" Vous mangez avec moi ? "
Le silence. Ce qui clochait dans ce self, c’était le silence. Pas une conversation. A peine entendait-on le bruit des fourchettes raclant les assiettes. Comme un repas ramené à son unique vocation alimentaire. Du remplissage. Ça rentre par une extrémité et ça finira bien par ressortir par l’autre. Des entrées et des sorties. Comme un Centre Hospitalier moderne. Et si c’était çà le soin en psychiatrie aujourd’hui : des entrées et des sorties ? Une grande bouche et un gros cul ! Entre les deux, du rien ou du pas grand chose.
Un contexte miné
Ca se passerait au CH Paul Riquet, Yves André ou Jean-Jacques Tartempion à Issoire, Marvejols ou Pompiétain. Peu importe, ça pourrait être n’importe où. Ce serait dans un hôpital village. Le directeur de l’établissement mobilisé par l’accréditation aurait décidé d’aménager un self conforme aux supposées normes établies par l’ANAES. Il aurait bien fait les choses : formation de l’équipe de cuisine à la liaison froide, des ASH aux normes d’hygiène, information des soignants. Il aurait créé un pool d’ASH pris sur la dotation des unités. Evidemment les soignants auraient râlé. Une salle de repas propre, aseptique mais des unités sales par manque de personnel d’entretien. On ne saurait tout avoir. De toute façon, dans ce centre hospitalier, les ASH ne travaillent pas le week-end. Tant qu’à y être hospitalisé, autant l’être le mardi, c’est plus sympathique, plus propre. Débrouillez-vous tout de même pour sortir le vendredi.
Convivialité
Le nouveau self aurait une capacité d’accueil de 42 couverts. Dans un louable souci de mélange, tous y mangeraient : personnels administratifs, patients, soignants, ouvriers. Embrassons-nous Folleville et vive la convivialité ! Sauf que. Dans la précédente salle de restaurant nommé " L’aquarium " en raison des peintures marines qui le décorent, équipée à l’ancienne, personnels administratifs et techniques cohabitaient déjà le temps du repas avec les patients. A midi précise, les uns et les autres quittaient leur bureau, leur atelier pour s’installer à table. Tout aurait été pour le mieux s’il n’y avait eu ces patients psychotiques chroniques et leur façon de se mal tenir à table. Qui accepterait sereinement de manger en face de Bébert ou de Gégène sans être payé pour le faire ? Ils pètent, ils rotent, la nourriture dégouline le long de leur menton, ils s’essuient la bouche avec le revers de leur manche, certains parlent seul. Le temps du repas est un temps de repos même s’il est pris sur le temps de travail. C’est fait pour décompresser, pour parler entre collègues. Alors, les patients. Petit à petit, avec un peu de pression par ci, des remises en place bien senties par là, s’est installé un mode de fonctionnement qui eut pour effet d’évincer les patients du restaurant. Comme les psychotiques " baffrent " vite, ils furent progressivement contraints de se mettre à table à 11 h 45 puis 11 h 30. Ainsi, tous étaient contents. La majorité des soignants et des soignés mangeaient dans leur unité, seuls ceux de l’unité de dynamisation fréquentaient un self déserté par la majorité des soignants et des patients.
Le nouveau self
Quarante deux places semblaient bien suffisantes pour accueillir tout le monde. Les unités furent équipés de fours performants et hors de prix pour réchauffer les barquettes plastiques. On institua un service à table. Les soignants durent vérifier la température de tous les plats qui sortaient du four. Ils eurent en fait beaucoup plus de travail et durent s’occuper de taches peut-être moins valorisantes pour eux. La formation des ASH coïncida avec la mise en place de la liaison froide, les soignants qui préparaient les repas, faisaient la vaisselle et devaient en plus assurer le ménage le week-end virent tout le parti qu’ils pouvaient tirer de ce self ouvert à tous. Par ailleurs, les médecins arrivant régulièrement à midi pour les entretiens, les patients étaient souvent contraints d’interrompre leur repas et de manger froid.
Plus il y aurait de patients à manger au nouveau self, moins il y aurait de tables à mettre dans les unités, moins il y aurait d’entretiens à accompagner. Les soignants pourraient même prendre le temps de " chouchouter " les entrants, les patients déments, les régressés qui continueraient à manger dans le pavillon. Tous y gagneraient. En terme de charge de travail, c’était inattaquable.
Le self nouveau conçu pour accueillir 80 personnes sans problème (en deux services) dut faire face à l’arrivée de 120 convives. L’équipe de direction sortit sa calculette. Ouvert de 12 h à 13 h 30, le restaurant pourrait facilement contenir tout le monde pour peu que l’on fasse l’équivalent de trois services d’une demi-heure. Sauf que. Les psychotiques " dynamisés " de l’ancien restaurant avaient intégré que l’heure du repas, c’était 11 h 30 et attendent l’ouverture dès 11 heures. Les administratifs considèrent que manger à midi est un droit. La cohabitation impossible revenait à l’ordre du jour. Si l’ancienne salle de restaurant permettait de faire des tables de soignants, le nouveau organisé autour de tables de quatre oblige la " convivialité ". Les patients des autres unités estiment également que manger à midi est un droit, d’autant plus que l’afflux de mangeurs à cette heure est tel qu’ils ont moins de choix quant aux plats. L’équipe d’après-midi arrivant à 13 h 30, il est de fait impossible aux soignants d’accompagner les patients au self de 13 heures à 13 h 30. L’enfer est souvent pavé de bonnes intentions.
Le self est un analyseur institutionnel. C’est un terrain miné, une zone de front où le combat contre la folie se mène au quotidien. Qu’un patient fasse une fausse route, que les soignants présents pratiquent une manœuvre de Hemmlich que le généraliste appelé exécute les gestes d’urgence et aussitôt, dehors, des petits groupes se forment et discutent. Le mot " scandale " est celui qui revient le plus souvent.
A qui appartient l’institution ? Aux soignants, aux patients, à ceux qui l’administrent, qui la gèrent, à ceux qui permettent à l’intendance de suivre et de fonctionner, à ceux qui l’entretiennent ?
Des repas asilaires
Heureusement le soir le self est moins investi. Il est ouvert de 18 h 30 à 19 h 30. N’y mangent que les patients et de rares soignants obsédés par l’idée de repas thérapeutiques. Je fais partie de ceux-là. Il faudrait évidemment expliquer ce que j’entends par là.
A l’hôpital psychiatrique, c’est bien connu, tout est thérapeutique : les séjours, les appartements, le tarot du samedi soir, la partie de pétanque rituelle, les mises en chambre d’isolement et donc les repas. Il suffit qu’un acte soit accompli par un soignant pour être thérapeutique. C’est dans le cahier des charges. Thérapeutique vous dis-je. Thérapeutique de quoi ? Thérapeutique comment ? Thérapeutique pourquoi ?
Le contraire de thérapeutique, c’est chronique, asilaire, iatrogène, nosocomial. Il est des médecins chefs que cette seule idée fait défaillir. J’en connais qui pourraient soliloquer sur ce sujet pendant des heures. Ils ont des convictions et il est de la toute première importance que les soignants les entendent et s’en pénètrent. A propos, Dr. Tralala, êtes-vous entré dans le self ? Avez-vous vu la file de patients qui attendent ? Les avez-vous vu prendre leur plateau repas, laisser de côté les salades, les légumes verts, et se ruer sur les quiches, les pizzas (ceux qui peuvent les mâcher), préférer systématiquement les pâtes, les purées, les frites, les pommes de terre, le riz aux légumes verts. Avez-vous vu ces plateaux surchargés de fruits, de yaourts qu’ils emporteront comme autant d’en cas dans leur chambre ? Au hit-parade des mets, le sucré remporte tous les suffrages. Après tout la diététique, hein, c’est bon pour les somaticiens. Avez-vous entendu ce silence ? Ils sont assis les uns à côté des autres, taciturnes, concentrés sur leur assiette dont ils avalent le contenu à grands coups de cuillères rapides. A peine le temps de mâcher que déjà, c’est englouti. Ils font le plein. Dix minutes montre en main. Ils regagnent ensuite leur unité presque en courant. Tous ne se ruent pas sur l’alimentation. Il en est qui parlent, échangent, se provoquent, se battent même parfois. Ceux-là sont les névrosés, les états-limites. Ils se retrouvent dehors à fumer tranquillement. C’est le haut du panier de la psychiatrie. Les soignants ne les aiment pas. On les étiquette facilement de psychopathes. N’empêche, ils sont vivants.
Ces repas là ne sont certainement pas thérapeutiques. La nourriture est bonne, parfois même excellente, je vous recommande le thon à la provençale et le navarin d’agneau aux petits légumes. Il y manque malgré tout la vie, les échanges sociaux indispensables. C’est propre, c’est clean, c’est hygiénique. N’empêche que c’est mort. Les cuisiniers, les ASH font ce qu’ils peuvent. J’ai rarement vu des professionnels aussi disponibles. Ils plaisantent, prennent à cœur leur travail, s’essaient à offrir des prestations de qualité. Mais l’ambiance ? Ils ne peuvent tout porter seuls. Il faudrait que des soignants mangent au self, qu’ils puissent prendre leur temps, que le repas soit un temps de partage. Mais ça c’est impossible. Il faudrait des effectifs infirmiers plus important au moment du repas. Il faudrait surtout de l’envie.
Le " repas thérapeutique " est le seul soin que les soignants paient pour effectuer. L’administration considère le repas thérapeutique comme un avantage en nature, les soignants doivent donc le déclarer aux impôts. Comme si l’on assimilait les séjours thérapeutiques à des vacances, et que la durée du séjour soit déduite des congés annuels. Il est vrai que les abus ont été nombreux. Combien de soignants ont bénéficié de repas gratuits pris entre eux, sur une table à l’écart des patients ? Combien ont fini par intégrer cette gratuité des repas au point d’y voir un avantage acquis ? Qu’il faille cadrer, évaluer, contrôler implique-t-il cette aberration qui produit de la chronicité ?
L’essentiel est de réaliser des économies. Sauf que. Au CMP, les infirmiers accompagnent Vincent, François, Paul et les autres faire leurs courses, les aident à préparer leur repas, les escortent à la banque. Pris dans ce système les patients psychotiques deviennent de plus en plus dépendants et établissent avec les équipes soignantes la même relation qu’avec leur mère.
" Une démarche épique "
Aimé Paul, Paul Aimé
" Aimé, vous ne faites plus rien, vous vous laissez aller. Il faut réagir, voyons ! Sais-tu Paul qu’Aimé travaille à la " Jouvence " depuis près de vingt ans ? Il y a fait la plupart des ateliers : la manutention, la menuiserie, la peinture. C’est là que l’on s’est connu, n’est-ce pas Aimé ? "
C’est ainsi que Christian me présente à Aimé. J’aime bien la relation que nous avons tout deux. Elle est faite d’estime réciproque. J’apprécie sa fougue, son enthousiasme pour le travail manuel. Christian est convaincu que les patients sont remplis de ressources et que le rôle du soignant est de leur permettre de les exprimer. Ainsi a-t-il animé un atelier menuiserie pendant près de dix ans et continue-t-il à y accompagner les patients hospitalisés dans notre unité d’entrée un jour par semaine. Il a absolument tenu à me le faire visiter et à me faire partager son enthousiasme. Rien de chronique dans sa façon de faire vivre le lieu. C’est du labeur, du vrai. Chaque patient est responsable du meuble à restaurer ou à fabriquer qui lui est confié. Les menuisiers font payer leurs services et vont installer la table, l’escalier, la porte, l’objet façonné sur place, au domicile du client. C’est encore une occasion de dynamiser le groupe. Christian respecte l’écriture et ceux qui écrivent, aussi de temps en temps, il me présente des patients à propos desquels il aimerait bien que nous travaillons ensemble chacun autour des médiations qu’il utilise.
Aussi quand Christian me présente Aimé, c’est du sérieux. Il faut que je me retrousse les manches. A priori, rien ne m’attire, ni ne me parle chez Aimé Soustelle. Je n’ai avec lui qu’une relation de civilité réduite à sa plus simple expression vu son état de régression. Je me contente de mettre en marche le transistor sur lequel il écoute du rock’n roll et de lui donner son traitement. Cela fait dix jours qu’il est hospitalisé. Jusqu’ici il mange dans l’unité avec M. Duchemin et Mme Athos, deux patients déments. Il se laisse de plus en plus aller, il faut pratiquement lui donner à manger à la petite cuillère car il ne mange plus que des desserts. En ce qui concerne sa toilette, il est de moins en moins autonome. Il ne se lave plus seul, ne se brosse plus les dents et commence à s’habiller de bric et de broc.
Pris dans la tempête
La visite de ses parents sert de prétexte à un entretien de recueil de données. Qu’avons-nous fait là ? Nous avons beau être deux, Christian et moi, nous sommes cernés. Nous nous retrouvons pris avec Aimé dans un maelström. La tempête fait rage autour de nous. C’est une plainte, une longue plainte intarissable qui s’abat nous en rafales et qui revient encore et toujours. La lutte symétrique dans toute sa splendeur, dans toute son horreur. L’autre n’y a pas de place. Aimé réduit au statut d’objet de consommation se tasse de plus en plus dans son fauteuil. Il va finir en flaque. Nous avons beau essayer de renforcer sa position, rien n’y fait. Aimé n’a pas la parole. Chaque fois que nous lui posons une question, c’est sa mère qui répond à sa place, ou son père. Et nous recommençons. " Qu’en pensez-vous Aimé ? ". Mais Aimé comme nous est balayé.
" C’est de la faute du Dr. Tralala " dit la mère. Elle avait un fils travailleur handicapé bien intégré à " La Jouvence ", le Dr Tralala a voulu changer le traitement et voilà, son fils ne fonctionne plus. Elle veut le récupérer dans l’état où il était avant.
" Les soignants ne disent rien aux parents " dit le père. C’est un ancien militaire qui a laissé filer sa carrière pour son fils. Sa femme et lui ont préféré être à proximité d’Aimé pour pouvoir être présents à ses côtés. Heureusement d’ailleurs, parce que les institutions pour handicapés de Lorraine leur en ont fait voir de toutes les couleurs. Leur fils cadet, marié, installé à Strasbourg en a peut-être un peu souffert, mais grâce à Dieu, il va bien. C’est vrai qu’Aimé a eu un petit geste d’énervement au restaurant du CAT. Il a frappé un de ses collègues. Les éducateurs en ont fait tout un foin et ont raconté n’importe quoi au Dr. Tralala. Le père a lu le dossier de son fils à " La Jouvence " dont il est administrateur. Vous auriez lu les mensonges qu’ils ont écrits. Mais ils ne l’emporteront pas au paradis. Il a déjà fait renvoyer un éducateur. Ca ne se passera pas comme ça.
L’un et l’autre s’interrompent, prennent les soignants à témoin, se coupent la parole, n’écoutent pas la réponse. C’est une mécanique bien huilée qui doit sévir depuis quarante ans, l’âge de leur fils.
Aimé commence à m’intéresser. Ses parents aussi. Leur souffrance aux uns comme aux autres est terrible. Tous sont pris dans un système qui s’auto-entretient. Recueillir les données ne suffit pas. Il faut essayer de nouer une alliance avec ces parents terribles. Nous leur demandons leur aide. Nous avons besoin d’eux pour pouvoir aider Aimé. C’est eux les parents qui savent. Comment nous soignants pourrions aider leur fils alors que tant d’institutions ont failli ? Nous nous quittons sur cet acquis.
Christian est hilare.
Je relis les observations de mes collègues que je perçois à présent différemment. Tous relatent l’omniprésence des parents, les critiques constantes de la mère : Aimé n’a pas été rasé, son dentier n’a pas été lavé, il a un slip sale, un jeans a disparu. Son père a été obligé de le doucher parce que les soignants ne l’avaient pas nettoyé.
Aimé n’a plus d’espace psychique propre. Il apparaît victime d’une intrusion constante de ses parents dans son intimité, dans son dedans. Il réagit par une régression de plus en plus profonde, mais plus il régresse plus les parents interviennent et donc plus il régresse. Plus il régresse, plus les parents peuvent se plaindre du médecin qui a changé le traitement, de l’équipe qui ne sait pas comment prendre soin d’Aimé et plus ils exigent qu’on leur rende leur fils d’avant. Plus Aimé régresse, plus les parents se plaignent, plus les soignants font de choses pour Aimé, moins il est autonome, plus, etc. Le cercle vicieux dans toute son horreur. Il est en tout cas évident que nous ne pourrons avancer qu’en travaillant avec sa famille. Premier entretien. Nous avons établi un semblant de communication. Des points ont même été acquis.
Je vais vomir
Si Aimé mange dans la salle de régression de l’unité, c’est qu’il est terrorisé par l’idée d’aller manger au self. Il est d’ailleurs revenu sur cette peur au cours de l’entretien familial, c’est même une des rares paroles qu’il ait prononcée. Nous nous sommes interrogés avec ses parents sur cette peur en nous demandant quelle pouvait en être l’origine. Le lien a finalement été fait avec la bagarre dans le restaurant du CAT. Pour en vérifier la pertinence, il fallait pouvoir emmener Aimé au restaurant.
Le lendemain midi, j’ai donc proposé à Aimé de me conduire au self. C’était la première fois que j’y allais et j’étais donc intimidé. Je me suis caché derrière lui, et lui ai demandé de m’expliquer ce qu’il voyait, que je puisse me rendre compte si c’était dangereux ou non. Nous avons ainsi exploré l’environnement. Nous nous sommes méfiés des marches toujours dangereuses pour Aimé qui boitille légèrement. Cahin caha, nous sommes arrivés dans la file d’attente et avons fait sagement la queue en commentant ce qui nous entourait. Après, il fallut choisir ce que nous allions manger. Démarche épique. Il faut faire un choix. Comment faire ce choix ? Et si c’était empoisonné ? Non. Aimé ne craint pas l’empoisonnement.
" C’est quoi ça ?
Au fait comment ça se conduit un plateau repas ? On roule à gauche ou à droite ? On a fait plateau tamponnant. Derrière la file s’allongeait. Les cohabitants obligés commençaient à râler. Le cuisinier a été d’une patience d’ange. Beaucoup auraient mis le premier plat venu dans le plateau d’Aimé qui a finalement choisi une part de quiche, une saucisse de Strasbourg et une mousse au chocolat. Pour quelqu’un qui a peur de vomir, c’est pas mal. Bon d’accord, sur un plan diététique, c’est discutable. Mais après tout, je ne suis pas sa mère. Aimé a choisi, ça a pris du temps, mais c’était son choix.
" Vous mangez avec moi ? "
Ah ! C’est lui qui me le demande. Quelque chose est en train de prendre. Je ne suis plus tout seul à porter la relation. Je remonte mon col, resserre une cravate imaginaire et me dit flatté de l’invitation. Aimé semble à la fois inquiet, triste et plié en quatre. Je sais, c’est pas facile. Mais derrière ses lunettes, derrière son rire, je perçois des larmes.
Nous nous installons l’un en face de l’autre. Il a toujours peur de vomir. Je ne crois pas à ses vomissements. Je mets l’un des pots d’eau à côté de lui et lui dit ben que s’il doit vomir, il n’a qu’à le faire dans le pot.
Aimé rit toujours. Entre test et larmes. Je ne m’affole pas. J’aviserais. Il a l’air surpris tout de même de ma réaction.
Première bouchée de saucisse. Il ne réagit pas. Il prend son temps. Le morceau de saucisse tourne dans sa bouche. Je pourrais presque le voir penser à ce moment là. Il me regarde le regardant. On se regarde. Il le crache dans le pot d’eau en toussotant. Je continue à manger.
" Je vomis.
- Ben oui, vous vomissez. "
Il reprend une autre bouchée qui termine de la même façon. Alors là, si j’avais été maître de mon environnement, j’aurais pris mes pâtes et j’aurais fait la même chose.
Notre entrée remarquée, les rires d’Aimé, notre long échange sur les vomissements. Nous sommes au centre des regards. Les administratifs mangent au self. Je sens que si je fais ce à quoi je pense la moitié de la salle se sauve et je déclenche un scandale. Je continue à manger. Lui continue à recracher dans le pot tout ce qu’il met à sa bouche.
Donc, je renonce. Mais je trouve que c’est dommage.
Nous sommes partis sur un tempo relationnel très ludique. C’est de la dentelle, de la broderie. Que je cesse de jouer, que je cesse de croire au jeu instauré et nous tombons dans l’infantilisation. Aimé m’apparaît comme régressé, il est donc inutile d’en rajouter. Nous sommes là dans un espace transitionnel, dans un entre deux. Aimé ne vomit pas, il fait semblant. Il joue lui aussi. Le jeu continue. Il ne peut pas empêcher le discours de ses parents de faire irruption dans son dedans. Il ne peut pas empêcher sa mère de diriger sa vie. Au moins peut-il contrôler ce qui entre en lui. Aimé rejette ce qui est mauvais en lui, ce qu’il crache ce sont des bouchées de saucisse de Strasbourg, ville où habitent son frère, sa femme et leur fils de dix ans. Et puis la saucisse, n’est-ce pas le nom que donnent les enfants au pénis. Aimé a-t-il la possibilité d’en avoir un ? Dans quelle mesure n’est il pas lui-même le phallus de sa mère ?
Je coupe ma viande, je porte les aliments à ma bouche, les mâche, les avale mais en même temps je suis présent à la relation, à Aimé. Mon esprit vagabonde. Ma pensée est en travail. J’échafaude des hypothèses, en écarte d’autres.
Le bon ou le mauvais sein ?
Quelle que soit la pertinence de mes interprétations, il faut que j’accepte ce qui sort de lui, ce qu’il porte en bouche, mâchouille et recrache, que je le retraite, que je me l’assimile, que je lui montre que ce qu’il rejette ne me dégoûte pas, et que je le transforme en quelque chose d’acceptable par lui. D’une certaine façon, c’est aussi Aimé que je mange, que je mastique. Tout cela constitue l’ambiance du repas, ce qui l’épice. Et ce que Aimé mange ou plutôt crache dans le pot d’eau, c’est moi, la relation qui s’établit entre nous.
Je réfléchis.
Je sais que ses troubles du comportement reposent sur une lassitude de l’équipe d’éducateurs, sur sa propre lassitude de la structure dans laquelle il vit depuis près de vingt ans, sur les coups qu’il s’est pris au self de son lieu de vie. Je sais aussi grâce à l’entretien familial que sa mère a eu une tumeur au sein, qu’elle a été hospitalisée pour cela, que rien ne lui a vraiment été dit à ce sujet, qu’il leur a exprimé son inquiétude lors de l’entretien familial, que sa mère craignait de mourir et qu’il soit seul. Nous ne savons pas si cette tumeur était maligne ou non. J’ai associé depuis longtemps " vomissements " rêvés et chimiothérapie anticancéreuse. Mais je ne sais absolument pas si sa mère a eu ou non une chimiothérapie. Je sais que les parents viennent de perdre un ami proche, sont allés à son enterrement. Aimé n’en a rien su. Pour le préserver. Parce que l’on ne dit pas tout à un enfant. Il y a de la mort dans cette histoire.
" Je vais vomir encore !
- Non Aimé, vous ne vomirez pas. Ce n’est pas possible.
- ? ? ?
- Non non, vous ne pouvez pas vomir, c’est impossible.
- Pourquoi ?
- Parce que vous n’avez pas de seins.
- Comment ?
- Parce que vous n’avez pas de seins. "
Et je joins le geste à la parole. Aimé s’arrête. Je ne dis plus rien. Je laisse venir. Quelques instants passent.
" Vous pouvez m’ouvrir ma mousse. "
J’ouvre sa mousse.
" Merci Paul ".
C’est la première fois qu’il m’appelle par mon prénom. Je ne crois pas qu’il y ait un autre infirmier dans l’unité dont il ait retenu le prénom.
Il mange sa mousse et ne recrache plus rien.
Nous rentrons ensemble au pavillon. Il joue à être perdu. Je joue avec lui. Toujours le même rire mais je n’y vois plus de larmes.
Nous nous arrêtons en route pour prendre le temps de profiter de l’ombre, pour profiter l’un de l’autre. Nous papotons avec les passants puis rentrons dans l’unité.
Le repas a duré près de 45 mn.
Un repas thérapeutique ?
Après avoir quitté Aimé et pris un peu de temps de réflexion, j’ouvre le classeur du Dr. Tralala. Dossier Soustelle. Je relis les observations de mes collègues, le compte-rendu " fidèle " de l’entretien familial de la veille. Mon esprit est en chemin. Autour de moi, les collègues rédigent des notes sur d’autres dossiers. Bientôt les collègues d’après-midi seront là. A l’écrit succédera la parole. Nous ferons le tour oralement de chaque patient. Nous reparlerons d’Aimé. C’est ainsi que nous élaborons nos démarches de soin. Aimé, donc. Que noter ? Quelques mots succincts : " A mangé sa mousse au chocolat et recraché sa saucisse de Strasbourg " ? Relater en détail comme je viens de le faire cette séquence de soin ? Déjà que mes collègues infirmiers et médecins disent que j’écris trop. Trouver un juste milieu est le parti que je prends. Je décris les moments marquants du repas, son résultat, l’ambiance relationnelle et sur un mode mineur mes hypothèses concernant sa peur du self et l’origine de ses vomissements. Je sais que si ces hypothèses se confirment, je pourrais en parler à nos séances hebdomadaires de supervision.
Une fois rentré chez moi, j’ai rédigé l’essentiel de cette observation que j’ai envoyé par e-mail à une correspondante toulousaine du site Serpsy. Nous avons échangé et élaboré en commun autour de ce repas avec Aimé.
Thérapeutique ce repas ? Thérapeutique de quoi ? Thérapeutique comment ? Thérapeutique pourquoi ?
Il procède d’abord d’une série d’intentions : vérifier une hypothèse clinique, évaluer l’intérêt de poursuivre le travail avec la famille, amener une dynamique dans la prise en charge d’Aimé, le faire passer d’un espace de régression à un espace d’échange et de partage, essayer d’introduire un espace de jeu transitionnel dans son accompagnement, et favoriser ainsi une différenciation dedans/dehors, s’appuyer sur le repas pour établir une relation différenciée sur laquelle Aimé puisse s’adosser pour jouer, déjouer, rejouer ses difficultés psychiques.
Ces intentions ne reposent pas sur du néant mais sur une série d’échanges avec ses parents, sur l’observation d’Aimé, sur l’écoute de ce qui lui pose problème, sur l’analyse de ces différents éléments. L’organisation des repas et le contexte propre au Centre Hospitalier fournissent le cadre dans lequel le soin est réalisé. Ce contexte malgré ou grâce à ses limites favorise un jeu relationnel qui permet à Aimé de proposer au soignant une série d’interactions qui expriment et procèdent de sa dynamique psychique. Ce cadre souple permet au soignant d’imaginer et de mettre en place des réponses dont certaines modifieront le comportement d’Aimé. Contenu, soutenu par ce cadre le soignant peut même adopter des comportements que l’on estimerait à risque dans un autre contexte. Soignant comme soigné chacun apporte ainsi sa pierre à la relation et en est en même temps co-auteur et co-acteur.
Cette séquence de soin est restituée à l’équipe par une écriture qui se veut rigoureuse et favorise un travail de pensée chez le soignant qui a réalisé le soin et également au sein de l’équipe soignante via la transmission orale et le travail de prise de distance impliquée par la double supervision. Cette transmission s’appuie sur deux grilles de lecture identifiées et donc critiquables : les théories systémiques et psychanalytiques. Par la reconstruction qui en est faite, par le récit le soin et la série d’échanges qu’il implique s’inscrivent chronologiquement dans le parcours institutionnel d’Aimé. Ils font en quelque sorte histoire. La prise en charge globale d’Aimé s’en trouve modifiée.
Ce repas ne saurait constituer le tout du soin d’Aimé qui est resté hospitalisé deux mois dans cette unité. Différents soignants ont investi des moments privilégiés diversifiés. Le Dr. Tralala a poursuivi des entretiens difficiles dans lequel il était le mauvais objet désigné à la vindicte parentale. Trois infirmiers (parmi lesquels Christian) ont accompagné Aimé au domicile de ses parents et ont essayé de lui permettre de s’aménager une distance avec eux. La psychologue de l’unité a mené des entretiens réguliers avec Aimé, entretiens difficiles et ingrats vu le peu de capacité d’Aimé à élaborer dans ce moment régressif. La kinésithérapeute a travaillé avec lui autour de l’image du corps en l’aidant à nommer les différentes parties de son corps. D’autres infirmiers ont accompagné Aimé lors de sa toilette, un moment important (je me souviens notamment d’une toilette rock). J’ai poursuivi le travail entrepris autour des repas avec un bonheur égal malgré une fixation d’Aimé au stade sadique anal. Les parents ont été soumis à rude épreuve et ont beaucoup souffert des refus d’Aimé. Nous les avons constamment écoutés, épaulés, accompagnés malgré des attaques constantes, un clivage des soignants en " bons " et " mauvais ". Ils ont livré petit à petit des éléments biographiques qui ont confirmé nombre de nos hypothèses et en ont invalidé d’autres.
Un repas thérapeutique s’inscrit donc dans un projet de soin individuel étayé sur des observations cliniques, sur une écoute attentive du patient et de sa famille, sur l’analyse de ces données, sur l’identification par le patient des problèmes qui se posent à lui. Il permet d’aller dans une direction définie mais non enfermante, direction qui comprend des aspects comportementaux, éventuellement diététiques, et surtout relationnels. Il est défini par un cadre de soin à la fois rigoureux et souple qui permette au soignant comme au soigné d’inventer et de partager autour du repas. Enfin, son effet doit être évalué oralement et par écrit et donner lieu à une réflexion individuelle et collective qui prenne en compte les différents aspects de ce soin.
Paul Arène
CH Aristide Bocuse
Lézignan la Garenne.
Une partie de ce texte est reprise par la revue santé mentale