Pierre est un homme
" Une vie, qu’est-ce qu’une vie ? Chaque vie, vue de l’extérieur a ses aspects cachés inattendus, incompréhensibles. Chaque vie a ses passions et ses faiblesses " écrit Anita, mon amie libraire. Soignant, je ne cesse de me confronter à cette vérité d’évidence. Comment accueillir celui qui porté par sa souffrance, par la maladie qui la provoque, par le sens qu’il leur attribue vient à la rencontre de l’institution de soin ? Comment accompagner ce cheminement, cette vie dont le parcours est devenu pour un temps chaotique ?
Pierre est un homme, c'est un être sexué, marqué par la temporalité, par la culture dans laquelle il vit, par son milieu socioculturel, par les préjugés qui en découlent, par sa condition d’être mortel, par sa peur de la mort, par des stratégies d’évitement de ce qui le fait souffrir. Lorsque nous nous rencontrons pour la première fois à l’hôpital de jour, il m’apparaît comme un homme sympathique plutôt séduisant. Il a une trentaine d’années. Le monde lui est offert. La maladie, il n’en a cure. Il a eu une dépression. Maintenant il va mieux. Il va reprendre son travail de professeur de mathématiques.
Lorsque je le revois cinq ans plus tard, hospitalisé dans l’unité d’entrée, ce n’est plus le même Pierre. Il a renoncé à se battre. Il est en longue maladie. Qui de nous le perçoit alors comme un être unique et mortel qui a des attentes et des besoins biologiques, psychologiques et sociaux, culturels et spirituels ? Pour qui est-il un être doté d'un vécu et en perpétuel devenir, en interaction avec son environnement ?
Les besoins de Pierre
Nous savons énoncer ses besoins biologiques : respirer, manger et boire, éliminer, se mouvoir, dormir, etc.. Nous avons d’ailleurs recueilli les données le concernant :
" Respiration : fume un paquet de cigarettes par jour, tendance à l’essoufflement,
Manger : boulimique, engloutit les aliments sans les mâcher, surcharge pondérale,
Eliminer : pas de problème, sinon une tendance à la constipation due aux neuroleptiques et à l’inactivité,
Se mouvoir : tendance à la clinophilie,
Dormir : s’endort sans problème après sa prise de traitement,
Choisir des vêtements convenables, s’habiller et se déshabiller : si nous n’intervenions pas, porterait constamment les mêmes vêtements,
Maintenir sa température dans des conditions normales : aucun problème,
Hygiène : tendance à l’incurie,
Eviter les dangers : pour courir des dangers, il faudrait qu’il soit plus actif,
Communiquer : reste isolé, fuit le contact, n’exprime rien que des idées délirantes de plus en plus vagues et de plus en plus rares,
Pratiquer sa religion : vaguement catholique, pas pratiquant,
S’occuper en vue de se réaliser : ne supporte pas, " tout le fatigue ",
Jouer, se recréer : lorsqu’il est décidé, joue fort bien au scrabble,
Apprendre : ne veut pas en entendre parler, l’enseignant c’est lui ".
Nous ne percevons plus de Pierre que des miettes, que des besoins aussi vains que fondamentaux. L’image de lui qui apparaît dans nos rares écrits épouse le morcellement schizophrénique. Une collection de besoins derrière lesquels l’homme et sa quête disparaissent.
" Mon âme a son secret, ma vie a son mystère " écrit le poète. Cela est vrai de chaque vie, de chaque âme. Que savons-nous des secrets de l'âme de Pierre, des mystères de sa vie ? L'une et l'autre demeureront opaques à nos recueils de données. Est-ce une raison pour nous cantonner à l'écume ? N'est-ce pas ce mystère qui confère une unité à sa vie ?
La blanquette de veau à l’ancienne
Pierre aime la blanquette de veau à l’ancienne. Il se souvient du geste de sa mère écumant la surface de la casserole. Il se rappelle l’odeur des champignons frais qu’elle faisait revenir dans le beurre salé. Mardi dernier, au groupe " cuisine ", il avait des étoiles dans les yeux lorsqu’il en parlait. Ses mains retrouvaient les gestes maternels. Sa mère ? Elle est morte maintenant. Son père n’a pas voulu qu’il aille à l’enterrement. Il était trop jeune (26 ans tout de même). Il ne sait même pas où elle est enterrée. C’est elle qui voulait qu’il soit enseignant. Pierre était son fils unique. Couvé, gâté, gavé d’amour comme de nourriture, il n’a pu faire autrement qu’être enseignant (en saignant ?). N’empêche que c’est autour du calcul des proportions que son amour des chiffres s’est forgé.
Jean-Pierre Coffe a raison, les aliments n’ont plus de goût maintenant. Peut-être pourrait-on essayer de préparer un pot-au-feu la prochaine fois ?
Identification ?
Le meilleur moment de la journée pour Pierre, c’était lorsqu’il rentrait chez lui, il sortait les copies à corriger de son cartable et se rendait aux toilettes. Il faisait une première lecture des interrogations écrites en éliminant … toute sa fatigue de la journée, toute la pression, tous les bavardages. Les sales gosses ! Maintenant, il n’a plus de problèmes à corriger. Corinne s’esclaffe. Avant d’être infirmière, elle était institutrice. Elle, elle prenait une douche pour laver sa fatigue. Qu’elle soit du matin ou de garde, elle en a conservé l’habitude.
Depuis qu’elle a rejoint le groupe " cuisine ", Pierre vient plus régulièrement. Il prend même une douche chaque mardi et se change : " On mange tous ensemble alors … faut que je me prépare. Je peux pas vous apprendre à faire une blanquette et puis être habillé comme un mendiant. "
Corinne a quitté l’enseignement parce qu’elle n’en pouvait plus. Elle avait eu l’impression de suivre un chemin trop parfaitement tracé par ses parents, tous enseignants. Aurait-elle fait ce choix sans ses trois ans d’analyse ? Son nouveau métier d’infirmière lui plaît mais elle a gardé un peu de nostalgie de l’enseignement. Elle se sentait plus libre, la pression hiérarchique était moins forte. En tout cas, elle réagit autrement avec Pierre. Il lui rappelle un de ses collègues, constamment déprimé, qui multipliait les arrêts maladie. Elle sait bien que Pierre est schizophrène, mais il y a quelque chose qui lui permet d’entendre Pierre autrement … Elle s’en est plus d’une fois expliquée avec les autres membres de l’équipe qui considèrent cet écart comme dynamique.
Entre Corinne et Pierre, naît une relation qui a les caractères de la relation d’aide. Corinne devient de plus en plus importante pour lui. De Corinne, il ne perçoit plus que les aspects maternels, que la fonction nourricière. Corinne sait bien qu’il ne s’agit que d’un rôle que Pierre lui fait jouer, qu’il a besoin d’en passer par cette identification pour tenter de dépasser sa relation conflictuelle avec sa mère. Elle sait aussi que pour Pierre, elle est réellement sa mère. Elle sait qu’elle a besoin de toute l’équipe pour ne pas être prise dans la nasse, pour maintenir distance et proximité. Elle sait qu’elle va devoir affronter l’ambivalence de Pierre, que ses collègues seront pris dans cette même ambivalence vis-à-vis d’elle, qu’il faudra aborder ces différents aspects en réunion de régulation, que ce ne sera pas facile, que sa relation à sa propre mère n’a jamais été simple, qu’elle devra croître en même temps que Pierre.
Entre alimentation et incorporation
C’est la préparation du repas qui " nourrit " la relation. Ainsi que l’écrit W. Pasini, " s’il est vrai que c’est plus souvent la faim que l’appétit qui nous pousse, nous attendons aussi de la nourriture et de l’amour bien davantage que la simple satisfaction d’un besoin primaire : ils doivent nous aider à transmettre nos sentiments, les bons comme les mauvais. Par le sein, la mère donne à son bébé non seulement du lait mais aussi l’une des premières manifestations de son amour ". Nutrition et sexualité (au sens où l’entend Freud) apparaissent ainsi indissociables. Dès la première édition des " " Trois essais sur la théorie de la sexualité ", Freud montre comment la pulsion sexuelle s’étaie sur une fonction vitale (l’alimentation), acquiert son autonomie et se satisfait de façon auto-érotique. Le stade oral ou cannibalique est ainsi défini comme le premier stade de la sexualité. " La source est la zone orale ; l’objet est dans un rapport étroit avec celui de l’alimentation, le but est l’incorporation. L’accent n’est donc plus mis seulement sur une zone érogène –une excitation et un plaisir spécifiques- mais sur un mode de relation, l’incorporation". Autrement dit, l’activité de nutrition, fournit les significations par lesquelles s’exprime la relation d’objet. La relation d’amour à la mère sera marquée par les significations : manger, être mangé, et par suite toutes les relations avec les substituts maternels, ce qu’est Corinne pour Pierre. Le besoin de " manger " ne se limite donc pas simplement à l’aspect nutritif, il renvoie aux besoins d’amour et d’appartenance. Appréhender l’homme uniquement par ces besoins revient à l’amputer de tout ce qui fait qu’il est homme. C’est en partie faire sien le point de vue des mères de patients schizophrènes dont la psychanalyse nous dit qu’elles ne voient que les besoins de leurs enfants, que leurs aspects organiques, réels et leur interdisent ainsi toute différenciation.
Tout individu passe normalement par différentes phases où prédominent des anxiétés et des mécanismes psychotiques : position paranoïde, puis position dépressive. Qu’il le veuille ou non, le comportement de l’individu porte les traces de ces stades constitutifs de sa libido (en témoigne par exemple l’importance du baiser lors de l’étreinte sexuelle). Il suffit d’un danger interne ou externe qu’il n’arrive pas à " digérer " pour qu’il fasse retour à ces étapes de développement dépassées. L’expérience de la maladie, l’hospitalisation avec l’alitement, un rythme marqué par les visites des soignants dans la chambre, l’impossibilité de réaliser ses soins soi-même (la toilette, l’alimentation, la mobilisation) renforcent la sensation de dépendance à des infirmières vécues alors comme de bonnes ou mauvaises mères. L’alimentation est ainsi marqué de connotations psychoaffectives qui ne se retrouvent que rarement dans la vie extérieure. La prise en compte de cette dimension régressive liée à l’alimentation à l’hôpital apparaît essentielle afin de favoriser le retour de la personne à une vie autonome.
Pierre et ses mystères
Que savons-nous de Pierre ? Savons-nous ce qui le fait vibrer, le sens qu’il donne à sa vie ? Ce sens a-t-il été modifié par la maladie ? Comment vit-il le fait d’avoir une schizophrénie ? Qu’est-ce que ça signifie pour lui " avoir " une schizophrénie, " être " schizophrène ? Comment l’intègre-t-il à ses valeurs ? Qu’attend, aujourd’hui, Pierre de la vie ? Comment pouvons-nous accompagner ses attentes ? Qu’attend-il de nous ? Ce qu’il attend de nous est-il compatible avec notre philosophie de soin, avec ce qui fonde notre pratique ?
Nous avons tant de mal à penser la relation soignant/soigné. C’est du relationnel vous dis-je. Préparation, accompagnement du repas, propos en apparence futiles autour des goûts et dégoûts alimentaires, autour des repas familiaux, de la place à table rien n’est gratuit. C’est à partir de ce presque rien que nous recueillons des données, que nous analysons l’atmosphère relationnelle, ce qui s’y joue, s’y répète, que nous identifions les représentations de Pierre relatives à sa maladie, que nous pouvons l’aider à énoncer ce qui lui pose problème à lui, que nous pouvons poser un diagnostic infirmier, lui permettre de se fixer des objectifs que nos actions l’aideront à atteindre.
Pierre est un homme.
L’homme s’adapte aux changements internes et externes grâce à ce que Freud nomme les mécanismes de défense. Ceux-ci constituent selon Laplanche et Pontalis, l’ensemble des opérations dont la finalité est de réduire, de supprimer toute modification susceptible de mettre en danger l’intégrité et la constance de l’individu biopsychosociologique. Quels mécanismes Pierre privilégie-t-il ?
Pour Anna Freud, la réussite d’une défense doit être considérée du point de vue du moi et non pas en terme de monde externe, d’adaptation à ce monde. Il ne nous appartient pas de décrire des stratégies d’adaptation individuelle efficaces ou inefficaces. Qu’en savons-nous ? Connaissons-nous le péril auquel est confronté Pierre ? Ce n’est pas parce qu’une défense réussie est toujours quelque chose de dangereux, qu’elle peut avoir des conséquences néfastes pour la santé que cette défense est inadaptée. L’activité de défense devrait créer un état d’équilibre entre le monde intérieur et extérieur, entre les demandes intérieures et les demandes extérieures et ne devrait pas aboutir à la formation de symptômes. Est-ce le cas pour Pierre ? Pourrait-il utiliser d’autres modes de défense que la projection et le clivage ?
Lorsque les défenses échouent, ne reste plus comme ultime rempart que le symptôme, dernière protection contre les pulsions inconscientes et les affects qui leur sont liés.
Qu’est-ce qu’être en bonne santé pour Pierre ? Est-ce survivre, peinard sans trop de souffrance à l’hôpital/asile où nul ne lui demande quoi que ce soit ? Est-ce vivoter chez lui ? Aller de son studio kitchenette à l’hôpital de jour et de l’hôpital de jour à ses 20 m² de chez lui ? Est-ce délirer juste ce qu’il faut pour se sentir exister sans présenter de troubles du comportement majeurs ? Est-ce prendre ses trois cachets de Tercian® 25 matin, midi et soir, aller au dispensaire pour son traitement retard ? Est-ce " Au diable la camisole chimique ? Je veux mourir vivant ! " ? Nous ne savons pas.
Pierre, comme chacun d’entre nous est en recherche. Son équilibre psychique ? Il lui faut le bâtir pierre après pierre (au propre comme au figuré) sachant que c’est toujours sur des Pierre que se construisent les églises, sachant qu’il suffit d’un souffle de vent, d’un glissement de terrain pour que le tas s’écroule et que tout soit à recommencer.
Il faut soigner sans chercher à normaliser car la maladie est une façon de maintenir l’équilibre, une façon coûteuse, ruineuse même mais économique. Il vaut mieux être délirant qu’englouti dans le non-être, que fusionné/dévoré par la grande Mère toute puissante.
L’état de santé psychique se traduit par la capacité, en dépit d’un certain nombre de déficiences, propres à chaque être humain, voire à l’humanité, de donner un sens à son existence et de tenter de l’organiser en fonction de ce sens.
Cela suppose d’équilibrer son monde intérieur et les exigences de la réalité ; de se développer et d’accroître les connaissances nécessaires pour parvenir à ce but ; de percevoir le monde extérieur d’une façon compatible avec le maintien de ce sens ; d’établir avec les autres des relations sinon harmonieuses du moins les moins conflictuelles possibles ; de devenir et de rester indépendant, d’intégrer les différents incidents ou accidents survenus de telle sorte que l’expérience enrichisse l’homme.
La santé psychique se caractérise également par la capacité d’effectuer des choix et d’en assumer les conséquences.
Aidons-nous réellement Pierre ?
Les défenses de Pierre ont explosé sous la pression d’une guerre atomique interne, de bouleversements cataclysmiques, de tremblements de terre qui l’ont laissé en plein néant, au bord d’un trou noir où toute matière s’engloutit. Il a tenté de se reconstruire un monde, de lui donner un sens. Je sais bien que ce sens est aberrant, je sais bien que sur les ruines de son ancienne personnalité, il a édifié un délire, des lambeaux de sens qui tentent de relier les éléments épars de la réalité. Je sais bien que cette reconstruction est délirante, mais enfin il s’agit d’une tentative de redonner du sens à sa vie.
C’est par l’attention que nous portons à chaque acte quotidien : manger, uriner, respirer, se laver que nous pouvons entrer en relation avec ceux qui comme Pierre se sentent envahis, régressent. C’est dans notre disponibilité et notre capacité à entendre le sens que chacun y met que nous pouvons soigner grâce et par cette relation.
" Une vie, qu’est-ce qu’une vie ? Chaque vie, vue de l’extérieur a ses aspects cachés inattendus, incompréhensibles. Chaque vie a ses passions et ses faiblesses ".
Dominique Friard
Infirmier de Secteur Psychiatrique, Unité " Provence ", CH Laragne (05).