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Autour de l’éveil de coma

Résumé

Cet article présente un aspect du travail effectué auprès de traumatisés crâniens dans un établissement spécialisé, la Clinique de Château Rauzé, près de Bordeaux, qui accueille des patients de l’éveil du coma à la réinsertion. Nous nous bornons ici à cette partie de l’activité du centre qui concerne la phase d’éveil. Nous décrivons tout d’abord ce qu’il est convenu d’appeler des " vignettes cliniques ", dont la fonction ici est de servir de base à la présentation de l’articulation théorique. Celle-ci emprunte des concepts de la sémiotique (celle de Charles S. Peirce) et de la psychanalyse (plus particulièrement les élaboration du courant de la Psychothérapie Institutionnelle). L’articulation d’ensemble est regroupée autour de trois fonctions essentielles que nous avons cru pouvoir dégager : la fonction d’inscription, qui a comme sujet le " Scribe ", la fonction d’élaboration (perlaboration), et son sujet le " Museur " et la fonction d’interprétation, avec comme sujet l’" Interprète ". Ces trois fonctions et leur sujet sont liés par une relation dite " triadique ", en ce sens qu’elle n’est pas susceptible d’être décomposée en relations dyadiques. De ce point de vue, nous soutenons que notre travail consiste en ce que la partage de ces fonctions met l’équipe proprement dite en position de scribe, le blessé en position d’interprète et la réunion équipe-blessé (sous certaines conditions) dans celle de museur.

Introduction

Le travail dont il va être ici question a lieu depuis 7 ans dans la clinique de Château Rauzé près de Bordeaux, qui accueille des patients traumatisés crâniens en éveil de coma. Edwige Richer, qui dirige la clinique, et François Cohadon ont, dans de nombreux articles (1), présenté la problématique clinique générale et les solutions adoptées pour le traitement de ces personnes, — qui se sont nommées " les blessés ", du fait de l’accident qui a été la cause de leur état. Nous renvoyons à leurs études pour ce qui concerne les états de coma et, plus spécifiquement, d’éveil de coma.

Nous voudrions présenter au lecteur une conception du soin qui nous a semblé adaptée aux conditions particulières d’une clinique de l’éveil du coma et de son suivi. Nous décrirons pour cela quelques situations vécues permettant de se faire une idée de ce qui se passe dans le rapport entre les équipes et les blessés. Puis nous donnerons des éléments sur les élaborations à partir de la vie quotidienne dans cet établissement, et qui puisent à trois sources : la théorie médicale du coma, du trauma crânien et de la récupération cérébrale, la théorie sémiotique de Peirce, sa logique et son pragmaticisme, et la théorie psychanalytique de Freud, incluant aussi bien les développements de Lacan que ceux des Winnicott, Klein, etc. Malgré la véritable débauche théorique à laquelle le lecteur peut paraître convié, les conditions mêmes du travail font de ces élaborations un bricolage plus qu’une théorie. Il ne semble pas qu’à l’heure actuelle existe une conception unifiée du travail auprès des traumatisés crâniens. Ce qui suit peut donc être considéré comme une approche, parmi d’autres possibles.

**

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En articulation avec l’organisation propre de l’établissement de soins, nous avons tenté de mettre en pratique un travail institutionnel, inspiré du courant de la Psychiatrie institutionnelle, de François Tosquelles et Jean Oury, en fournissant des lieux de parole et d’élaboration aux différents acteurs de la clinique, aussi bien les blessés et les médecins, le personnel infirmier et de rééducation, que le personnel administratif et de service. L’existence de trois équipes correspondant aux trois phases repérées par Edwige Richer dans le soin des traumatisés crâniens graves (2) (éveil, rééducation, réadaptation — dans l’ordre) nous a fourni l’occasion de réunions spécifiques (en dehors des réunions dites de synthèse) où sont abordées toutes les questions de la vie quotidienne, que celle-ci inclue ou non le soin proprement dit. Une assemblée générale du personnel est conçue pour permettre à chacun de mettre en lumière ses propres problèmes, mais aussi de sentir sa place dans l’activité soignante. Le signataire de cet article, psychanalyste et sémioticien, intervient tous les deux mois et demi environ, pendant quarante huit heures, du jeudi au samedi.

Il ne nous est bien entendu pas possible d’aborder l’ensemble des questions suscitées par cette pratique. Nous nous bornerons ici à indiquer ce que nous faisons, dans le cadre que nous venons de préciser si succinctement, avec l’équipe dite " d’éveil ", c’est-à-dire lors de la première phase d’évolution du blessé (les phases 2 à 4 du Dr Richer, note 2), non sans indiquer les principales hypothèses qui nous guident.

Description

Quelques jours avant la réunion (dite " de sémiotique "), l’équipe d’éveil sélectionne de 1 à 3 blessés dont elle aimerait que nous parlions. Les motifs avancés pour ces choix tournent autour des thèmes suivants (liste non limitative) : " il n’avance plus ", " nous sommes désinvestis ", " on ne comprend pas ce qui se passe ", " nous sommes en conflit à son propos ", " nous sommes trop attachés à lui ", " on hésite à lui faire passer dans l’autre équipe (de rééducation) ", etc. Une fois choisis les blessés dont on doit parler, une vidéo est réalisée sur eux afin de mettre en lumière les faits et l’atmosphère de la vie quotidienne et, lorsque c’est possible, les points qui font l’objet des préoccupations de l’équipe.

La réunion elle-même a lieu le samedi matin.

Autour d’une grande table se retrouvent le blessé dont il va être question (et ceci quel que soit son état), tout ou partie de l’équipe d’éveil (cette réunion n’a aucun caractère d’obligation, et elle est prise sur le temps de repos de ceux qui y participent), le Dr Richer et moi-même, auxquels s’ajoutent des stagiaires de passages ou des visiteurs " informés ". Les salutations échangées, la vidéo est visionnée, puis, généralement, nous faisons le point sur l’histoire du patient, l’histoire clinique certes, mais aussi l’histoire individuelle, telle qu’elle nous est connue par les descriptions de la famille, de l’entourage ou par le dossier médical. Le recueil d’informations n’est pas systématique, nous nous laissons essentiellement porter par les zones d’ombres, les coïncidences, ou par l’insistance mise, par les proches ou l’équipe, sur tel ou tel élément qui paraît significatif. Les discussions durent entre 1 et 2 heures, en moyenne. Le blessé se retire à la fin de la discussion.

Quelques histoires

Nous présentons maintenant quelques situations vécues dans ce groupe afin de permettre au lecteur de saisir la diversité de ce que nous y rencontrons ainsi que celle de nos attitudes. Il doit être clair que ces histoires ne sont ni des exemples ni des preuves de l’excellence supposée de notre pratique ! Ce sont elles qui ont conduit nos élaboration au fil des années, nécessitant souvent l’invention de concepts nouveaux ou la reprise et la modification de concepts anciens. Elles font partie de ces réunions du samedi, où, parfois, nous serions bien en peine de dire s’il s’est réellement passé quelque chose. Si celles qui sont sélectionnées ici ont été des jalons visibles de notre élaboration collective, bien d’autres ont filé petit à petit le tissu même de notre travail clinique et théorique

Deux pôles sont ici fondamentaux :

1. La pratique de ce que nous pouvons appeler l’" association libre " de ceux qui sont autour de la table. Nous ne nous laissons guider par rien de particulier, la vidéo et l’histoire des blessés n’étant là que pour fournir des sortes de points de départ associatifs.

2. Ce sont les réactions du blessé avant et dans la séance qui nous portent dans nos associations. Il est évident — et nous en donnerons la portée théorique plus loin — que toute réaction nous indique qu’un certain point a été touché chez lui.

Histoire de L…

La petite L…, une enfant marocaine vivant en France, est accueillie dans ce service après un accident de la route, au cours duquel sa mère est décédée. Au jour de notre intervention, L… est là depuis plusieurs semaines, à l’état de coma vigile, ne réagissant aux différentes injonctions du personnel médical que par quelques grognements. Sur le plan physique ses actes sont très sommaires, dénués, semble-t-il, d’intentionnalité. Son corps répond passivement aux soins et exercices divers qui sont effectués (bain, mouvements des membres inférieurs et supérieurs, préhension, prise de nourriture, etc.). Après une matinée consacrée à des discussions théoriques avec l’équipe, il est décidé de discuter autour du matériel vidéo qui nous est projeté. Trois remarques s’imposent à nous :

1. Les grognements de L… sont modulés : il apparaît que, suivant les circonstances, L… est amenée à produire des cris différenciés.

2. Lors d’un exercice sur une table de travail, l’équipe présente auprès d’elle est amenée à rire d’une situation où L… semble réagir comme si elle cherchait à dissimuler qu’elle comprenait ce qu’on lui demandait de faire.

3. L… tenait serrée une barre. La kiné prenant sa main pour lui faire lâcher prise, L… réagit par un cri, provoquant chez la soignante un vif mouvement de recul. Se ressaisissant, celle-ci entoure de son bras les épaules de L…, s’empare de sa main : L… se laisse faire sans cri.

Les deux premières remarques sont commentées ainsi : la réaction par le rire paraît montrer qu’en fait on soupçonne chez elle une compréhension bien plus grande des rapports qu’elle a avec le monde que ce qu’elle laisse voir. Tout se passe comme si son attitude passive était, en quelque sorte, délibérée.

La troisième remarque nous engage à considérer qu’en fait L… provoque dans l’équipe une certaine crainte, manifestée par la vivacité de la réaction de la kiné. Certes, celle-ci réagit ensuite avec beaucoup de douceur, comprenant instinctivement la demande informulée de L…, mais cette réaction est seconde et tout se passe comme si elle venait en somme, dénier la première.

Ces deux interventions convergeaient vers l’idée suivante, informulée jusqu’alors : L… refuse de sortir de son état, cela nous irrite. L’accès à cette idée ayant été trouvé, l’effet n’a pas manqué : dans les jours qui suivirent, L… a commencé à manifester des actes volontaires, comme celui de tendre le bras. (3)

Histoire de D…

D… est depuis plusieurs mois dans la phase végétative de l’éveil de coma. Difficile pour l’équipe de s’occuper de ce qui ne paraît être qu’un corps. Nous regardons en sa présence une vidéo réalisée pour dérouler une journée ordinaire. Le lever. Le bain. La sortie du bain… Tout s’accomplit sans sa participation. Les yeux ouverts, le regard vide, D… absorbe passivement les gestes qu’on exécute pour lui. La caméra est maintenant dans la chambre. Son corps, lavé, essuyé, allongé sur son lit, lentement habillé par Mme H. ; les traits de D…, ceux d’un adolescent plutôt agréable à regarder ; ses cheveux, coiffés… Mais une mèche est encore rebelle. Mme H., d’un geste délicat, d’une caresse, redonne pureté à son front. Une ombre passe sur le visage du jeune homme. Saisie, Mme H. tente, en répétant son mouvement, de renouer ce contact furtif… Inutile, D… est à nouveau retourné dans son monde.

Durant plus d’une heure de temps, ce moment lumineux fut porté à l’incandescence dans notre groupe. Mme H. sut évoquer avec nous cette ombre portée du désir, cette invite quasi maternelle à l’abandon. Depuis, D… a repris la parole. (4)

Histoire de B…

B… rentre dans la pièce, allongé sur le lit poussé par une infirmière, son corps est raide, sa nuque tendue à l’extrême, ses yeux grands ouverts. Quand, au cours de cette réunion qui lui est consacrée, une parole, une question, viendra se poser sur ses yeux, il paraîtra la chasser d’un battement de paupière. Aura-t-il pour autant réagi à cette parole, répondu à cette question par un " oui " ? Qui le sait ? Mais tous le pensent, comme tous pensent en silence qu’il aurait quand même mieux fait de mourir, car des mois de calvaire dans un état comme végétatif font désespérer l’équipe de pouvoir jamais l’aider à sortir de sa torpeur. Je m’entends dire " Bien sûr, on se dit que tu aurais bien mieux fait de mourir ". L’équipe respire. Ainsi il n’était pas impossible de penser publiquement une telle chose ! Mais tous n’avaient pas ce même sentiment. Une jeune infirmière manifeste de l’espoir. Il lui semble qu’à un certain moment, B… n’était pas loin de franchir le cap. Voilà de quoi faire dresser l’oreille. L’équipe est une pellicule, et là, avec cette parole, un bout de vie s’y imprimait. B…, 9 ans, perd son père. Des quatre enfants de la famille, trois — dont lui — sont placés en institution. Sa mère, qui n’en pouvait mais, garde la dernière, une fille. B… a 18 ans, puis 23. L’alcool. Le mariage. Un enfant. La séparation et, trois semaines après, l’accident. Coma. Eveil. Un diagnostic (faux, à n’en pas douter) : état végétatif. Edwige Richer, consultée, émet un doute et, l’arrachant à son destin, l’emmène à Cénac.

Une parole surgit de moi : " Mon vieux B…, pourquoi n’est-ce pas toi que ta mère a gardé ? La mort de ton père aura été une catastrophe. " B… tourne la tête. Il pleure. Une vague nous submerge. (5)

Histoire de H…

Autour de la table, l’équipe soignante à laquelle participe H…, mutique. Cette dernière est depuis de nombreux mois dans un éveil de coma qui retentit de ses cris, rauques, orgastiques, à la limite du soutenable. Nous babillons autour d’elle. Elle est assise, prostrée, la tête posée sur la table, ne se relevant parfois que pour, peut-être, manifester un intérêt pour tel passage de notre conversation. Enigme : est-elle dans le coma à la suite de coups portés par son mari ? Ou bien à la suite d’un épanchement sanguin dans le cerveau, lié à son alcoolisme ? La police a tenu en prison son bonhomme pendant suffisamment de temps pour ruiner sa réputation auprès des voisins — qui, d’ailleurs, n’avaient jamais admis ce prolétaire dans leur cercle doré. Ah, on plaignait beaucoup H. ! une brave femme ! Quant à son rustre de mari !… A moins que ce soit lui qui soit à plaindre. Qui sait ? Il garde ses trois enfants. Une enquête sociale est en cours qui conclura peut-être qu’il faut décidément les lui enlever… L’équipe est divisée à ce sujet.

— " H… pensez-vous que votre mari ne doit pas garder les enfants ? Sont-ils en danger auprès de lui ? "

— " Ah, ça non ! ", répond-elle, relevant son buste et me regardant doit dans les yeux. (6)

Histoire de V…

V… a 18 ans. Il est raide sur sa chaise d’hémiplégique. Son regard est fixe. Son seul outil de communication est sa paupière gauche qu’accompagne un léger mouvement de la main gauche. Il est le troisième enfant d’une famille dont la mère gave des oies.

— " L’accident de V… a eu lieu alors qu’il se préparait à partir de chez lui, ayant trouvé un travail au Château des R… "

Une idée s’impose : V… était peut-être rejeté par sa mère. Et si sa seule position dans l’existence était liée au fait qu’il occupe réellement sa place auprès d’elle ? La quittant, il ne pouvait plus exister. Battant abondamment des paupières, la main gauche frétillante, V… laissait entendre que nous n’étions pas loin de son profond mystère. Pourtant, une certaine discordance, informulable, planait.

Quelques jours après, V… dicte à une infirmière une déclaration d’amour, en lui désignant les lettres de l’alphabet les unes après les autres. Opéré des tendons, les bras plâtrés, il va même jusqu’à articuler ses premiers mots depuis l’accident.

Quelques semaines après, l’équipe s’aperçut d’une erreur dans l’histoire de V… Ce n’était pas lui qui devait quitter sa famille dans les circonstances indiquées, mais un autre patient. On s’était trompé d’histoire. Mais… sa mère avait confié à un membre de l’équipe qu’étant enceinte de V…, elle avait voulu avorter, et cet avortement avait raté. Seule la mère, en effet, pouvait donner cette indication.

Elle n’en avait jamais parlé à V… L’équipe ne se sentait pas le droit de l’évoquer devant lui. C’était donc passé par cette " erreur " d’histoire, qui nous poussait à tirer des conclusions non dénuées de vérité puisque suivies d’effets. (7)

Hypothèses et Développements

L’essentiel des hypothèses de travail qui suivent repose sur des développements de la sémiotique de Charles S. Peirce(8), philosophe et logicien américain, fondateur du pragmatisme et de la sémiotique. Il est impossible ici de donner une vue d’ensemble de cette sémiotique : nous dirons seulement qu’elle envisage le signe sous le triple aspect catégoriel (le signe comme instance de la catégorie que Peirce nomme la " tiercéité "), logique (le signe-objet, les distinctions de classes de signes) et processuel (la sémiose ou signe en acte). La conception du signe comme instance de la tiercéité en fait le sujet d’une relation triadique authentique, irréductible à toute décomposition en dyade. Une telle triade aura comme premier sujet ce que Peirce nomme un representamen, comme deuxième sujet l’objet du representamen et comme troisième sujet l’interprétant (qui est en fait un representamen ultérieur du même objet). Un signe sera, à proprement parler, un representamen dont l’interprétant est mental. En somme le representamen représente l’objet pour l’interprétant. La sémiose, le processus de signification en quelque sorte, peut être modélisée, à partir de ces définitions, comme la succession des interprétants d’un même representamen.

Les développements des hypothèses que nous avons formées, nous ont été largement suggérés par la pratique psychanalytique. Celle-ci en effet, particulièrement depuis les travaux essentiels de Lacan sur la question du signifiant(9), implique une réflexion constante sur les rapports du sujet et de l’autre. Dans la mesure où le sujet est pris dans les rets du langage, au point où il dépend des signes pour se signifier, c’est donc toujours dans la mesure où il s’adresse à l’autre qu’il est sujet, mais il lui est aliéné. Cette conception de sujet-objet de la chaîne signifiante est adéquate à celle de la sémiose chez Peirce que nous venons d’exposer si brièvement. Pour l’essentiel, retenons la primauté du representamen (Peirce) ou du signifiant (Lacan) sur le sujet qui en dépend.

Pour rendre compte de la chaîne signifiante ou de la sémiose dans ses rapports au sujet-objet, nous avons défini une sorte de structure tripartite, où trois personnages, chacun sujet d’une fonction propre, développent leur destin mutuel : un scribe, un museur et un interprète. Nous allons décrire ces personnages et leur fonction.

Le scribe est chargé de la fonction d’inscription. Cette inscription des signes se fait sur quelque support, que nous avons nommé la " feuille d’assertion ". Inscrire c’est, certes, écrire quelque chose, mais c’est surtout asserter, s’engager au sens du pragmaticisme peircien, où la signification d’une proposition est l’ensemble des actes auxquels elle pourrait conduire. Dans notre travail, la position du scribe est essentiellement celle que nous avons lorsque nous parlons. Nous inscrivons des signes, — en fait des representamen dans la terminologie de Peirce, des signifiants dans celle de Lacan (10) —, mais, si l’on peut dire, des signes de quoi ?, ce qui pose la question du sujet-objet.

Nous avons depuis longtemps (11) nommé l’activité de pensée, d’élaboration, qui se passe dans un groupe ou chez un individu, le " musement ", d’un vieux mot français. C’est un terme employé par Peirce (12) pour envisager la situation où la pensée vogue, en quelque sorte, pour elle-même. Le musement est ce qui s’avère avoir été lorsque nous l’inscrivons, lorsque nous l’évoquons. " J’étais en train de penser à… ", telle est la formule du musement. Diverses raisons nous poussent à considérer que la reconstitution opérée à ce moment-là est tout sauf complète, nous ne saisissons que des bribes, des chaînes d’un processus beaucoup plus complexe, polyphonique. Le Museur sera ce deuxième personnage en tant qu’il est le lieu même du musement pris dans sa totalité. Le scribe inscrit le musement supposé (supposé car nous n’y avons accès que lorsqu’il s’inscrit, de telle façon que l’inscription est bien première, le musement qu’elle inscrit n’est qu’inféré).

C’est un troisième personnage, celui-là même que nous avons nommé l’Interprète, qui sera chargé d’indiquer, à partir des signes du scribe, quel était le contenu du musement. C’est le lieu même de l’inférence. (13)

Bien entendu ces trois personnages ne sont pas véritablement tels, ils sont des lieux de fonctions, de telle façon qu’un individu peut instancier quasi-simultanément les trois. Par ailleurs envisagés sous l’angle de la topique freudienne Conscient-Préconscient-Inconscient, nos trois personnages sont dans le système Conscient-Préconscient.

Dans notre travail, nous avons ainsi découpé les fonctions :

— nous musons tous ensemble autour des questions ouvertes par l’équipe à propos du blessé, un tissu continu de pensées (ou, mieux, de penser) au sein de notre petit groupe,

— chacun de nous, dans la mesure où il prend la parole publiquement, fait alors office de scribe et inscrit ainsi ce musement continu,

— enfin le blessé est le seul interprète de ce qui se passe puisque, en somme, c’est lui, qui par la manifestation de signes, nous indique si nous sommes sur le bon chemin.

Bien entendu il s’agit d’un découpage forcé puisqu’en somme il n’y a aucune raison pour qu’il en soit ainsi. C’est un repérage structural que nous faisons, destiné à nous permettre de saisir les effets d’interprétation.

L’histoire de D… peut être une bonne illustration de cette structure. Le flot d’idées engagé dans l’équipe à partir de l’ombre sur le visage (museur), trouve son inscription dans la discussion qui s’engage (scribe) et c’est D… lui-même (interprète) qui assure l’interprétation de ce qui s’est réellement passé en manifestant une transformation de sa manière d’être.

Que le museur ne soit pas interprète, nous en voyons l’illustration dans l’histoire de V… En effet il y a eu, lors de la réunion, erreur d’histoire. Ceci nous montre clairement que nous n’étions pas en train d’interpréter l’histoire de V…, mais bien de nous laisser porter par la tonalité générale de sa présence, et de la séance. S’il s’était agi d’une interprétation, elle aurait été inéluctablement fausse. Or, si une interprétation est la mesure des effets du discours (effets immédiats et à plus long termes, c’est-à-dire, d’une certaine façon, effets possibles), V… a bel et bien interprété ce qui dans notre propre discours touchait à ce qui lui était essentiel.

L’histoire de B… montre la place particulière du scribe. Certes l’équipe, depuis longtemps, laissait dans la sous-jacence des idées, qu’en somme B… aurait mieux fait de mourir plutôt que d’en être là où il était réduit. C’est la fonction de scribe, telle qu’elle s’est manifestée dans cette parole " que n’es-tu mort ! ", qui a transformé radicalement la situation. Il en est de même dans le cas de L… Nous voyons là qu’asserter, inscrire, " scriber " (excusez le néologisme) ce que le musement porte sans le savoir (souhait de mort pour B…, peur de L… dans l’autre cas) est souvent une condition de la transformation espérée. Mais dans toutes ces situations, c’est bien le blessé à qui est donné le rôle de conclure, d’interpréter, par la production de nouveaux signes. Dans le cas de H…, c’est le fait de l’avoir simplement placée dans la position d’interprète qui s’est avéré efficient, en lui posant directement une question à laquelle elle seule pouvait répondre autour de cette table.

Nous estimons en effet que l’activité d’interprète, qui suppose les deux autres fonctions remplies, est l’activité la plus haute à laquelle l’homme peut accéder. Le soin d’une personne en éveil de coma, " pauci-relationnelle " comme on le dit si maladroitement, implique qu’avant toute chose nous nous posions comme but de lui permettre l’accès à la fonction d’interprète.

Nous avons depuis longtemps (14) analysé la fonction de ce " oui " que l’équipe recherche sur le corps du blessé comme manifestation d’une certaine intentionnalité de sa part. Il est vrai qu’à un moment donné l’équipe toute entière en vient à l’idée que, par exemple, tel mouvement de paupière signifie " oui ". S’il s’agissait d’une interprétation, elle serait quelque peu délirante. Mais ce n’en est pas une : c’est une inscription. L’équipe fait porter le " oui " par ce mouvement de paupière. Dès lors, chaque fois que la paupière battra en réponse à une question, le blessé sera engagé dans sa vie comme ayant dit oui. C’est donc bien un " oui " interprétant qui est posé dès ce moment-là. On voit à ce propos ce que le découpage scribe/interprète peut avoir à la fois d’artificiel, — puisqu’après tout lorsque l’équipe décrypte comme " oui " le battement de paupière, on pourrait à bon droit considérer qu’elle produit un interprétant —, et de riche, — car le battement de paupière n’est inscrit que lorsqu’il a donné lieu à l’hypothèse " il dit oui " et ce n’est qu’à partir de là que le travail sémiosique se produit.

Conclusion

Nous n’avons pu ici que survoler un travail complexe. L’articulation de la réunion de l’équipe d’éveil avec celles des autres équipes et du personnel, l’existence d’un journal animé par les blessés (essentiellement ceux de réadaptation), tout ceci ne peut être décrit de manière globale. Toutefois, à l’occasion de telle ou telle situation, nous sommes amenés à percevoir directement la dimension institutionnelle du soin (15).

Sur le plan théorique le modèle " scribe, museur, interprète " a connu des développements dont nous vous avons fait grâce dans ce survol.(16) Par ailleurs nous avons mis de côté certains aspects de la théorie psychanalytique, particulièrement tout ce qui tourne autour du " stade du miroir " de Lacan, qui nous a permis dans un premier temps de faire la distinction dans les rapports du blessé et de l’équipe entre la vie quotidienne et nos séances spécifiques. On pourrait à juste titre s’étonner de ne pas trouver ici la notion d’Inconscient.

Disons qu’il se présente dans un certain rapport entre la continuité du musement et la discontinuité de l’inscription (du scribe ou de l’interprète). (17) Enfin nous n’avons pas abordé les hypothèses institutionnelles, inspirées pour l’essentiel par le courant dit de " psychothérapie institutionnelle " dont une des figures marquantes aujourd’hui est Jean Oury. (18)

**

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Malgré ces immenses lacunes, nous espérons avoir fait sentir au lecteur que c’est dans l’humble position du scribe que nous pouvons laisser au patient la possibilité d’assumer le plus largement qu’il lui est donné de le faire sa position proprement humaine, à savoir celle d’interprète. Il n’est que de passer quelques heures dans un établissement s’occupant de tels blessés pour savoir qu’il s’agit là d’une décision théorique plus que d’une démarche empirique proposée par les faits (si cela existe !). C’est la raison pour laquelle il a été, et il nous est toujours, indispensable d’en passer par le ciselage des concepts, fût-ce sous la forme d’un bricolage : mais n’en est-il pas toujours ainsi ?

 

Michel Balat

Les Cahiers du CTNERHI, " Handicap et Inadaptation ", janvier 1998

(1) Par exemple " Problématique spécifique de la phase d’éveil de coma traumatique ", Réadaptation, 1995, 147, 16-20.

(2) Voici les différentes phases repérées par Edwige Richer (cf. par exemple " Réadaptation après traumatisme crânien grave " in J. Réadaptation Méd., 1995, N°4, 170-8.)

1- La phase de coma, qui va de l’état de non-éveil non-réponse à l’ouverture des yeux. Le risque de mortalité est alors élevé (40%) et le décès intervient dans les huit premiers jours.

2— La phase végétative, qui va de l’ouverture des yeux à l’exécution d’un ordre simple. Le risque de passage à l’état végétatif permanent est de 4 %.

3— La phase de manifestation de conscience réactive, qui va de l’exécution d’un ordre simple à la conscience du monde extérieur.

4— La phase des premiers échanges relationnels, qui va de la conscience du monde extérieur à la conscience de soi qui est repérable par la fin de l’amnésie post-traumatique.

Certains patients n’atteindront ni la conscience du monde extérieur (pauci-relationnels) ni la conscience de soi. On peut les regrouper dans les handicaps sévères (13 %)

5— La phase de récupération des incapacités : le patient qui a pris conscience de son état va faire avec les rééducateurs le bilan de ses déficits et de ses capacités restantes et adhérer à un programme de rééducation qui lui permettra de réduire ses incapacités au niveau le meilleur que lui permettront ses lésions.

Il lui faut alors prendre la mesure de ses handicaps et c’est le début de la phase suivante :

6— La phase de restauration d’une identité. Il va devoir accepter ses handicaps et apprendre à les surmonter (étape de réadaptation). "

(3) Cette histoire et les suivantes, ont déjà été racontées dans des ouvrages ou des revues. Nous les avons aménagées ici. Les différences de style des récits tiennent certes à la tonalité des articles au sein desquels ils se trouvaient, mais surtout à l’atmosphère propre des réunions dont il est rendu compte. Celle-ci se trouve dans la revue Chimères, N°12, été 1991, " Sémiotique, Transfert et Coma ", Michel Balat.

(4) Idem.

(5) Idem.

(6) " Le transfert… opéra en un acte ", Michel Balat, in Institutions, N°9, Juin 1991.

(7) Idem.

(8) On pourra lire de cet auteur Ecrits sur le signe, publié au Seuil. En ce qui concerne les ébauches de théorisation concernant sémiotique et éveil de coma, on pourra se référer, p. ex., à " L’homme blessé et la psyché ", Michel Balat, in Agressologie 1993, 34, 3:136-140.

(9) Cf. Ecrits, Jacques Lacan, Seuil.

(10) Il y aurait un débat théorique important pour ceux qu’intéressent les développements conjoints de la sémiotique et de la psychanalyse, sur les rapports de ces deux concepts de representamen et de signifiant. Nous y avons consacré une partie de notre thèse (La triade en psychanalyse : Peirce et Freud après Lacan, 1986). Mais il ne faut pas s’attendre à un recouvrement complet des significations de ces deux termes, tout au plus des racines communes.

(11) Cf. p. ex. " Sémiotique, Transfert et Coma " (op. cit.), et du même auteur, " Le musement de Peirce à Lacan ", in Revue Internationale de Philosophie, Vol. 46, N° 180, 01/92, " Sur la division du sujet " in S-Revue Européenne de Sémiotique, Vol. 6 (3, 4), 1994, ou encore " Le scribe, le museur et l’interprète " in Actes du colloque Psypropos " du cri à l’écrit ", 10/94.

(12) Cf. Lire Peirce aujourd’hui de Gérard Deledalle, de Boeck ed., où se trouve la traduction de l’article de Peirce consacré au Musement.

(13) Nous renvoyons le lecteur intéressé par ces développements directement issus de Peirce à notre article " Sur la division du sujet ", op. cit.

(14) Cf. " L’homme blessé et la psyché ", op. cit.

(15) Dans " Le Manticien et l’Interprète " in Actes de Psypropos, nov. 96, " L’Interprétation ", nous évoquons une situation où le travail fait auprès de l’ensemble du personnel a été la condition de celui fait avec l’équipe d’éveil.

(16) On pourra lire, par exemple, Autisme et Eveil de coma : Signes et Institution, Théétète éd., Janvier 1998.

(17) Cette difficile question a été traitée dans un article écrit depuis 3 ans, mais que les aléa de la publication retardent constamment. Il doit paraître dans un prochain numéro de Cruzeiro Semiotico dont j’ai eu la charge, consacré à Logique et Psychanalyse.

(18) Nous ne pouvons là encore que renvoyer le lecteur à des publications antérieures. On pourra trouver dans le dictionnaire de psychanalyse L’apport freudien publié sous la direction de Pierre Kaufmann, Bordas, un exposé des principes, rédigé par Jean Oury, à l’entrée " Psychanalyse & Psychiatrie et Psychothérapie institutionnelles ", pp. 572-81.


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