La phrase jaillit comme un constat. Cela se veut froid, analytique, objectif. Mais le beau visage défait de la femme blonde qui m'assène cette vérité dément la rigueur médicale que semble sous-tendre cet aphorisme.
J'entends ça comme un syllogisme :
" Pierre est un homme. Les hommes sont mortels. Donc Pierre est mortel. " Et Haimé va mourir.
Qu'on l'appelle Haimé, Jacques, Dominique ou Hector n'y change rien. Je suis un homme, les hommes sont mortels donc je mourrai. Quand ? Nul ne le sait. Je peux même mourir avant Haimé. Un accident de voiture, une crise cardiaque foudroyante. Mon inconscient a beau se refuser à cette idée. Je suis, nous sommes mortels et c'est aussi en dépit de ça que nous soignons. La mort de Haimé me confronte forcément à ma propre mort. Et si je mourais avant Haimé, pour moi, Haimé ne mourrait pas. Sublime lapalissade !
Pour tenter de soigner une personne qui souffre de schizophrénie, il faudrait accepter de laisser entrer ses mots en soi. Il faudrait faire en sorte de ne pas se défendre à tout coup de ce que ses mots, ses attitudes suscitent en nous. Il faudrait accepter l'idée d'être un réceptacle. Il faudrait être suffisamment à distance pour décrire ce que cela provoque en nous. Evidemment lorsque l'on est en situation, on n'a guère le temps de peser tout cela. Il nous faut réagir dans l'instant.
Là, j'écris à distance, hors situation, je peux déplier à volonté. Je suis un peu dans la situation d'un joueur de foot professionnel qui visionne en équipe la vidéo de son dernier match, qui analyse son placement, celui de ses partenaires, de ses adversaires et apprend ainsi à mieux réagir lorsqu'il sera confronté à une situation similaire. Plus le joueur analyse de vidéos, plus il emmagasine d'expériences, d'intelligence tactique, de schémas de jeux susceptibles de lui être utile en match. C'est un peu à cet exercice que je me livre. C'est un peu à cela que servent les réunions vraiment cliniques et les régulations.
Le chant du monde et la culpabilité
" Haimé va mourir ! "
Nous participons aux 3ème Journées de Psychothérapie Institutionnelle d'Angers dont le thème est " Corps, psychose et institution ". Après les Conférences, les participants se sont retrouvés au musée Jean Lurçat pour un vin d'honneur, prétexte à se rencontrer, à échanger, et à poursuivre la réflexion commune. Nous venons d'admirer Le chant du Monde, la série de tapisseries de Lurçat qui fait écho à la tapisserie de l'Apocalypse au château du bon roi René. Une image a accroché mon regard : celle de l'homme d'Hiroshima. Nous sommes bien loin de notre Lorraine et de l'unité " Alsace " où nous travaillons. Le Dr Lecorps qui m'apostrophe est le médecin généraliste de notre établissement. Je suis infirmier, tout comme ma collègue Mylène. Le Dr. Tosquellos, présent également, est notre médecin-chef. Nous sommes intervenus les uns et les autres en atelier et avons commencé par faire le point autour de nos présentations respectives et des débats qui ont suivi. Comment Haimé arrive-t-il dans la conversation ? Je n'en sais rien. Mais son irruption est comme un coup de tonnerre. A la main, nous avons une flûte de champagne. Une assiette de petits fours nous attend. Corps, psychose et institution. Nous sommes en plein dedans. Immergés, noyés, submergés. Cette irruption de Haimé dans ce moment qui se veut en dehors du quotidien montre combien il nous travaille. Quelque chose de ce qu'il suscite en nous ne passe pas. Nous sommes contaminés psychiquement et nous n'arrivons plus à penser. Cela pourrait être une première leçon de schizophrénie. La schizophrénie, ça bouffe la pensée, ça la fragmente, ça l'endort.
" Haimé va mourir ! "
J'ai envie de répondre : " Et alors ? ". Mais je ne le fais pas. Ce n'est pas un fait qu'énonce le Dr. Ducorps, c'est une culpabilité. Quoi ? Faire la fête, boire le champagne alors que Haimé est sur son lit, rongé d'escarres, lui qui ne mange plus. Peut-être même est-il déjà mort au moment où nous parlons. C'est une culpabilité qu'elle projette sur ma collègue Mylène et moi. Evidemment, c'est mon interprétation. Elle, peut-être qu'elle s'imagine nous préparer à l'inéluctable. Je reçois ça, en tout cas, comme une tentative de projeter sa culpabilité sur nous, représentants de l'équipe infirmière, sur nous garants d'une certaine quotidienneté. Nous sommes quatre au milieu des psychothérapeutes institutionnels. Nous pourrions être dans le métro aux heures de pointe. Et nous avons Haimé entre nous. Et nous avons Haimé qui nous divise au point que nous ne pouvons pas parler ensemble ; que très vite ça s'envenime. Cela pourrait être une deuxième leçon de schizophrénie : la schizophrénie, ça clive les équipes, ça morcelle. Et à mille miles de notre Moselle, c'est le même morcellement qui se reproduit. Mais bon, je ne vais quand même pas me laisser asperger de culpabilité sans réagir. Le problème est que si je n'accepte pas cette place de " petit " bouc émissaire, la culpabilité reste où elle est, chez chacun et qu'il faut l'élaborer pour la dépasser et travailler en commun. L'institution, c'est pratique pour ceux qui ont pouvoir et savoir. Ca permet de se défausser sur les autres, les inférieurs. " C'est votre faute ! Vous n'êtes pas de bons soignants ! Vous n'êtes pas de bonnes mères ! " On peut toujours compter sur les infirmiers pour que leur culpabilité réponde présent. Mais là, ça ne marche pas. Et ce n'est pas mieux. Je maintiens ma position. Je ne peux adhérer à la définition qu'elle me propose de moi-même. Il y a l'homme d'Hiroshima. Il y a les quatre cavaliers de l'Apocalypse, et puis ce lent défilé de damnés en quête d'un pardon qu'aucun Dieu le père ne leur donnera jamais. Je suis du parti des damnés. Je suis du côté de ces Haimé squelettiques que la vie n'en finit pas d'exiler. Qu'un seul échappe au paradis et je serai à ses côtés. En enfer. Mais l'enfer ne saurait être pire que la psychose.
On pourrait presque décrire une clinique de la schizophrénie qui partirait non pas des symptômes des patients mais de ce qu'elle produit dans l'équipe. Nous avons vu tous les quatre " L'homme d'Hiroshima ". Et peut-être avons-nous tous associé l'image tissée par Lurçat avec ce que Haimé nous donne à voir de lui, avec l'interprétation que nous en faisons. Mais pour le savoir, il faudrait que nous laissions de côté statut, rôle et fonction. Il faudrait que nous acceptions de nous laisser aller à associer ensemble. La schizophrénie provoque chez le patient des troubles du cours de la pensée. Nous avons les mêmes : confusion, incohérence, désorganisation. Tout se passe comme si Haimé et ce qu'il suscite en nous provoquait une perte de cohésion entre les différents contenus psychiques présents dans l'équipe. Notre pensée est fluctuante. Elle présente des moments de stase, voire d'arrêt apparent. Le cours de notre pensée est diffluent, il se disperse et s'éparpille sans cesse. Il est parfois interrompu et contaminé par des pensées parasites. Il lui arrive d'être répétitif et stéréotypé.
La tour de Babel
Venez en réunion, écoutez-nous parler de Haimé, vous verrez comme nous sommes doués pour ne pas nous écouter, pour ne pas nous entendre ! Ecoutez le Dr Lunel nous faire un cours sur la constellation transférentielle alors que nous ne sommes même pas capables de nous réunir pour penser autour d'Haimé ! C'est une tour de Babel où chacun soliloque un langage qu'il est le seul à comprendre. Ne croyez pas que ce soit la faute des médecins ou des psychologues ! Cela me va bien de donner des leçons, de faire semblant. Les infirmiers aussi ont leur stratégie. Si Haimé ne va pas mieux, c'est la faute des médecins qui ne sont pas assez présents. Mais si les médecins venaient davantage à leur rencontre, les infirmiers ne le supporteraient pas. Ils dénonceraient l'impérialisme médical, ils hurleraient au contrôle. C'est tellement plus simple ! C'est tellement mieux d'être irresponsables, dépendants ! Et j'ai beau savoir cela, je ne suis pas le dernier à entonner le refrain. Faut dire que les Dr Lecorps et Tosquellos mettent le paquet. Je leur propose d'organiser une réunion exceptionnelle au moment des transmissions, quand les deux équipes infirmières sont présentes et de réfléchir ensemble autour de l'histoire clinique de Haimé. Ils n'entendent pas. Haimé va mourir. Mais ce n'est pas suffisant pour nous mobiliser. Et je réponds cyniquement que cela fera partie de nos 10 % de perte ! Quel abruti je fais parfois !
Je regarde la vidéo et je me vois la flûte à la main. J'entends le Dr Lecorps me dire que Haimé va mourir. Il suffirait que je prête l'oreille pour entendre son désarroi, sa sensation d'être aux limites de son savoir, de ne pouvoir que réagir aux symptômes, elle qui voudrait comprendre ce qui se joue pour Haimé. Je la vois tenter de penser le refus alimentaire de Haimé à partir de l'anorexie et de la volonté de maîtrise. Je m'entends lui faire un cours de clinique schizophrénique. Je me vois répondre vertement au Dr Tosquellos. Il a suivi Haimé pendant 20 ans. Disqualifié par la famille, proche de la retraite, il a passé la main. N'empêche que pendant ces vingt ans, Haimé n'a jamais connu d'épisode aussi fécond. Ce suivi était un bel exemple de funambulisme, quelque chose dont il pouvait légitimement être fier. Malgré la situation familiale complexe de Haimé, le Dr. Tosquellos a tenu bon. Haimé n'a jamais eu besoin d'être hospitalisé plus de quelques jours le temps de permettre au CAT/Foyer où il résidait/travaillait de souffler. Et vous croyez que c'est simple d'être débarqué, démissionné comme il l'a été, même si c'est pour le bien du patient, même si c'est lui qui a pris la décision. Il a, lui aussi, un deuil à faire. Et d'être médecin-chef ne rend pas les choses plus simples. Bien au contraire. L'heure de la retraite sonne pour le Dr. Tosquellos. Les plans personnels et professionnels s'interpénètrent chez chacun. Comment quitter un service que l'on a bâti pierre après pierre ? Comment imaginer qu'il puisse nous survivre et ne pas redevenir ce système asilaire que l'on a combattu toute sa vie même si l'on a parfois contribué à le créer par son absence d'écoute des infirmiers, par cette façon inimitable de lire le journal quand l'un ou l'autre tente de s'exprimer. Psychothérapie institutionnelle ? Vous rigolez. Et maintenant que l'heure du départ sonne, ceux qui restent doivent faire face à un deuil qui a l'allure d'une entreprise de démolition. On ne peut quitter que ce qui est mauvais. Heureusement, Mylène est plus sage que moi. Elle écoute, ne jette pas d'huile sur le feu. Mais, pour nous il s'agit aussi de faire le deuil de celui qui nous a formés, façonnés en formant, façonnant le fonctionnement institutionnel. Comment pourrions-nous le laisser partir tranquillement, sereinement ? Ne partez pas ! Nous avons encore besoin de vous ! Regardez Haimé va mourir. Culpabilité au carré. S'il part c'est que nous sommes mauvais. D'ailleurs, il n'arrête pas de nous le dire. En tout cas, nous n'arrêtons pas de l'entendre.
Il suffirait parfois de tellement peu de choses pour échanger, pour penser ensemble. Cela pourrait être une autre leçon de schizophrénie. En cas d'échec, il n'y a pas d'innocents que des coupables. Nous sommes tous coupables, c'est-à-dire tous responsables de notre aveuglement, de notre surdité. Il est tellement question de l'équipe, de ses dysfonctionnements que Haimé est absent. L'image que j'ai du soin à la personne schizophrène, ce sont des soignants qui s'opposent et à côté un Haimé qui agonise. Et l'on dira que les schizophrènes sont fous ! Vous en connaissez-vous beaucoup de personnes susceptibles de déclencher une telle zizanie ! Il est tellement présent en nous que nous mettons en acte son morcellement, sa schizophrénie, que nous sommes collectivement en train de devenir schizophrène. D'un côté le corps, le soma, l'organique séparé de la tête psychique, des pensées, de l'autre le corps subjectif, l'enveloppe qui ressent et qui devrait faire frontière. Nous avons au moins trois morceaux disjoints, que seule une pensée commune pourrait rassembler. C'est une autre leçon que nous donne la schizophrénie : avant de soigner le patient, il faut soigner l'équipe, le contexte que nous invitons le patient à habiter. Il faut un travail d'élaboration collectif, une volonté inlassable de mise en commun, de recherche de sens que l'organisation hospitalière ne permet plus guère. Chacun de nous doit être acteur de ce travail de liaison. C'est ce tissage là que la diminution du nombre de postes de psychiatres, que l'éparpillement des prises en charge, que la suppression des études de psychiatrie en infirmerie attaquent. Nous ne pensons plus ensemble et ce sont les schizophrènes qui trinquent ! Comme s'il suffisait de donner le neuroleptique miracle pour soigner ! Mais un médicament, ça ne marche qu'avec des gens qui se reconnaissent comme malade !
Catatonie
Haimé est un homme de 46 ans, atteint depuis l'enfance d'une psychose dont les développements actuels font penser à une schizophrénie catatonique. Il est intéressant de se souvenir que les catatonies avaient progressivement disparu et n'étaient plus mentionnées dans les manuels nosographiques que pour mémoire . Les neuroleptiques et le travail sur l'institution avaient rendu rares cette forme pathologique. Il semble que nous assistions à son retour en force.
Décrite initialement par Kahlbaum, la catatonie se caractérise par la prédominance du syndrome dissociatif dans la sphère psychomotrice avec inertie, maniérisme, stéréotypie motrices et négativisme. Le négativisme moteur exprime une opposition aux sollicitations extérieures ; le patient reste figé dans une attitude de raideur, opposant un refus total à toute tentative de mobilisation corporelle. Il présente une contracture musculaire proportionnelle à l'intensité de la sollicitation. Il est amimique, indifférent et comme étranger aux ordres qu'il reçoit. Le refus d'aliments et les contractures sphinctériennes (rétention) sont fréquents.
Lorsque Haimé arrive dans l'unité, en provenance d'une unité de réanimation, suite à un syndrome malin des neuroleptiques, c'est le tableau qu'il nous offre. Il arrive sur un brancard. Il ne se mobilise pas et présente surtout un refus alimentaire qui met en jeu le pronostic vital. Le hasard (?) fait que dans l'unité, trois autres patients régressés mobilisent l'équipe. Nous sommes une unité d'entrée. Nous sommes des soignants dynamiques, des spécialistes de la crise, de l'entretien infirmier. Quatre patients qui exigent un nursing important, c'est une certaine forme de remise en cause de cette élite infirmière à laquelle nous avons parfois la sensation d'appartenir. Il nous faut toucher, laver, torcher, mettre les mains dans la merde. L'hospitalisation d'Haimé nous invite à une régression professionnelle, à un retour à un stade inférieur de notre développement d'équipe, de notre développement professionnel. Au Centre Hospitalier de Moselle existent une unité de gériatrie, une unité de défectologie, une unité pour polyhandicapés. C'est là qu'aurait dû aller Haimé. Avec les spécialistes. Mais l'institution, par la voix des différents médecins référents des patients hospitalisés nous tient un étrange discours : " Vous êtes les meilleurs. Vous êtes attentifs aux patients. C'est vous qui prendrez le mieux soin de Haimé, de Jacques, de Pierre, de Catherine. Votre unité est plus dynamique, ce sera plus stimulant pour mon patient. " Etrange discours en vérité. C'est insultant pour nos collègues qui accueillent et soignent ces hommes et ces femmes déshérités. On sous-entend qu'ils sont de mauvais soignants. On sous-entend que ces unités sont des sous-unités avec des sous-patients que soignent des sous-infirmiers. On sous-entend que le travail que l'on nous demande est au fond un sous-travail, et que nous deviendrions des sous-soignants en le faisant. Ce n'est pas la meilleure façon de galvaniser une équipe ! L'effet est garanti. Le nombre d'arrêts maladie augmente d'une façon vertigineuse, mettant en péril le fonctionnement de l'unité. N'imaginez pas que les arrêts sont dus à des maladies de complaisance ; certains de nos collègues sont hospitalisés, d'autres sont victimes d'accidents de travail.
Il aurait été possible de tenir un discours clinique expliquant la catatonie (certains d'entre nous sont diplômés d'état et n'ont jamais entendu parler de cette pathologie), la régression et ses différentes étapes. Rien de cela ne sera fait. C'est une autre leçon de schizophrénie. La clinique permet de pas subir, mais de mettre en perspective ce que le patient vit et nous fait vivre. Elle permet une organisation du soin et un partage des taches relié à une tentative de greffer du sens sur ce qui semble ne pas en avoir. On ne peut pas soigner une personne qui souffre de schizophrénie sans un haut niveau d'exigence théorique. La schizophrénie ne supporte pas le fonctionnariat. Un infirmier qui ne lit pas est un fonctionnaire ! Vous iriez, vous, chez un médecin qui n'aurait pas ouvert un livre de médecine depuis vingt ans ? Vous lui confieriez votre enfant ?
Tous coupables ?
Il y a quelques mois, Haimé a traversé une phase similaire qui n'avait pas eu un tel retentissement. Les répercussions psychomotrices étaient plus modérées : il marchait, acceptait son traitement, et son refus alimentaire apparaissait très relationnel, très ludique. Le pronostic vital n'était pas en jeu. L'équipe gérait tranquillement. L'aspect le plus difficile de la prise en charge était l'omniprésence familiale et l'animosité des parents vis-à-vis du médecin-chef. Plainte fut portée par la famille qui retira également Haimé du service et le fit hospitaliser en clinique. Cela prit du temps mais Haimé se remit. Et puis il rechuta. La clinique ne put le reprendre en raison de la sévérité des troubles. Il fut donc hospitalisé dans un autre secteur, dans un autre établissement, le ressentiment des parents rendant impossible toute possibilité d'élaboration dans notre service pour Haimé. Agressif, Haimé fut isolé, enfermé, attaché. Faute de pouvoir isoler, attacher, enfermer ses parents ou de simplement dialoguer avec eux, il fallait bien faire quelque chose. C'est là que se manifesta le syndrome malin des neuroleptiques. Le retour de Haimé dans l'unité n'est donc pas simple. A la culpabilité des parents de l'avoir écarté du seul lieu de soin qui apparaissait compétent, se rajoute la culpabilité des médecins coupables de l'avoir " abandonné " et d'avoir indirectement provoqué cet état. Les parents de Haimé avait un enfant qui fonctionnait bien. Il travaillait dans un CAT. Il était un travailleur handicapé, pas un malade mental. Les interventions, décrites comme intempestives, du Dr Tosquellos ont transformé leur enfant en malade mental. Maintenant, il ne se nourrit plus, il ne marche plus. Tout est organisé pour qu'ils puissent inlassablement se plaindre des médecins, et notamment de celui du service où Haimé fut attaché, isolé. Que Haimé vive ou meurt importe peu dans ce contexte. Il vaudrait même mieux qu'il meurt, ils pourraient ainsi faire entendre leur interminable plainte. Ils auraient un principe explicatif tout trouvé à leur mal être. Le raccourci est rapide. C'est de cette façon que certains d'entre nous peuvent percevoir l'attitude des parents. C'est une autre leçon de schizophrénie, plus les soignants fonctionnent comme les parents, plus ils les décrivent comme schizophrénogènes, comme pathologiques. Il faut retenir que le terrain est miné, que les soignants, et notamment les médecins avancent avec l'idée que toute erreur se paierait au prix fort, que la justice pourrait être amenée à trancher sur la demande des parents. Comment travailler avec une telle épée de Damoclès au-dessus de la tête ? Tout est prêt pour l'acharnement thérapeutique. Haimé devra manger. De gré ou de force. Nous lui ferons une gastrectomie s'il le faut. Et tant pis si, par cette mutilation, nous entrons dans le symptôme, tant pis si nous le renforçons, tant pis si nous accentuons sa régression. " Haimé va mourir " et on nous en tiendra comme responsable. Il faut soigner en dépliant constamment le parapluie. Surtout que nous ne soyons pas responsable, que notre corps de métier ne puisse être mis en cause. N'empêche qu'en bout de course, il ne reste plus que les infirmiers à tenter de porter collectivement cette culpabilité ! Dans les représentations du Jugement dernier, les damnés ne portent pas de blouse blanche !
Faute de travail d'élaboration clinique commun, chacun se forge son explication. Pour certains, dont les parents de Haimé, il y aurait eu une atteinte neurologique lors des trois jours de coma consécutifs au syndrome malin et Haimé serait dans l'impossibilité de récupérer. Le soin consisterait alors soit à l'aider à mourir, soit à maintenir les fonctions vitales, coûte que coûte. Les membres de l'équipe qui adhèrent à cette explication sont dans une position impossible. Ils accomplissent des soins de nursing détachés de tout contexte pour maintenir le corps de Haimé en bon état de fonctionnement. Ils le toilettent pour qu'il soit propre, pour éviter l'ire des parents. Ils le nourrissent et notent les entrées et les sorties. Ils sont en symétrie avec les parents. Que Haimé soit propre et net. Le reste ? Tout porte à croire que c'est à ce type de soins que Haimé a eu droit dans son enfance. Pour d'autres dont je suis, Haimé traverse une phase de régression profonde qu'il faut accompagner. Si les schizophrènes peuvent régresser jusqu'au stade où ils étaient nourrisson, les catatoniques, eux, peuvent descendre et descendre encore, jusqu'à l'état fœtal. Il faudrait en quelque sorte favoriser une nouvelle naissance. Nous sommes là dans une position plus dynamique. Il est possible de tenter de créer du sens sur une telle position.
Evidemment, tout n'est pas aussi clivé. Les soignants oscillent entre une représentation et une autre. Les soins sont accomplis aussi dans un certain contexte en lien avec les autres patients régressés de l'unité. Un matin, on prend soin de l'un et on s'occupe moins de l'autre, et on inverse le lendemain. Un matin, on a confiance, on est en forme et on dorlote Haimé, un autre on est cafardeux et on bâcle. Faute de penser le nursing, on oscille. Faute d'être porté par l'institution, on se laisse porter par son ressenti du moment. Comment peut-on descendre si bas ? Comment peut-on arriver à un tel laisser filer ? Faire la toilette de Haimé, c'est être confronté à un corps absent, raide, pas habité, étranger, comme s'il appartenait à quelqu'un d'autre. Qui toilette-t-on ? Haimé ? Un corps déserté par son occupant ? S'il n'y avait parfois la lueur dans les yeux. Et puis il y a cette maigreur. La même que celle des damnés rescapés des camps de concentration. La même que celle de cet homme d'Hiroshima. Quelque chose de nous-mêmes est là qui nous percute, que nous ne savons traiter. C'est une histoire de main, de corps et de regard. C'est une autre leçon : pour que les soignants portent, supportent ce que le patient leur renvoie, ils doivent être portés, soutenus eux-mêmes par de l'attention, par un discours qui propose du sens à ce qu'ils font.
Accompagner la régression
La régression est un retour à des formes antérieures du développement de la pensée, des relations d'objet et de la structuration du comportement. Régresser signifie marcher, faire retour en arrière. Haimé ferait donc un retour en arrière. Freud distingue trois sortes de régression : topique, temporelle et formelle. La régression topique est manifeste dans le rêve, dans les hallucinations. La régression temporelle désigne le retour du sujet à des étapes dépassées de son développement (stades libidinaux, relations d'objet, identifications, etc.). Sans rentrer dans les détails, concernant Haimé on peut retrouver une régression quant à l'objet, quant au stade libidinal (essentiellement sadique oral dans un premier temps), et quant à l'évolution du moi. Le refus alimentaire de Haimé s'interprète essentiellement dans ce registre. Il est alors impossible de ne pas faire le lien avec le cancer du sein de sa mère qui a précédé cette régression. La régression formelle désigne le passage à des modes d'expression et de comportement d'un niveau inférieur du point de vue de la complexité, de la structuration et de la différenciation (retour du processus secondaire au processus primaire, passage de l'identité de pensée au fonctionnement selon l'identité de perception). Tout se passe comme si Haimé avait été confronté à un événement ou à une série d'événements qui avait excédé ses mécanismes de défense habituels et qu'il était allé se réfugier à une étape antérieure de son développement, étape où il sait pouvoir résister à cet événement et à ce qu'il provoque en lui. Evénement est à prendre au sens très large, quelque chose s'est modifié dans l'atmosphère qui l'entourait et il essaie d'y faire face à sa façon. Certainement que d'un point de vue d'économie psychique, c'est très coûteux. Mais il n'a jamais été aussi vivant. Il est là au dedans de lui, aux aguets et il lutte, il lutte de toute ses forces, pour exister, pour ne pas périr. C'est le seul chemin qu'il ait trouvé pour résister. Et c'est là que nous devons aller pour l'accompagner. Mais attention, Haimé n'est pas redevenu un bébé, il est toujours un adulte qui se bat.
Si nous ne nous contentons plus d'évoquer un refus alimentaire mais regardons de près ce qui se passe réellement comme le fait Mylène, nous voyons un aspect ludique dans ce refus, quelque chose d'extrêmement relationnel. Haimé laisse les aliments entrer en lui et les recrache au visage de celui qui le lui donne. Ce n'est pas une abolition du réflexe de déglutition. Il suffit de jouer avec lui pour s'en rendre compte. Jouer avec lui, c'est-à-dire accepter qu'il nous recrache le contenu de ce qu'on lui donne. Les enfants traversent une période de ce type et prennent grand plaisir à projeter la nourriture au visage de leurs parents. Je me souviens avoir beaucoup ri avec ma fille à ce moment-là. Il est vrai qu'ainsi Haimé ne mange pas beaucoup. Il est vrai qu'ainsi il nous confronte à être ou non de bons soignants, à être ou non de bonnes mères. Chaque cuillerée que nous lui proposons et qu'il recrache, c'est un peu de nous-mêmes qu'il refuse. C'est insupportable d'être ainsi confronté à l'échec. Nous aimerions tellement qu'il mange. Allez Haimé, une petite, une toute petite bouchée, pour nous faire plaisir. Mais non, Haimé recrache inlassablement. Il en est parmi nous qui l'installent à table. Qu'il se débrouille ! Quand il aura envie de manger, il mangera. Soignants et soignés de l'unité communient dans un même souhait. Allez Haimé, il faut manger ! Ses parents amènent des compotes qu'ils fabriquent à la maison. Allez Haimé mange ! Pour faire plaisir à maman ! Larmes. Symétrie encore. Echec. Echec. Echec.
Haimé nous confronte à l'échec et nous nous vivons plutôt comme tout puissant. C'est une autre leçon à retenir, c'est le patient qui est tout puissant, pas le soignant. Il faut accepter l'échec et lui donner une place en nous pour pouvoir avancer. D'une certaine façon, nous sommes tous des damnés en puissance. On ne peut vivre et soigner sans se salir les mains.
Mais depuis l'observation de Mylène, Haimé est encore descendu plus antérieurement. Cette perte est contemporaine de la gastrectomie. Haimé ne joue plus avec la nourriture, ni avec celui qui tente de la lui donner. Il tourne la tête, ferme la bouche. Maintenant, oui il refuse. Il ne joue plus. Mais à en rajouter sur le symptôme on ne s'en sort jamais. Oui, mais le risque vital existe.
A chacun sa représentation du soin et de la schizophrénie. Dans la mienne, il n'y a pas de différence de nature entre Haimé et moi. Nous sommes tous deux des hommes confrontés à la mort, et qui devons par là tenter de donner du sens à notre vie. Je suis passé par les étapes où s'est arrêté Haimé et j'y repasserai peut-être encore pour peu que mes mécanismes de défense explosent sous la pression d'une réalité interne ou externe insupportable. J'apprends ou je réapprends par Haimé ces étapes oubliées. Je ressors plus fort psychiquement de cette rencontre dont l'un et l'autre se nourrissent. Il s'agit de faire une place en moi à ce que Haimé me projette, à ce qu'il suscite en moi. Il s'agit de m'en nourrir. Il s'agit d'arriver à contenir tout cela pour lui donner une forme.
Alors chacun d'entre nous s'essaie à proposer un terrain de rencontre. L'homme ne vit pas que de pain. Haimé est un fanatique de rock'n'roll, certains de mes collègues ont ramené des CD et lui en passent régulièrement. Haimé marque le tempo, fredonne parfois, ponctue les disques d'un " Oh yeah ! ". Martine et Nathalie n'ont pas hésité à danser un rock endiablé rien que pour lui. L'idée est de proposer une enveloppe sonore. Haimé accepte de se nourrir de musique. Là, il ne recrache pas.
Mylène propose des massages à Haimé. Elle le masse longuement sur tout le corps, des pieds à la tête comme si elle voulait faire partir toute la tension, tout ce qui l'entraîne vers la tombe, comme si sous ses doigts tout ce qui l'afflige et lui nuit pouvait s'évanouir. Mylène oublie sa propre langue. Ce sont ses doigts et ses mains qui parlent au corps d'Haimé. Elle l'enveloppe de ses mains et tente de contenir ce grand corps décharné. Elle en dessine les frontières. Dedans, dehors. Elle, lui. Elle termine par un massage du cuir chevelu. Il arrive qu'Haimé s'endorme, détendu.
Chacun dans l'équipe essaie d'inventer des moyens d'accompagner Haimé en allant à sa rencontre là où il semble être. Les rencontres sont fugaces, vite remises en cause. Une partie de l'équipe a commencé des packs (enveloppements humides) à raison d'une fois par semaine, à l'initiative du Dr Lecorps et de la psychologue de l'unité. Tout cela est trop récent pour que l'on puisse en parler. Mais c'est la même histoire, c'est la même démarche. Ils vont à la rencontre d'Haimé. Ils vont le rejoindre là où il est à partir d'un dispositif complexe et exigeant auquel certains ont été formés. Il nous faut durer. Il nous faut nous aussi nous rencontrer pour rassembler tous ces morceaux épars de Haimé que nous recueillons sans pouvoir les mettre ensemble.
Les parents ne sont pas oubliés. Certains d'entre nous les voient régulièrement. J'ai un statut particulier vis-à-vis d'eux. Ils me racontent des histoires qu'ils ne racontent à personne d'autre. Ainsi m'ont-ils fait le récit de la naissance de Haimé. Haimé est né en pleine guerre d'Indochine. Ses parents vivaient dans une caserne attaquée deux fois par jour. L'inquiétude des parents étaient à son comble. Le père, parachutiste, a dû faire des choses terribles. Il dit lui-même qu'il lui a fallu du temps pour s'habituer, la guerre finie, à une vie normale. Il n'a jamais réussi à en parler. La mère parle de décès dans sa famille au moment de la naissance de Haimé. Tout un contexte que je laisse volontairement dans l'ombre éclaire la naissance d'Haimé et la période de régression qu'il traverse actuellement. Il y aurait comme une identité de perception pour Haimé. Sa naissance, la mort tout autour, la guerre, le cancer de sa mère. Quelque chose se mobilise là où se résume un destin possible de Haimé. Sa mère ne pense plus que Haimé, ne sent plus que Haimé, ne parle plus que Haimé. Toute sa vie, toute celle de son mari tourne autour de ce fils. Qui dira leur souffrance ? Qui l'entendra ? Certes, elle a été surprise par les soignants allongée ou penchée d'un peu trop près sur Haimé. Pour certains d'entre nous cela est devenu la preuve de son rôle pathologique. Mais que ferait une mère dans une caserne attaquée ? Ne ferait-elle pas rempart de son corps pour protéger son fils ? Evidemment, c'est un peu étouffant pour le fils. A quelle guerre, l'une et l'autre sont-ils confrontés ? Dans ma théorie personnelle, il y a quelque chose de tout cela à l'œuvre.
Un petit garçon perdu dans la forêt
Convaincu qu'il y avait là une piste à explorer, que quelque chose de cette époque se répétait au présent, j'ai proposé à Haimé de lui lire quelques textes autour de la jungle, de l'Indochine. Après tout, il y a vécu ses quatre premières années.
Ce soir, lorsque je suis allé le voir, il était plus squelettique que jamais. Mais ses yeux n'arrêtaient pas de me suivre. Je lui ai proposé de poursuivre la lecture commencée la veille. Il m'a dit non. J'ai laissé le livre et je lui ai proposé de lui raconter une histoire. Ses yeux ont dit oui. Sa tête a dit oui. Il a articulé un acquiescement. Raconter une histoire.
" Il était une fois ... "
J'ai laissé les mots occuper l'espace pour voir comment il les recevait. J'ai laissé ma voix s'installer. C'est important la voix. C'est elle qui fait reculer les cauchemars. J'avançais à pas de loup. J'osais à peine respirer. J'avais la sensation de commettre un sacrilège. Il était 19 h 30. J'allais lui conter une histoire. Une histoire pour endormir les enfants. Je n'ai pas hésité longtemps.
" Il était une fois ... un petit garçon perdu dans la forêt. " Dans ma tête, celui qui était perdu dans la forêt, c'était Haimé. Perdu dans la forêt, comme il semblait l'être dans son lit, dans sa vie. A un moment, l'image de la sorcière s'est imposée à moi. C'était l'histoire d'un petit garçon perdu dans la forêt qui atterrit dans la masure d'une sorcière qui le prend en esclavage. Le conte, c'est comment le petit garçon va s'échapper et retrouver son chemin dans la forêt. A la fin, la sorcière est changée en crapaud. Haimé était attentif, roulait ses yeux à droite et à gauche. Je voyais bien que l'histoire de la sorcière lui parlait. Une histoire d'emprise, ça ne peut que lui rappeler des choses. Il a fermé les yeux et s'est progressivement assoupi. Pas longtemps. Puisqu'il refuse les aliments, nourrissons le d'histoires, de massages, de rock'n'roll. Et puis on a pas encore trouvé de machine à faire rentrer les histoires dans la tête des gens malgré eux.
Raconter des histoires à Haimé pour l'envelopper, pour contenir son angoisse, pour proposer une mise en forme de ce qui l'angoisse et l'aider à le dépasser par les solutions éventuellement proposées par le conte. Tenir par la voix, par une qualité de présence ce pourrait être une image du soin à la personne atteinte de schizophrénie.
Le trapèze volant
Un soignant tout seul n'a jamais aidé personne à monter les marches en sens inverse. C'est " collectivement " que nous pouvons avancer et l'aider à dépasser cette étape. Il faut croire que le chemin du retour se fait toujours. Il faut croire que l'on sort toujours des périodes de régression. Nous sommes des trapézistes. Pour soigner, il nous faut accepter le vertige provoqué par ces hommes et ces femmes, il nous faut accepter le risque de chuter avec eux, il nous faut penser ce risque, l'élaborer, le prendre presque en connaissance de cause. La clinique est notre trapèze. C'est la pauvre certitude qui nous permet de défier le vertige, le néant. C'est ce qui permet le mouvement, c'est ce qui permet de prendre la bonne vitesse pour nous lâcher et tourner sur nous-mêmes sans chuter. C'est toujours de la clinique que l'on part. C'est la pensée du soin. Le soin c'est toujours une série de sauts périlleux. L'équipe c'est deux mains fermes qui nous rattrapent au vol, en bout de course. Selon les situations certains voltigent, et d'autres assurent. Et, ça s'inverse. Les réunions cliniques sont notre filet de protection. C'est ensemble que nous le tressons. La clinique ça oscille, ça s'installe sur du vide, sur du rien, sur du discours, sur des constructions mentales qu'un rien suffit à balayer. Chacun de nous est seul sur son trapèze. Et a besoin de l'autre, des autres pour ne pas chuter. Il faut être en mouvement pour permettre au patient d'avancer. Mais avant, il faut être arrêté pour sentir l'espace, le vide, le public, l'atmosphère. C'est toujours d'une position arrêtée que l'on part. Ensuite, on imprime un mouvement au trapèze. Chaque saut est un arrachement, une conquête. Mais une conquête ne suffit pas. Chaque saut est une construction, une série d'arabesques constamment remis en question, constamment à refaire. Derrière chaque saut, il y a du travail, des milliers d'heures d'entraînement, des positions inlassablement répétées pour tutoyer une perfection que l'on n'atteindra jamais.
Soigner une personne atteinte de schizophrénie, c'est un art impossible, une entreprise désespérée, une exigence folle, c'est tenter de sculpter le vent. Alors les histoires de diplômes ! Comme s'il existait des diplômes de trapéziste !
Hector Boulindeau
Unité " Alsace "
Centre Hospitalier de Moselle
(texte paru dans Santé Mentale n°53 de Décembre 2000 sous le titre : les trapézistes, un très beau numéro avec un grand dossier sur la schizophrénie)