart mais, à notre grande surprise, dans une salle de deux cent couverts " archi pleine " et pour la rejoindre, il nous faut traverser un océan de têtes et de bras, bruyants comme une tempête. Les moins surpris semblent nos trois patients qui ont déjà repéré les chaises libres. Pour ma collègue et moi, la tension monte d'un cran. Aussitôt, nous encadrons les pensionnaires en vue de traverser la salle sans encombre. Au fur et à mesure de notre progression, nous interceptons là un bras qui vise des boissons, ici Christiane qui veut s'asseoir à une table occupée. Toute cette nourriture et ce bruit stimulent leur sens et provoquent une petite agitation. Comme une " tortue romaine " nous continuons à avancer en protégeant les clients des patients (leurs assiettes bien sûr !), les malades de cet environnement et nous de la peur d'affronter des éléments que nous ne maîtrisons pas Arrivés à bon port, nous nous apercevons que personne ne nous a spécialement remarqué.

A table, le patron vient nous saluer et nous serre à tous la main. " Alors qu'est ce que vous prenez ? " Toute notre bande répond en cœur : - " Des caotes, du pâté, du gâteau, du fomage, du pain, des fites, de la maonaise ". Ce sera donc le menu du jour. Plus tard, un maçon jouant au rugby avec moi vient nous voir : - " Ah t'es venu avec tes malades ! ". Il se tourne vers eux : - " Salut ! Ca va ? ". Le fait de nous sentir " chez nous " détend tout le monde. Au cours du repas, les clients remarquent que nous sommes concentrés et agités pour faire respecter l'ordre du menu, l'utilisation correcte des couverts et pour canaliser l'énergie de " nos trois comparses " Tout à coup, plus de pain (calmant indispensable entre les plats) ! Pas de serveuse à l'horizon. Panique chez les patients qui lorgnent les corbeilles voisines. Je me lève. Ils me suivent entre les chaises et les tables. Impossible de faire asseoir notre petite troupe qui voit du pain partout. Ma collègue et moi nous regardons. Je crois qu'elle pense comme moi : - " on est dans la m… ! ". A ce moment-là, un homme nous tend sa corbeille et avec un sourire la pose sur notre table. Merci ! Tout le monde regagne sa place et se jette sur le pain.

C'est un restaurant ouvrier et comme sur un ordre plusieurs tables se vident. C'est en effet l'heure de reprendre le travail pour beaucoup. Notre manège n'a laissé personne indifférent. On nous lance des sourires bienveillants. Patrick, voyant tous les gens partir, va leur serrer la main (en prenant soin de leur demander un gâteau !). Les autres patients se bousculent pour participer aussi à la fête. Ce n'est pas tous les jours qu'on leur tend la main : - " Auvoi ! Auvoi ! ".

En voyant ces malades au physique ingrat mais souriants, qui font des adieux avec des gestes patauds, les gens nous disent : - " Ah, les pauvres ! Comment sont-ils ? Comment faites vous ? ". Ainsi, à chaque sortie, nous constatons que ces patients si décalés engendrent chez la plupart des gens compassion et générosité. Paradoxalement, à l'hôpital psychiatrique où ils vivent, ils sont moins bien tolérés et sont perçus comme des échecs ambulants, des incapables, des condamnés à ne pas évoluer, des malades que l'on a que trop vu. C'est comme si dans cette institution là, ils étaient les aveugles d'une spécialité borgne : la psychiatrie.

Nous, leurs soignants, nous nous sentons assimilés à cette spirale de l'échec. Soignants comme soignés, nous sommes embarqués dans la même galère. Nous sommes régulièrement interpellés par nos collègues : - " Qu'est ce que vous faites à Lévy ? Y a rien à faire ! ". Quant aux patients, il n'est pas rare d'entendre : - " Qu'est ce qu'ils doivent régresser à Lévy ! " ou encore : - " T'a vu Marcel, quand il était au pavillon de Clérembault il était mieux ! ", etc. Oui, ils étaient tellement mieux avant, que pour solde de tout compte, on les a mis en " long séjour ", comme ils disent. Le risque c'est que nous finissions nous aussi par croire qu'effectivement notre travail ne sert pas à grand'chose et que nous baissions les bras parce que tout ça serait trop intolérable. A Lévy, ce qui serait intolérable, ce serait précisément de baisser les bras. C'est la raison pour laquelle j'ai eu envie de raconter cette histoire.

Philippe GAVIGNAUD
Aide-Soignant

UF. Lévy
Centre hospitalier Gérard Marchant.

Publié dans Santé Mentale n° 52 novembre 2000.


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