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" Si tu veux un ami, apprivoise-moi…. "

" Que faut-il faire ? " dit le Petit Prince

Il faut être patient, répond le renard, tu t'assoiras

D'abord un peu loin de moi, comme ça dans

L'herbe

Je te regarderai du coin de l'œil et

Tu ne diras rien.

Le langage est source de malentendu.

Mais chaque fois tu pourras t'asseoir un peu

Plus près………

St Exupéry


Vendredi 13 mars 1998

Accompagnement de Monsieur L. Philippe Aux Boisseaux

Un grand jour pour Philippe, après pratiquement une année de prise en charge à temps plein à l'hôpital Moulin, en Ile de France, le projet des " Boisseaux " se concrétise par cette première visite… La veille nous l'avons vu entretien avec le Docteur GJ. Il a pu alors cracher un peu de la haine qu'il a envers ses parents, son angoisse, son désir de porter ses propres vêtements et ainsi ressembler à Philippe L.

6 heures du mat, j'ai des frissons…..Sérieux. Réveil de Philippe qui saute dans ses vêtements, avale un petit déjeuner et va fumer quelques cigarettes sur la terrasse. 7 heures 15 : départ.

A peine franchi les grilles de l'hôpital, Philippe est pris d'une véritable gastro-entérite verbale.. Les mots et les phrases sortent, sans trop de logique, le walkman grésillant à ses oreilles, la radio du véhicule ajoute un peu plus à la cacophonie de l'étroit habitacle de notre spacieuse ambulance… Je vous en fait part sans rien enlever……..

" C'est loin ?, tu sais J.P. je me sens mal, j'ai prêté mon blouson à COULOU et j'ai croisé les doigts pour lui. Je l'aime bien et il n'a pas de chance. Pourquoi la moquette verte porte-bonheur ? j'ai pris mon bain hier. J'aurai eu le temps de prendre une douche. Et une fois, je me suis battu avec trois arabes, mais je les aime bien.. ".

Le chauffeur tente de détourner la conversation
- " tu regardes le foot ? ".
- " Euh, non "
- " hier il y avait foot à la télé et le PSG à gagné ".

Premier hurlement de Philippe avec cette douce impression de se retrouver dans la tribune Boulogne entouré des sympathiques supporters skinhead faisant la OLA. " PSG a gagné !!! OUAAISSS !!! ".

- " t'as déjà vu mon frère Alain avec son blouson noir, il a de la chance. IL m'enverra des cigarettes, il est beau le blouson…. Arrêtez le traitement vous m'assommez… ".

Enfin, nous sommes sur la Francilienne, on a déjà fait une vingtaine de kilomètres. Philippe décide, à ce moment là, de se faire remarquer par le chauffeur. Bon c'est vrai, sympa l'ambulancier, mais mis à part les premières politesses d'usage, il ne lui a pas beaucoup causé.

- " dis monsieur, t'as vu j'ai plus de dents….. regarde dans le rétro ".

Philippe se défait de son walkman, penche la tête en avant, se tire sur la lèvre et exhibe deux magnifiques chicots noirâtres (vestiges d'une ex-dentition). Le sourire presque édenté et le rapide aller-retour du p'tit-déj dans mon estomac me font signe qu'il a réussi.

- " et tu crois qu'on bouffe bien là-bas. Je peux mettre mon walkman. Tu sais bien hier soir, j'étais en colère, ils m'ont réveillé pour le traitement. J'aime bien ADJ, c'est un voyou, mais il est gentil. JP. Demande-lui de s'arrêter de se balancer. Tu peux mettre une cassette ? ".

Les rares moments de calme, Philippe a les yeux dans le vague et m'observe dans le rétroviseur. Tout ce qu'il y a autour de nous (nous sommes sur l'autoroute), la route, la campagne ne semble pas le toucher.

- " je peux fumer ? " dit-il en ayant une grosse quinte de toux… " tu vas parler pour moi, ils vont me montrer ma chambre… putain de bordel, pourquoi du m'as réveillé si tôt ? j'espère que je vais me faire des meufs aujourd'hui……… et qu'est ce qu'ils vont me demander ? ".

- moi : " tes motivations "
- lui : " c'est quoi ça ? "
- moi : " savoir par exemple pourquoi tu as envie d'aller aux Boisseaux ".

Philippe se renfonce un peu plus dans son siège comme si il voulait s'incruster dans sa solitude.

- " je leur dirai, je sais pas, c'est eux qui ont voulu que je vienne. Tu n'auras qu'à parler pour moi. On peut s'arrêter boire un café ? et tu sais dans la chambre il m'appelle " la branlette " (en français dans le texte), parce que je suis toujours en train de me branler (toujours en français), ce n'est pas de ma faute (rire) et Laurent (infirmier), je l'aime pas, parce qu'il me connaissait avant et c'est le seul qui a vu mon maître.

Rien ne perturbe Philippe dans son flot verbal. Les mots se bousculent. Même le magnifique TGV (prouesse technologique de ce siècle), même les sublimes usines crachant leur épaisse fumée ne semblent le distraire. Bonjour la tension intérieure, ça fait pas mal d'angoisse au cm², surcharge pondérale anxieuse…

Il rigole franchement lorsqu'il évoque la blague du stylo-effaceur de mémoire (comme dans le film Men In Black). Philippe, au fil des kilomètres, fume et boit goulûment.

- " tu crois que ma mère va bien ? je pensais à elle tout à l'heure, je voudrais la voir revenir faire le marché avec mon père. On a le droit de se baigner dans le lac ( ??).
- " quel lac Philippe ? "
- " mais si, tu sais, sur la brochure il y avait de l'eau (brochure qu'il a gentiment déchiré avec sa convocation le jour où je lui ai remis). Je pourrai aller chez le coiffeur, je voudrai me faire une banane (I can't get not, Satisfaction). Hier, Mickael a volé de l'argent et des clopes. Et dire qu'il veut se marier celui-là, il pisse, il chie dans le lit, je la plains sa femme (a partir de là, je censure un peu, car il utilise des mots, des raccourcis pour évoquer l'homosexualité masculine..), en plus cet enfoiré, il voulait faire une pipe à Momo (Mr ADJ).

S'adressant au chauffeur :

- " vous faites un métier dur dans la conduite (compatissant, il pose la main sur l'épaule du chauffeur). Il faut faire attention, il y a des alcooliques au volant et ils se tapent dessus. Moi, je les ai vu à Bondy.. . Hein, Serge !! (c'est à moi que s'adresse ce lapsus. Souvent, il me confond avec Serge. La ressemblance physique peut être ?). A midi, je vais demander une bière.. une TOURTEL " ;

Grand éclat de rire de Philippe, sa dernière boutade est réussie " AH AH AH la tête à Jpierre, mais non c'est pour rire, j'ai arrêté de boire, mais j'aime bien quand même ". Le ronronnement du moteur, la droiture de l'autoroute me bercent, j'ai envie de fermer les yeux, de m'assoupir, mais Philippe en a décidé autrement. Pas de répit. Il continue de déverser son trop plein, sautant du coq à l'âne, de l'âne au mouton.

- " dit Jean-pierre, t'as pas vu Tony et Michel s'affronter ? "
- " non, je ne les ai pas vu ", mais dans ma tête et dans la manière dont j'imagine la scène, genre deux colosses se collant des pains sans que l'autre décroche.. petit frisson.
- " mais j'ai raisonné Tony parce qu'il sort de prison. J'ai eu très peu pour les deux car cela aurait été de manière sanglante. Ils sont fous à lier (il arrive même à faire un jeu de mots avec son nom). Tony c'est mon pote, je l'aime bien. Michel je l'aime pas, il ne respecte pas les autres, il allume la lumière la nuit. J'en ai marre d'être tout seul " (se renfonce un peu plus dans la banquette et marmonne).

A ce moment là, il se redresse brusquement, il vient de se rendre compte qu'il n'est pas rasé.

- " je ne vais pas être présentable, je suis même pas beau, moi, je déjeune bien le matin ".

A sa voix, à son regard, j'ai l'impression qu'il s'apaise. A ma gauche, le chauffeur rivé à son volant fixe l'autoroute qui déroule son long ruban monotone. Plus un mot dans la voiture. Seule la radio crachouille une musique. J'essaie de fermer les yeux, de faire le vide dans ma tête. Et pan ! Voilà que notre gentil diable surgit de sa boite. Il se redresse d'un bond, m'accroche l'épaule :

- " je pensais dans ma tête, je vais rester trois jours là-bas, je vais être tranquille, peinard, sans vous ". Content de lui (enfin, je crois, au vu du sourire qui se dessine).

Un petit moment de distraction pour Philippe, un peu comme s'il venait de découvrir qu'on était ailleurs. Un routier, arrêter sur la bande d'arrêt d'urgence, arrosait (urinait) les roues de son camion (ça chauffe les pneus, faut bien les refroidir) et Philippe de hurler :

- " Ah ! bordel, il pisse sur son camion ce dégueulasse " suit un rire tonitruant. " on peut s'arrêter boire un café ? ouais merci chauffeur, merci Jean-Pierre ". Calme, il s'adosse à la banquette, l'impression qu'il se détend.

Chaque fois qu'il arrête de parler, j'ai toujours la sensation d'un grand calme, que le tourbillon dans lequel il essaie de m'entraîner s'arrête. Nous sommes vendredi 13. On commence par se dire, on a de la chance, il fait beau, le soleil brille.

- " et Philippe, tu sais ce que c'est vendredi 13 ? "
- " non, c'est quoi "
- " pour certain, c'est un jour de chance "
- " Ah bordel, j'en savais rien, mais je pensais dans ma tête, j'espère que ça va marcher. C'est con, car il n'y aura pas les infirmiers, mais je pourrai revenir, t'es sur ? et t'as baissé le traitement ou t'en a oublié un. Je me sens tout léger, c'est quoi qui fait ça dans mon corps ? "

Sentant que le petit flot verbal recommence à couler, je lui annonce qu'on est à quelques kilomètres des Boisseaux. Sa réponse sera :

- " j'espère qu'il y aura du café. Je travaille bien avec le café et quand je suis allé voir le Bossu de Notre Dame, j'ai acheté des chansons à mes petits-neveux et nièces. Et je bois pas d'alcool avec les médocs. Le soleil me réchauffe, ça me fait du bien ".

Ouf ! nous arrivons à Monéteau, avec pas mal d'avance sur l'horaire. Donc, comme promis à Philippe nous allons boire un café. Nous traversons le village, que des pavillons, " pas mal ici dit Philippe ". Nous traversons un pont en structure métallique qui enjambe l'Yonne.. Frisson de Phil.. " Ouch c'est haut !! ". Petite rue commerçante animée, la mairie, le bar-tabac. Content de repérer les lieux. Nous entrons dans le bar, badauds anonymes en quête d'un lieu de perdition, dès la porte passée, Philippe lance à l'assemblée un " bonjour ", sympathique, sa façon de faire, s'assoit avec beaucoup d'impatience, raclement de chaise, bousculade de la table, un peu pataud.

- " Eh patron ! ". Une main posée sur son bras le calme.
- " vous désirez ? "
- " trois cafés ".

Pour tuer le temps, la conversation s'engage autour de ce vendredi chanceux. Faut dire que tout dans l'endroit nous invite à tenter notre chance. Moi, j'ai envie de tâter au tiercé et peut être au loto. Royal, je dépenserai l'argent du ménage. Philippe m'observe, un peu en retrait, de loin, pourtant nous sommes assis cote à cote.

- " et si tu gagnes du fait quoi ? "
- " ben, rien, j'arrête de bosser ". Sourire…
- " tu vas t'emmerder, moi si je gagnais (et il ne joue pas), je paierai un pavillon à mes parents et mon père ". La voix dure il s'arrête, se radosser à sa chaise. Le regard se perd, le visage se crispe. Insondable ! Qu'a-t-il en tête à ce moment là.. Marrant, ça fait un moment qu'il ne parle pas de son corps. Pour le moment l'impatience le gagne, le pousse à agir. Recul brutal de la chaise.
- " on y va ? "

Plus qu'une question, on perçoit l'ordre, l'impératif de faire quelque chose de suite. Pendant qu'il paie avec mon argent (marrante et touchante sa façon de faire payer les autres : " dis, j'ai pas grand chose "). Il me laisse le temps de jouer (je vais pas rater cette occasion, quand même !). Retour à la voiture, direction le centre.

Toujours en avance, nous décidons de pénétrer à l'intérieur, grosse bâtisse bourgeoise, avec façade à l'ancienne. Immense hall aux couleurs pastel, nous nous présentons à l'accueil : " patientez, l'équipe va vous recevoir, vous pouvez vous asseoir au fumoir ", qui va vite s'avérer être un enfumoir. Nous entrons dans une petite pièce vitrée au risque de se transformer en jambons fumés…

Fauteuils en osier, confort, un résident est déjà installé, tétant, gourmand une cigarette. Toujours poli, Philippe lui lance un bonjour, s'installe et engage de suite la conversation.

- " c'est comment ici ? "
- " c'est bien ici, les chambres sont belles et il y a du café à volonté ". Un autre résident entre, genre black, coiffé à la rasta, le pas traînant, nonchalant. Philippe, enchanté s'adapte au genre :
- " Eh ! bonjour Man. Je suis nouveau ici, on peut en avoir ici de la beher (herbe ?) ". Se retourne vers moi, content. " c'est un rasta man, comme Bob Marley ". A l'aise et angoissé, se dandine dans son fauteuil.
- " il y a une stéréo ? "
- " non, chacun a son poste, tu peux écouter la musique tant que ça dérange pas "
- " ouais, super ! " dit-il en ayant un léger balancement du tronc.. et l'autre qui renchérit " pas le rasta, mais l'autre qui ne disait rien, s'incrustant dans la conversation)
- " il y a un bar et la première consommation est gratuite et le café est cher et je peux avoir de l'argent ( ?) et c'est payant.. " Philippe remarque que l'autre fume des cigares.
- " vous m'échangez des cigares contre des Marlboro ? " l'autre accepte l'échange, Philippe très content lui rétorque.
- " je ne vous oublierait pas, quand je reviendrai, je vous donnerai des cigarettes ". Touchant tout cela. Philippe met un terme à la conversation en se retournant vers moi.
- " tu sais, Sylvain n'est pas méchant. Et même toi tu vas me manquer. Je veux apprendre un métier et donner de l'argent à mes parents ". Et comme à chaque fois qu'il évoque ses parents, je le sens se renfoncer un peu plus au fond de lui, comme sil il voulait être seul pendant ces moments là. Se redresse et me lance, charmeur, enjoué, l'œil brillant :
- " je peux trouver des femmes ici ? ". Se retourne vers rasta man (Edouard).
- " il y a des grands lits ou des petits ici ? "
- " ça dépend, il y a des chambres à deux lits ". S'exclame content : " Quoi ! à deux lits !! c'est le pied pour les femmes le soir ". Il offre à Edouard (ou plutôt le force à accepter en insistant), des cigarettes. - " j'espère m'entendre avec tout le monde et avec toi spécialement, car la race noire souffre beaucoup. Pourquoi, ils arrêtent pas les guerres, c'est de la connerie. Les enfants, les femmes c'est innocent, les hommes je m'en fous. L'homme est né pour faire la guerre ".
A sa façon de dire ce genre de choses, on sent la colère qui monte et en même temps on a l'impression d'une violence modulée et il enchaîne :

- " le premier qui me fait chier, je le bute, mais je vais m'entendre avec tous ici ". Balance des sentiments, autant on le sent dur, déterminé, lorsqu'il parle comme cela, autant il vire sur un autre versant, peut homme apeuré, demandant de l'aide aux autres :
- " je souffre trop dans mon corps, aidez-moi, je pleure en pensant à ma mère ".

Il m'accroche et me serre le bras en disant cela, s'apaise soudain me semble-t-il et explique aux autres qu'il va venir ici pour un an, mais qu'il reviendra de temps en temps à l'hôpital. Les deux autres sont médusés devant ses revirements d'attitude. Il dégage notre Phil et sait se montrer poli, aimable en présence des autres, comme s'il fallait que les autres n'aient jamais la bonne image, qu'ils aient l'impression d'être en décalage avec ce qu'ils ont vu ou perçu, 30 secondes avant… IL se livre, sort, va chercher sa bouteille qui ne l'a pas quitté depuis notre départ de l'hôpital. Bouteille dont il suçote, tétotte le goulot de temps en temps, toujours en expliquant qu'il a la bouche sèche.. Revient, hilare, me dit dans cette euphorie.

- " putain de bordel, tu m'aurais vu marcher.. au radar … bordel ". A ce moment là, une infirmière entre.
- " vous pourrez attendre au bar (aimable la dame), la première consommation est gratuite ". Phrase magique, reçue par Philippe dans la joie, un immense sourire éclaire sa face.
- "ça tombe bien, j'ai pas un rond ". Et pour rappeler à ceux qui n'ont pas compris, une voix s'élève (d'ou ?, mystère ! genre voix off de la TV), créant l'ambiance d'un hall de garde. Phil, se lève d'un bond, marche, titube, vacille.
- " je me sens mal ici ". L'autre en profite pour s'éclipser. Phil agrippe le rasta man.
- " tu te rappelleras de moi Edouard ? ". Petite voix anxieuse, comme s'il projetait de revenir, que l'autre se souvienne de lui.
- " oui, oui, toi c'est Philippe ", lui met la main sur l'épaule, le regarde dans les yeux : " je me souviendrai de toi ce soir ".

Touchant, ce n'est qu'un au revoir mes frères, nous filons au bar, déjà plusieurs personnes sont présentes, résidents, barman à son poste. Famille accompagnant leur " Philippe ". Il y a beaucoup d'impatience dans sa façon de marcher, de se déplacer, semblant chercher une place libre (aucune table n'est occupée). Une autre personne entre dans le bar, Philippe lève la tête, elle vient vers nous.. Elle se présente.. Une psychologue, Philippe la salue ; je me présente, enchanté madame, elle file vers les autres personnes. Philippe lève la tête (d'un bond) et fixe le barman. Mi-inquiet, mi-amusé et comme s'il venait de la découvrir :
- " t'as vu, il a de grandes oreilles " et d'un sourire, me récite le petit chaperon rouge, façon Philippe avec sa manière de prendre des raccourcis.
- " c'est pour mieux te manger ".

Le barman nous apporte nos consommations, deux cafés (oui, deux seulement car le chauffeur nous a lâchement abandonné, préférant s'adonner à des plaisirs solitaires, comme seuls les chauffeurs d'ambulance peuvent le faire afin de tromper l'attente). Phil en profite pour interroger le barman.

- " quand on habite ici c'est combien ? on peut fumer ? ". Tendre, m'adresse : " tu sais, il faut que je reste ici pour apprendre comment c'est. Tu crois qu'il y a des infirmières comme à Ville-Evrard qui comprennent et écoutent les gens ". Il sait y faire le bougre, mais avant que je réponde, il engloutit son café, se lève (d'un bond) et va dans le fumoir.

Impatient dans ces gestes, et en même temps il semble s'installer et prendre possession des lieux au fur et à mesure que le temps passe. Stoïque, je reste à ma place et décide de la laisser baguenauder. Un coup d'œil et je vois Phil prit d'un léger balancement. Un autre coup d'œil sur les couleurs du bar : bleu et mauve pastel. Pas mal. Les gens parlent à voix basse autour de moi. On entend seulement la machine à café et le tintement des cuillères. Le haut-parleur qui égrène des consignes, me paraît anachronique. Un groupe se forme, infirmiers et psychos ici (les Boisseaux et ailleurs), nous et les autres, donnent les consignes.

- " visite guidée séparée !! ". Regard anxieux de Phil. Un petit mot de ma part : " t'inquiète pas, tout va bien se passer (qui essaie-je de convaincre, moi ou Philippe ?), à tout à l'heure, Phil et.. cool hein ?… et chacun de notre coté avec notre guide attitré (pour moi, ce sera la psycho, pour l'autre groupe, l'infirmière).

Nous démarrons la visite des lieux (A..A..A.. la queue leu leu). Silence, on suit. Et la psycho commente : " dans le premier bâtiment : les chambres, le réfectoire, la bibliothèque, l'infirmerie. Au premier : l'accueil, le secrétariat, les bureaux médicaux. Beaucoup de couleurs partout, sympa.

Arrêt à la bibliothèque et explication : " a l'admission, le résident (tiens eux ils disent " résident ", mais c'est plutôt : patient, malade. C'est leur façon de dire : ici, c'est un lieu de vie, plus qu'un lieu de soins), donc le résident est dans le premier groupe pour évaluer ses capacités à la gestion de la vie quotidienne (lit, propreté, lever, participation au petit déjeuner, d'ailleurs pour ceux qui ont du mal à se lever, ce sont ceux-là qui sont désignés pour préparer le petit-déjeuner). J'imagine déjà la tête des autres quand ce sera au tour de Phil. Risque d'être sympa l'ambiance engueulade. Car si on ne l'aide pas à se lever… Tiens, au fait où est-il en ce moment ? et la psycho, imperturbable à mes pensées continue : " obligation de certains ateliers, notamment corporels (sports, gym, musculation), mais il y a d'autres ateliers : reliure, journal sur ordinateur) comme à Ile de France, avec le progrès en plus, car les résidents ont eux accès au micro, il peuvent " tâter " le mulot tout seul. Je décroche un peu mais j'entends quand même : " au bout de trois mois il y a passage dans le deuxième groupe avec deux ou trois demies journées par semaines obligatoires dans l'adhésion d'un atelier " (bois, repassage, micro-informatique), ces ateliers sont à l'extérieur dans la zone industrielle (comme si c'était un vrai travail).

Trois mois après il y a 6 demies-journées par semaine de travail pouvant déboucher sur des contrats " entreprises ". Pas mal, alléchant même. Il y a aussi une grande liberté à s'inscrire dans les ateliers. Tout au long de la prise en charge il y a des évaluations, pour savoir où en est le résident, avec prise en charge institutionnelle réelle sur : l'écriture, la lecture, le français, les maths, la gestion du traitement…

- " des questions peut-être ? "
- " euh ? euh ? pas vraiment "
- " alors on va aller visiter " l'entreprise " et nous rejoindrons l'autre groupe ".

Un peu rassuré, je vais voir ce qu'il a fait notre Philippe. Voyage éclair en mini-bus, c'est vrai, c'est près. L'autre groupe est déjà sur place. Phil bougonne, marmonne : " je veux pas rester ici il y a un grand qui me cherche des noises, il m'a demandé des clopes, je l'aime pas.. et j'irai pas.. ", chaotique le Philippe " et puis je veux pas aller voir, j'y arriverai pas, j'ai des malaises, je me sens mal dans mon corps ".

Colère, amertume de ma part : " Ah non ! il ne va pas tout foutre en l'air ". Je le secoue : " allez, viens, tu sais, c'est une visite. Notre contrat c'est de faire au moins la visite, après tu décides.. ". Convaincant, coopérant le JP. Il se lève et on poursuit la visite. Bien décidé à ne pas le lâcher, à ne pas gâcher ce que j'estime (à tort ou à raison) comme une chance (peut être toujours ce vendredi 13). L'atelier de repassage : " ici on repasse (super !) le linge de personnes extérieures au centre ".

L'atelier micro informatique : " ici c'est pour ceux qui ont un penchant pour l'informatique, nous avons fait du mailing pour EDF en contrat entreprise ". Philippe à l'air de s'ennuyer, mais il suit, ou plutôt il me suit.

L'atelier menuiserie : immense pièce où trônent des machines outils, et des meubles ; certains sont terminés, d'autres non, peu de personnes sont là. Un menuisier éducateur et un résident en bleu de travail. La voix de Philippe s'élève :

- " non je resterai pas, j'ai des malaises, j'ai la tête qui tourne ". Je me rapproche dans l'espoir de le rassurer. Sa main agrippe mon avant bras et me force à le regarder : " tu sais, un de mes frères à fait de la menuiserie et il s'est coupé trois doigts. Le sang giclait partout et ses doigts étaient là par terre… ".

En parlant, il me désigne le sol avec cette impression que les doigts sont bien là. Et je parle, savant, connaissant le sujet (mon père était menuisier) : " n'aie crainte, avant les machines étaient dangereuses (hypocrite), mais maintenant il y a des protections partout, tu ne risques plus rien, viens, on va aller voir les meubles, voir comme c'est joli ".

L'éloigner de ces machines qui mangent, qui coupent les doigts, semble le rassurer. Pendant que l'éduc-menuisier explique aux autres plus attentifs, nous nous arrêtons devant un superbe buffet, style anglais. Philippe touche le bois, sur la porte un trou, un nœud du bois à sauté : " t'as vu, il y a un trou ". Se retourne vers l'éduc et lance :

- " eh monsieur, il a un problème votre meuble "
- " ah bon, vous allez me montrer ça ". L 'autre se rapproche et explique à Philippe la technique pour réparer cela, il semble apprécier, écoute de nouveau attentif.

Notre visite s'arrête là. Notre guide nous invite à prendre un déjeuner au centre mais pas les accompagnants. Là, le coté remplissage lui plait, s'impatiente de nouveau, me dit " ne t'inquiète pas, je me tiendrai bien et je verrai s'il y a des meufs " et bonne nouvelle le repas est payant pour eux : 30 francs et Philippe se voit contraint de lever un nouvel impôt sur ma fortune. " je savais pas JP, mais je te les rendrai, je te jure… ".

Le repas, sans moi, semble l'avoir décontracté. Avant de manger, il avait décidé d'arrêter l'expérience, mais le ventre plein, ayant goûté la bonne chair " meilleure qu'à V-E dit-il " (poisson, pommes de terre, gâteau et café), lui permet de revenir sur sa décision et m'annoncer : " j'ai envie d'apprendre la menuiserie pour en faire un vrai métier et d'avoir une femme, un enfant, une télé comme mon frère. On est loin du film d'horreur qu'il me décrivait tout à l'heure, mais de nouveau, les autres l'angoissent, lui font peur : " j'espère qu'il ne viendra pas le grand con, je l'aime pas, il ne dit rien … ".

Puis, vient l'heure de son entretien, seul avec un médecin du centre. Angoisse, angoisse. Quand il ressort il est content de lui : " je lui ai tout dit, ma famille, le traitement qui est trop fort, enfin tout, bordel !, j'espère que ça va marcher ".

Puis viendra mon tour, où je devrai affronter un psycho et une infirmière qui sera sa référente, pour parler de lui, de sa façon d'être et de faire, du peu de sa vie que je connais. L'infirmière me paraît sur la défensive, apparemment, Philippe à réussi l'acte II pendant la visite (au moment où il était seul). Elle a noté qu'il faisait beaucoup de malaises ( ?) et qu'il était grossier, bon, c'est vrai qu'il ne peut pas s'empêcher de commencer ou de finir ses phrases par " putain de bordel ", mais c'est aussi sa façon de mettre de la distance avec les autres. Elle a (elle aussi), senti la dose d'angoisse, d'anxiété qu'il est capable de projeter sur un groupe. Un détail l'a choqué : les dents (ou l'absence) de Philippe.

- " j'espère qu'il aura des dents pour venir ".

Sa remarque me laisse dubitatif, l'envie de la mordre, sourire enjôleur de ma part, mi-figue, mi-raisin : " j'espère que ce n'est pas un critère de sélection ", recul de la dame : " non, non c'était juste une question, pour savoir s'il se les fait soigner, il m'a dit aussi qu'il avait fait l'armée dans les commandos-paranos et de la prison ". Le coquin, pas mal joué, il sait y faire, pour fiche la trouille aux gens. A moi de minimiser, d'expliquer que ses conduites, que sa violence n'est pas aussi violente qu'elle n'y paraît (j'arrive même à le croire). Que pour lui tout est question de cadre, d'accrochage, de liens qui se nouent. Avocat d'un diablotin, j'explique notre prise en charge intra-pavillonnaire, que le centre n'est pas une fin en soi, que le projet d'une vie extérieure, nous continuerons à le travailler avec lui, notre engagement à le reprendre, à ce qu'il puisse revenir au pavillon (au grand dam de certains, nous nous substituerons à la famille et ce, tant que Phil n'aura pas trouver l'équilibre qui lui permettra de revoir ses parents sans se mettre en danger).

L'entretien se terminera là. Une commission se réunira pour savoir si Phil est admis au centre des Boisseaux. La note d'espoir c'est Philippe qui l'a donnée, en sortant du centre : " Philippe m'accroche le bras (en fait, il pose sa grosse main sur mon avant-bras et serre) et me lance : " tu vas voir, ça va marcher… J'espère que je vais y retourner ".

Pendant le voyage du retour, il y eut peu de paroles échangées, je me sentais vidé, abruti par cette journée, Philippe, toujours assis à l'arrière, le walkman sur les oreilles, a le regard lointain. De quoi, ses rêves sont-ils faits ????

Quelques semaines plus tard, sera un vrai départ pour Philippe, il avait sa place ailleurs.

" Ce qui embellit le désert,

C'est qu'il cache un oasis,

Un puits quelque part… "

St Exupéry


Dimanche 22 juin 1998, premier jour de l'été, jour de la fête des pères…
un message sur mon répondeur, Serge T, infirmier, me demande de le rappeler… j
e n'ai pas trop envie d'entendre parler boulot, mais bon, si Serge m'appelle, peut être a-t-il besoin d'aide, de conseil ou d'entendre tout simplement, le doux murmure de ma voix…

Deux sonneries plus tard, Serge décroche… Politesses d'usage : " bonjour, tu vas bien ? ", " je vais bien et toi ? " Et il m'annonce la dernière nouvelle d'Ile de France " Philippe L. est mort ".

Ces mots ont du mal à s'inscrire dans mon cerveau. Froid de l'incompréhension qui m'envahit..
Mon mutisme le pousse à argumenter le décès : " j'ai reçu un appel des Boisseaux, Philippe se baignait et s'est noyé ".
Et comme devant la mort d'une " connaissance ", une gangue de glace m'envahit le cœur, je ne comprends pas…, je ne comprends plus… " mais il était bien, il devait venir nous voir ce week-end, en permission au pavillon ".

Je raccroche, je décroche… le poids de l'échec me submerge, me pèse, échec de la vie, échec d'une vie, pourtant c'est aussi l'aboutissement... pourtant... un bout de phrase de Montaigu me revient en mémoire : " la valeur d'une vie ne repose pas sur le nombre des jours, mais dans l'usage que l'on en fait ".

Philippe a décidé (enfin peut être) d'arrêter la sienne, le jour du solstice d'été, le jour le plus long de l'année. Une vague d'émotion m'entraîne, faite de flashs, de bouts d'histoires, de ce que l'on se souvient.. Des mots éclatent dans ma tête, comme des bulles de savon : " fin d'une prise en charge… trop jeune… trop tôt… trop con… ".

Je me remémore des questions que l'on se pose régulièrement sur le sens de l'hospitalisation, sur le lieu d'habitation du soin prodigué au patient.. Philippe nous donne un semblant de réponse.. Journal d'Auxerre… Rubrique Faits Divers.. Titre : " la traversée tourne mal.. Un HABITANT de MONETEAU se noie dans l'Yonne " et le journal de renchérir : " le Monestésien Philippe L. ". Philippe a coulé un peu avant d'atteindre la rive devant plusieurs témoins. Nous avons été pendant plusieurs années témoins de sa dérive.. Macabre le lieu de résidence de la gendarmerie, comme un dernier pied de nez à sa violence " Seignelay " : " Saigne-les ".

Depuis sa naissance, il avait entrepris de traverser la rivière de la vie, de sa vie, toute celle-ci peut aussi se résumer à : " toujours plus haut.. toujours plus fort.. toujours plus fou.. ". Sa dernière traversée se trouve au lieu-dit " Peuplier ", un peu comme un roseau.

Bien des soignants du secteur ont connu Philippe L., mais qui était-il réellement ? Quelques rencontres plus tard avec le Dr BAILLON et Serge (collègue infirmier) et me voilà en train de tenter de regrouper des éléments de sa vie. Je n'aurai pas la prétention de faire un véritable travail clinique. Cela a été réalisé tout au long de son parcours depuis la date de sa première hospitalisation. Tout est inscrit, retranscrit, consigné, écrit, noté, analysé, décortiqué. Dans son épais dossier nous avons la trace de sa première hospitalisation : 14 novembre 1984 avec comme symptôme d'appel " crise clastique chez ses parents ". A cette époque Philippe dit qu'il " a mal partout " et il s'exprime en mimant ce qu'il désire.. " manger, dormir, un toit, une maison, une famille ".

Les mots sont là, les diagnostics précis tombent et jalonnent sa vie :

- séquence délirante avec angoisse de dépersonnalisation
- épisode psychotique chez un jeune patient
- troisième épisode évoquant une psychose schizophrénique
- schizophrénie paranoïde en plan catatonique
- décompensation dissociative
- excitation psychomotrice
- épisodes dissociatifs sans émergence délirante
- destabilisation chez un patient de personnalité psychotique etc, etc….

Première fugue le 7 décembre 1984

Premier placement volontaire signé du père, daté du 14 novembre 1984

" je soussigné, L. Roger, demeurant à B, déclare en ma qualité de père que mon intention est de placer mon fils à l'hôpital de Ville-Evrard et prie en conséquence Monsieur le Directeur du dit établissement d'y recevoir pour l'y faire traiter de maladie mentale dont est atteint L. Philippe, âgé de 22 ans.

Premier signalement - Secteur - pavillon Ile de France.

Nom : L
Prénom : Philippe
Date de naissance : 10 juillet 1961 à St Maurice (94)
Matricule : 2072.1
Placement : volontaire
Taille : 1,75 m
Visage : long et maigre
teint : pale
Front : long
yeux : marron ( ?)
Nez : normal
bouche : petite
Menton : normal
Cheveux : bruns
Sourcils : épais-bruns
Signes particuliers : / (juste un trait qui doit signifier aucun).

Plutôt qu'un travail de recherche dans un dossier lourd, épais, ponctué par des mots médicaux, j'ai préféré faire appel à la mémoire des soignants qui l'ont côtoyé, rencontré, aimé ou hais, mais qui ont noué des liens avec Philippe. Ce sont des bouts de phrases à son sujet ; je vous les livre sans rien changer, les mots sont bruts, acides, cyniques, tendres, aimants, mais ce sont les mots qui laissent une trace.

" moi, je me souviens c'était à Noël, il cherchait le père Noël partout, il n'a réalisé que le lendemain que c'était un soignant, il était touchant ".

Et aussi de l'épisode où Philippe va chez son père, il le rencontre pendant qu'il fait ses courses, il l'aide à monter les paquets et arrivés devant la porte, son père lui interdit de rentrer et l'oblige à repartir.

" on est tous ambivalent, il y avait des périodes dures et douces, surtout pour la chambre d'isolement, mais il y avait un grand attachement, une fragilité, un besoin de limite pour se rassurer, il nous montrait sa fragilité, malgré ses apparences, il fallait du temps pour le connaître.. "

" son hospitalisation a permis d'obtenir un cadre, de le rassurer, il a bien évolué. La chambre d'isolement a été une période transitoire positive.. On a pu construire un projet et " il " a pu franchir un pas.. Je me souviens, il faisait le fou à Center Park ".

" Philippe c'était le défi, toujours plus haut, toujours plus fort, bien que pas toujours adapté ".

" Il fallait montrer qu'on avait peur, il faisait mine d'écraser les gens, au-delà de sa propre peur ".

" J'ai beaucoup de mal à en parler.. il était redevenu l'espace d'un instant un enfant au travers de Noël, il était touchant et tentait de partager sa joie avec les soignants.. C'était la joie et la souffrance ".

" Il nous entraînait dans sa souffrance. Je me rappelle du jour où il a bloqué D.C. (un infirmier) près d'une porte. Il lui a tapé les couilles, il les avaient grosses.. On avait de bonnes et de mauvaises relations ".

" Pour certains, il fallait la force et le contenant, mais on pouvait travailler au-delà de la peur, sans rentrer dans la provocation ".

" c'est à cause de lui si on a plus rien dans le pavillon (meubles).. Il me foutait la trouille, il était violent, mais à la fin il comprenait les choses, il les entendait ".

" Je me souviens qu'avant son premier départ pour Henri COLIN, il faisait des séjours en chambre d'isolement à cause d'un autre patient, il faudrait la murer, la détruire. A l'époque, il ne mangeait pas avec les autres, mais seul, avec un soignant, dehors dans le jardin. Depuis tout le temps où j'ai bossé au 14e, c'était la première fois que j'ai pu travailler avec lui et pourtant il passait à l'hôpital de jour ".

" c'était un grand malade, il avait un peu changé, mais tant mieux, car il n'avait pas empiré, mais il était toujours aussi violent.. Il y avait beaucoup de cinéma ".

" lorsqu 'il a fait un passage à la Colombière, on l'a restreint, car il entrait et sortait comme il voulait.. Il y a eu des erreurs de faites au niveau du travail de crise, ce qui empirait son angoisse, d'où une mauvaise relation, j'ai pu travailler sans peur avec lui, mais il était constamment envahi, toujours les yeux qui le regardaient ".

" Il y avait un mimétisme avec les autres, il prenait l'identité des autres et il y avait une osmose entre eux. Les mauvais souvenirs c'est quand il foutait la merde à Mammouth, il venait nous emmerder, faisait des coups en douce, un jour il a pissé sur le visage de J.C.P (un autre patient) et proposait des cochonneries à Mr. T. (un autre patient), mais qu'est-ce qu'il a eu comme vie ??? ".

" si j'avais été un homme, j'aurais été méchante.. Il était très violent, il a cassé la grande bibliothèque, les carreaux, mais il a beaucoup changé. On pouvait discuter avec lui, à la fin j'avais un très bon contact. Il me demandait même des conseils, il avait un coté intéressant quand même. Il voulait ressembler à l'image de l'autre ".

" il a passé de mauvais moments, il venait de sortir de prison où il n'avait plus de traitement et a connu la sodomisation, il en a supporté beaucoup de souffrance ".

" au travers de ses passages à l'accueil, il y avait une grosse demande autour de la solitude, de la trouille. Il y avait des histoires toujours ambiguës, très affectifs, il y avait une grande misère familiale. L'hospitalisation avait un sens pour lui, car il avait la trouille de l'extérieur, elle l'a fait se rassembler, le sécurisait et il était toujours à marcher. Pour lu, se posait toujours la question de l'adaptation de son traitement ".

" il y avait toujours le clivage entre le bon et le mauvais objet. Il était d'une violence insupportable. Je n'avais qu'une idée en tête : je lui souhaitais du mal, je n'arrivais pas à le regarder en face, je l'évitais ".

" on ne se sentait plus soignant face à lui, il était morcelé, partait dans tous les sens, il avait un coté caractériel ".

Pour le journal, il disait :
1) je n'aime pas
2) je n'écris pas pour le journal, je veux et je veux pas
3) pouvez-vous écrire ce que je dis

" Il savait aussi être gentil que méchant, ça dépendait avec qui, il m'apportait des bonbons, des fleurs, respectait mon travail, il avait largement le temps de mourir. C'est honteux les réflexions de la famille, le rejet. Il ne pouvait pas voir sa mère. Il n'a pas demandé à être malade ".

" l'hospitalisation lui a permis une protection dans le sens où on le protégeait du dehors.. c'était sa maison, des fois il disait qu'on est sa famille et demandait " pourquoi mes parents ne veulent pas de moi ? ".

" il avait la haine contre les femmes et surtout il y a 20 ans… il avait la haine contre sa mère, mais il nouait des relations particulières à la recherche de l'autorité. A travers moi, il cherchait le père, il est arrivé à ses fins, je l'ai vu trop tard.. "

" partout où il est allé, il avait le bon rôle du fouteur de merde, il engendrait la peur. Souviens-toi des protocoles d'hospitalisations de week-end du temps de F.F. (médecin du secteur), pourtant s'était placardé partout : si Philippe vient faire ceci, faire cela.. il n'a jamais pu entrer dans le cadre ".

" des patients ont vraiment tapé. Philippe c'était en apparence. IL était violence pour se protéger de sa peur. C'était la souffrance en permanence ".

" on changeait les carreaux 4 ou 5 fois par jour et les ouvriers ne voulaient plus venir. Il s'agressait lui-même avec les pieds, les mains, dans les murs, les carreaux . Je lui faisais faire sa chambre, jusqu'au jour où il a préféré un autre soignant ".

" il était en miroir avec S.H (un autre patient), on voyait l'autre à travers.. il mettait les affaires des autres et faisait du mimétisme. Un jour il a eu une bagarre avec R. (un patient), mais toujours sous forme de test.. il disait toujours " Sylvain prend sur moi ". il faisait peur, mais a-t-il vraiment agressé physiquement ? ".

" je me rappelle quand j'ai eu des problèmes dans ma famille et quand Philippe, disait qu'il avait du mal à en parler, qu'il n'avait plus de salive, je le comprends.. Les souffrances de l'âme sont les plus terribles. Et il était capable de défendre les autres.. "

" Dur de trouver un juste milieu, amour et haine.. Il était toujours à la recherche d'un modèle, d'un idéal, d'exister au travers des autres comme au travers de celui qu'il appelait " mon maître en arts martiaux ". Toute sa vie c'était d'essayer d'exister. Il a cherché des parents en idéalisant les autres. Il avait des douleurs physiques terrifiantes. Il a pu prendre des autres ".

" Dans les appartements associatifs, c'était un emmerdeur. Très psychopathique. Il ne venait jamais aux réunions hebdomadaires. Toujours seul, toujours solitaire. Il était difficile à cadrer : solitaire et marginal. Il y a eu un passage sous forme de concubinage avec une patiente de l'appartement des femmes, il a eu une vie hard.. c'était Bonnie and Clyde sans les armes. Il ponctionnait de l'argent aux autres, il a fait de la prison après l'appartement… ".

" c'était quelqu'un de très contracté, mais qui arrivait à se lâcher, il était capable de moments d'échanges chaleureux.. Pendant les réunions soignants/soignés du matin, il chantait.. Il y avait une grande tension contenue en plus de sa grande tristesse.. ".

" Ah oui, je le connais, j'ai failli prendre une claque.. Il était spécial, un des plus difficile à manier. Il était d'humeur très changeante, c'était souvent : je t'aime/je te hais. Il a posé ses mains sur ma cuisse et a été à deux doigts de prendre une gifle. J'étais trop familière avec lui, trop proche.. Et il y avait toujours un problème d'habits, il prenait les fringues des autres, il faisait beaucoup de brui, il prenait beaucoup de place, notre présence le gênait, il parlait mal des autres, en disant " les salauds ".

J'évoquerai deux épisodes :

1) l'un du temps ou Mr C. (soignant du pavillon) était à la clinique. Philippe nous désespérait par l'impression du vide que nous avions de lui. Et un matin, grande scène au cours de laquelle il s'allonge théâtralement par terre, se disant en proie à un grand malaise dont il ne se relèvera pas. Lui qui était seulement jusqu'alors dans une violence réactive et des termes si " crus " lorsqu'il parlait de ses parents et rien d'autre : il nous montrait sa capacité à " jouer " sur plusieurs registres ; cette symptomatologie hystérique et joueuse nous montrait enfin qu'il était beaucoup plus riche que ce que nous pensions. Cela s'est avéré de plus en plus exact et au fur et à mesure de son évolution par la suite.

Notre connaissance clinique paraît parfois bien limitée par : une observation et une attention trop limitée ou trop schématique.

2) l'autre, c'est la surprise d'un jeune infirmier, arrivé depuis trois semaines et rencontrant Philippe, le reconnaissant, ayant été à l'école avec lui à Bondy.. Et de ce fait, demandant à changer de secteur, car il refusait de se voir travailler dans un secteur où il rencontrait un patient qui avait été son voisin pendant toute son enfance.. Qu'est ce que le travail du secteur, si ce n'est côtoyé dans la vie, des gens que, par ailleurs, on soigne ?.

" il était impulsif et demandeur, j'ai de mauvais souvenirs que quelques jours. Provocateur par un coté attachant quand il parle de sa nièce.. IMPRESSIONNANT.. Il avait toujours des relations particulières, toujours ambivalentes ".

" il me posait des questions comme si j'avais des réponses, mais il était toujours à chercher le contact et toujours respectueux, la distance était là, c'était un beau jeune homme et il y avait de la vie.. VIOLENT… PUISSANT ".

" il était difficile de contact, car il avait des demandes immédiates et provocantes, il avait un air un peu à coté de la p laque, jamais sympathique ".

" il donnait l'impression d'être violent, mais au fond de lui, il avait une grande peur. Par son allure provocante il se protégeait de sa peur, pour ne pas être envahi, il avait un amour vache. Psychopathe ? Schizophrène ?, je ne sais pas.. il vivait avec 200 Francs par semaine. Ca peut pas bien se passer. Il avait toujours peur, il avait l'aura du " je fais peur ". Même au bout de 150 ans il n'y avait rien pour lui. On ne pouvait pas l'aimer ".

" la première fois que j'ai vu ce patient, il était sur son lit en robe de chambre (il avait de la fièvre). Il ne me connaissait pas, mais m'a fait un signe de la main et un sourire. Deux jours plus tard, alors que je jouais au baby-foot avec d'autres patients, il me dit assez précipitamment : " vous savez pour moi, ma mère c'est tout. Le jour où elle meurt, je crève aussi ". Ensuite il me montre son chapelet, m'explique qu'il brille dans le noir et qu'il en a offert un à sa mère. Il m'a remontré son chapelet la semaine suivant. Trois ou quatre jours avant son départ, Philippe me montre la main de Fatma en me disant que ce cadeau avait beaucoup de valeur à ses yeux et il nous a aussi ramené des rameaux. A plusieurs reprises, il m'a dit qu'il aimerait bien revoir sa famille : sa mère, son père, sa sœur, son neveu et sa nièce et me demande " vous savez vous, pourquoi ma famille ne veut pas me voir ? vous savez ? et pourquoi ils ne répondent pas aux lettres que je leur envoie ? hein ? pourquoi ? ".

Un autre jour, alors que nous rentions de la cafétéria, un patient d'un autre pavillon passe en le bousculant, il commence à lui courir après et à vouloir le taper. Nous l'avons calmé, mais ça n'a pas empêché de le traiter de tous les noms. Il se présentait aussi assez violent avec Mr DANJOU. Deux ou trois jours avant son départ, il m'a confié avoir peur de partir car il y avait des personnes qu'il aimait bien. Il se demandait qui il allait trouver là-bas. Ensuite, il m'a demandé si je savait garder les secrets (oh la menteuse !) et il m'a montré un disque vinyle de Johnny Hallyday comme un joyau !

La veille de son départ, pendant son goûter, il me dit au revoir et me demande s'il peut me faire la bise. J'ai refusé la blouse blanche, n'avait pas l'effet escompté sur " ce patient ".

" j'ai rencontré Philippe bien avant de le voir. C'était au pavillon Ile de France, année 1992/1993. J'étais stagiaire psycho, DESS. Philippe se trouvait à Henri Colin, l'équipe parlait de lui, souvent, certains avec compassion, d'autres avec peur. L'équipe dans son ensemble souffrait du départ de Philippe dans une autre unité de soins. Et puis, un jour il a été là. Un homme jeune, plein d'énergie, dans un blouson de cuir noir. Quelque chose d'un jeune dur avec le tendre à l'intérieur. A l'époque, j'ouvrais un atelier toutes les semaines qui s'appelait le Groupe Poésie. Il arrivait à Philippe d'y venir. Dans ce groupe, il y avait sur la table des livres. Comment accéder à la lecture ? chacun notre tour, nous prenions un livre, pour le feuilleter, en sentir le poids, l'odeur, la fluidité.. et puis une voix s'élevait et nous faisions silence pour écouter le dire des poètes. Le dire, la vie, la séparation, la douleur, la mort, la joie, l'amour.. Autour, nous parlions de tout cela et Philippe il lui arrivait de pleurer en dedans, c'est arrivé aussi qu'il pleure comme un enfant ou comme un homme. Pourquoi mes parents ne veulent plus me voir ? Philippe quand ça n'allait pas, se laissait tomber de tout son poids à genoux sur le carrelage. Pour sentir, sentir quoi ? nous lui avons plusieurs fois proposé des enveloppements. C'était difficile à tenir. Difficile de tenir avec lui dans la proximité d'un vide qui nous envahissait ? je ne sais pas. Il y avait cette difficulté. L'impression qu'à chaque nouvelle séance, il fallait tout recommencer. Comme si il n'y avait pas de trace. En nous, en lui, entre nous et lui, quelque chose ne s'inscrivait pas ? je ne sais pas. A la poésie, Philippe parfois avait pleuré dans mes bras ".

Et puis à l'accueil aussi nous lui avons proposé des enveloppements. Et puis, il a de nouveau été hospitalisé à Ile de France. Après l'hôtel, son appartement " je veux des draps bleus " disait-il. " mon lit ". Après des mois d'une approche qui lui permettait peu à peu d'accepter l'éloignement de sa famille, il est parti aux Boisseaux.

La dernière fois que j'ai vu Philippe, un lundi, il nous a dit à tous au revoir avant de rentrer aux Boisseaux. Il était édenté, maladroit, plein de cette énergie qui éclatait dans son sourire. Fragile, oui, mais heureux.

Il a voulu traverser jusqu'à l'autre rive. Il n'est plus là. Son absence laisse intacte la trace de sa présence. Est-il possible de penser qu'il a eu une mort heureuse ?

" pour moi, les moments forts, tendres, désespérants, émouvants, emmerdants, beaux, laids ont été nombreux dans le quotidien.. Trop de moments passés avec lui et si peu à la fois. Trop de quotidien.. Trop de moments fugaces comme le jour où à l'activité escalade lui seul m'assurait… Je grimpais installer le matériel, la voie, inquiet, j'étais… lorsqu'en descendant, j'ai retouché terre, il m'a dit " je tenais ta vie entre mes mains ". Humble, je sentais la confiance. Un autre moment fort fut un séjour thérapeutique en montagne. Séjour où Philippe voulait se surpasser, montrer qu'il était un homme.. Elle lui a simplement imposé ses limites ou les limites de sa propre folie… Immense, escarpée, sans fin…

J'ai toujours aimé le désert,

On s'assoit sur une dune de sable..

On ne voit rien...

On n'entend rien…

Et cependant quelque chose
Rayonne de silence




Ce travail n'est qu'une petite approche d'une longue période d'hospitalisation.

Volontairement, je n'ai pas mis sa biographie pour ne garder que des instants, des flashs….

Je tiens à remercier toutes les personnes (elles sont nombreuses……) qui m'ont aidé, par leur témoignage, à réaliser cet écrit…..

Jean-Pierre
(Infirmier de Secteur Psy)
E.P.S. Ville-Evrard
93 NEUILLY-SUR-MARNE