" Je ne veux pas retourner à la Source ! "
" Je ne veux pas retourner à la Source ! "
La Source, étrange nom pour un Atelier Thérapeutique qui accueille des handicapés mentaux et physiques ! Comme si ce n'était pas à la source " génétique " que certains maux naissaient, comme si ce n'était pas à la source que s'origine une partie des souffrances de ceux qui y travaillent. Comme un souhait de retour à l'origine, retour impossible, comme si ce n'était pas vers la " mer(e) ", et vous vous débrouillez comme vous voulez pour l'écrire, que vont tous les cours d'eau. C'est tellement polysémique que toutes les associations sont permises. La Source, c'est la vie dans les montagnes désertifiées, c'est ce qui permet la culture. Une source, une ferme. Une source, un hôpital psychiatrique (1) ! Une source pour laver toutes les fautes. La source, une des quatre caractéristiques de la pulsion, avec la poussée, l'objet et le but. La pulsion, interface du somatique et du psychique. La source est corporelle. Toujours.
Peu importent mes associations, Danielle ne les a pas validées. Il n'empêche que les fondateurs de l'Atelier Thérapeutique vieillissent ainsi que les parents qui amenèrent la première génération de travailleurs et que pour eux se pose la question du devenir de leurs enfants. Où logeront-ils lorsque leurs parents ne seront plus ou n'auront plus l'énergie, ni la force pour les maintenir à leur domicile ? Cette problématique devient récurrente, et nombreux sont les travailleurs de La Source qui traversent des périodes difficiles autour de l'angoisse que cette incertitude provoque chez leurs proches.
" Que je connais bien "
Danielle a avalé son traitement d'une semaine au cours d'une " discussion " avec sa mère au domicile familial le jour de la fête des mères. C'est donc pour une tentative de suicide qu'elle est hospitalisée. On peut discuter de la dimension d'appel au secours, de souhait réel d'en finir, de demande de distance avec le milieu familial. Il n'empêche qu'à l'origine de l'hospitalisation, il y a une tentative d'autolyse. A force de ne pas écrire ce qui pourrait avoir une dimension médico-légale on finit par être aveugle. Etrange cadeau de fête des mères. Est-ce le fruit de l'ambivalence de Danielle vis-à-vis de sa mère ? Est-ce au contraire le meilleur cadeau à lui faire ? La réalisation d'un souhait aussi obscur qu'inconscient ? En tout cas, dès l'entrée de Danielle, la mort, sa ( ?) mort est au centre du débat, quelle que soit le sens à lui donner, le sens à travailler.
Le psychiatre écrit : " Angoisses récurrentes aussi bien de la part de Danielle que de sa famille, et surtout de ses parents, concernant son avenir. " Ses parents vieillissent et si elle travaille à l'atelier thérapeutique depuis 24 ans, elle habite chez eux.
" Que je connais bien ". Cela fait peut-être vingt-cinq ans que son psychiatre la suit. Mais est-ce parce que l'on suit quelqu'un depuis si longtemps qu'on le connaît ? Je n'en suis pas sûr. Nous croyons connaître Danielle. Et c'est une bonne leçon qu'elle nous donne. Une leçon que nous n'arrivons pas à tirer. On parlera de soins infirmiers hollistiques, globaux. Il n'empêche que Danielle nous échappe et nous échappe toujours. Nous n'avons pas la moindre idée du levier qui permettrait de la remettre en mouvement. Peut-être est-ce précisément parce que son psychiatre la connaît bien que l'angoisse culmine. Pour lui aussi, l'heure de la retraite approche. Qui s'occupera de Danielle, une fois qu'il aura quitté le secteur et que ses parents ne seront plus ? Il en faut moins que cela pour nourrir l'angoisse d'une famille.
Une catatonie " canada dry " ?
Lors de l'entretien d'accueil infirmier, en plein été 99, Danielle développe des sentiments de dépréciation, de dévalorisation, d'auto-accusation. Elle participe cependant à sa façon aux entretiens et activités de groupe proposé : jeu de rôle, approche corporelle, réunions communautaires. Elle semble être en dehors mais n'en perd pas une miette. Le verbe est rare. On la croit endormie mais d'un mot bien en situation ,elle montre qu'elle est là. C'est au moment où une date lui est proposés pour retourner à La Source que son discours devient de plus en plus dépressif. Elle adopte alors un état régressif avec tendance catatonique, repli sur soi, semi-mutisme, clinophilie, stéréotypies gestuelles.
La catatonie de Danielle, c'est un peu comme du canada dry. Ca y ressemble, ça en a une partie des signes, mais cela n'en est peut-être pas. La catatonie est un comportement moteur plus ou moins permanent dans lequel le sujet ne répond pas d'une manière adaptée aux stimulations du milieu. Il s'accompagne souvent d'impulsions et de stéréotypies gestuelles (maniérisme, tics de balancement) ainsi que de catalepsie (maintien d'attitudes avec raideur et impression pour l'observateur de flexibilité cireuse). On distingue des formes mélancoliques, ou périodiques, et des formes schizophréniques. Sémiologiquement, on note dans la mimique des expressions paradoxales (paramimie) sourires discordants, c'est-à-dire ne correspondant pas à l'émotion habituellement exprimée par les sourires. Ainsi Danielle peut-elle s'accuser de la mort de son père, dire qu'elle a fait des bêtises graves, qu'il est trop tard pour elle, qu'il ne lui reste plus qu'à en finir avec le même sourire qu'elle aurait pour annoncer la visite d'un proche. Ses gestes sont souvent ralentis, paraissant parfois mécaniques, ou emprunts d'une affectation et d'une surcharge Le syndrome se manifeste chez Danielle par des conduites négatives : refus de la main tendue, raidissement à l'approche des soignants, mutisme, refus d'aliments. Ses stéréotypies prennent l'aspect de conduites de ménage, de frottement du visage ou des pieds, de lavage compulsif. Mais elle n'ira jamais jusqu'à une totale discordance entre l'initiative motrice et son inhibition, entre l'exécution et la suspension du mouvement. Elle ne restera jamais confinée au lit dans une attitude fœtale. Et même s'il lui arrive parfois d'être incontinente, ce ne sera que ponctuel. Pour P. Dubor (2), le phénomène prédominant de la catatonie est une contracture musculaire quasi totale avec rigidité du tronc et des membres, dont l'essentiel réside sur le plan de la musculature en une contraction simultanée des muscles agonistes et antagonistes que nous ne retrouverons jamais chez Danielle. Ce phénomène musculaire impliquerait un vécu bien particulier dont un des aspects majeurs serait constitué par le " blocage " anticipé de tout mouvement, par conséquent de toute démarche vers un quelconque objet. La position catatonique supposerait ainsi, sur le mode musculaire agi, la disparition réelle de toute initiative motrice (et donc du désir qu'elle impliquerait) chez un sujet ainsi dispensé d'avance de toute quête objectale.
Le comportement d'aspect catatonique de Danielle évolue par phase d'une dizaine de jours, s'interrompt quelques jours et reprend ensuite sans que nous puissions repérer de causalité réelle dans cette alternance. Tout se passe comme si elle ne pouvait installer ce comportement dans la durée, comme si elle ne pouvait se laisser aller totalement à cette régression à ce stade psychoaffectif et psychomoteur archaïque qui serait comme une façon de retourner à la source. Nous pouvons faire l'hypothèse qu'elle n'arrive pas totalement à renoncer à l'objet. L'aspect mélancoliforme de son discours peut également nous interroger. Quelle place donne-t-elle à l'objet ? L'ignore-t-elle superbement ? Ou au contraire le reprend-elle à l'intérieur d'elle-même, sur le mode de l'identification, par introjection du mauvais objet, pour le conserver malgré tout ? Notre hypothèse est qu'elle oscillerait constamment entre ces deux solutions. Question byzantine ? Je ne crois pas. Selon la réponse proposée le traitement médicamenteux (antidépresseur ou benzodiazépine à fortes doses), tout comme la prise en charge infirmière seront différentes. La relation et ses supports ne seront pas identiques selon que l'on considère Danielle comme relevant d'un moment mélancolique ou catatonique. Comme nous venons de le voir, la position par rapport à l'objet conditionnera la place des soignants qui sont aussi des objets proposés à l'investissement du patient.
Les manifestations catatoniques sont devenues rares avec les traitements modernes. Aussi lorsque le même tableau se rencontre chez plusieurs patients, ayant à peu près le même âge (la cinquantaine ; on sait que les manifestations catatoniques se retrouvent plutôt chez les adultes jeunes), venant de la même structure de soins, avec des vécus familiaux proches, il est permis de se poser des questions.
Autour de la mort du père
L'idée n'est pas absurde. Le père de Danielle, insuffisant respiratoire chronique grave et très âgé, est hospitalisé en pneumologie pour aggravation de son état. Un syndrome de glissement est évoqué. Qu'est il dit à Danielle de son état, des inquiétudes de la famille à ce sujet ? Une fois le père mort qui s'occupera de Danielle, même s'il n'était qu'un pseudopode de la mère ? Rien ne nous permet de le dire à ce moment de la prise en charge. Une de ses nièces doit se marier prochainement. Un départ possible et l'entrée d'une " pièce rapportée ". Il est permis de penser que ces événements importants bousculent un équilibre familial probablement fragile par nature. Ces différentes tensions familiales sont évoquées en entretien avec une famille essentiellement composée de femmes. Quelque chose se passe. Danielle va mieux. Elle va même servir au bar associatif en ville. Elle est présente lors du mariage de sa nièce et en revient ravie. Tout se passe comme si existait deux Danielles : une vivante, travailleuse, chanteuse à la chorale, décrite par ceux qui l'ont connue à La source ; et l'autre ralentie, peu prolixe, avec des rituels de nettoyage, et catatonique que nous essayons de stimuler dans l'unité. Le contenu des entretiens infirmiers apparaît très pauvre. Le père qu'elle évoque est un homme qu'elle décrit comme violent qui ne semble pas avoir de place réelle au sein de la famille. Davantage un fantôme de père qu'un père qui sépare, qui introduit à la loi symbolique.
En même temps qu'elle sort de la phase catatonique, elle se plaint de son genou gauche et commence à présenter des stéréotypies de frottement. Il s'agit d'une monoarthrite rhumatismale suivie de longue date par un orthopédiste. Compte tenu de la destruction articulaire et de la gêne fonctionnelle, une indication de prothèse de genou est posée. Elle est accompagnée par une infirmière de l'unité pour mise en place de la prothèse. Elle revient dans l'unité une semaine plus tard pour prise en charge kinésithérapique. Elle reprend vite ses activités habituelles.
Un mois plus tard, elle commence une nouvelle phase de régression catatonique qui coïncide avec la mort de son père qu'elle a pu voir la veille de son décès. L'équipe l'accompagne dans son travail de deuil, Danielle se rend sur la tombe, la fleurit mais n'assiste pas à l'enterrement à la demande de la famille. L'équipe l'invite à parler d'un deuil que Danielle nie ou élude quand elle ne s'en accuse pas. Ses capacités d'élaboration à chaud sont minces. Nous allons peut-être plus vite que ses capacités à intégrer l'événement même si nous pouvons repérer dans son discours une phase de déni, et une phase dépressive. Elle se ressaisit pourtant, passe de plus en plus de temps en permission chez sa mère et sort autour de Noël. Elle est réhospitalisée 48 heures plus tard en raison de " difficultés " en famille. Nous ne savons pas réellement ce qu'il faut entendre par cela. Angoisse de la mère maintenant seule pour s'occuper de Danielle ? Impossibilité de supporter ses rituels de ménage ? Ses stéréotypies de frottement du visage ? Crainte d'une fugue ? Rien n'est réellement posé. Danielle explique qu'elle se sent " gênante " en famille, qu'elle fait des bêtises, et surtout ressent un grand vide en l'absence de son père.
L'avalanche somatique
Réhospitalisée, elle est vue en entretien d'entrée, comme tous les patients, par le médecin somaticien qui découvre fortuitement à l'occasion d'un examen plus minutieux que d'habitude, une tumeur mammaire gauche, mobile.
Trois jours après son entrée, Danielle présente un syndrome occlusif grave avec douleurs abdominales et vomissements. L'examen somatique révèle une hernie crurale droite étranglée qui nécessite une intervention chirurgicale le jour même et résection de quinze centimètres de grêle. Elle passe le premier de l'an à l'hôpital général et revient dans l'unité une semaine plus tard.
Une succession d'événements somatiques s'enchaînent au cours du mois de janvier : ponction mammaire gauche dont l'histologie est négative, ablation d'un polype utérin dans le même temps, œdèmes des membres inférieurs faisant craindre une phlébite, pneumopathie du lobe inférieur droit. Février est plus " calme ", mais il faut tout de même pratiquer une cure de hernie inguinale gauche " à froid ".
Trois mois plus tard, au décours d'un épisode de dysphagie, l'examen somatique révèle une hypertrophie du lobe thyroïdien droit confirmée à l'échographie. L'hormonémie thyroïdienne montre une TSH bloquée (hormones thyroïdiennes périphériques normales). Un traitement est instauré.
Une telle accumulation ne peut que nous interroger. S'il est courant de constater que les patients atteint de psychose vont mieux lorsqu'ils sont atteints d'une pathologie somatique, rien de tel chez Danielle. Tout au long de cette période, elle reste très agitée, présente des stéréotypies multiples, elle déménage les meubles et les objets, refuse de s'alimenter, urine partout dans sa chambre. Ce ne sera qu'au décours de ces événements somatiques qu'elle va commencer à aller mieux à nouveau. Nous l'accompagnons à La Source pour l'aider à prendre sa décision. Elle y est accueillie comme une reine mais maintient son refus d'y retourner. Un projet d'appartement thérapeutique se dessine qui s'appuie sur l'expression d'un désir d'indépendance. Mais lors de la période anniversaire de la mort de son père, Danielle traverse à nouveau une période de catatonie dont elle ne sort que par périodes qui ne durent pas suffisamment pour qu'un projet puisse aboutir. Les permissions chez sa mère ont fait long feu. Danielle réaffirme qu'elle ne veut pas retourner à La Source. La famille ne sait plus quoi imaginer. Il apparaît acquis que le retour chez sa mère est impossible, mais aucun autre membre de la famille ne semble en mesure de l'accueillir au quotidien.
Autant les notations relatives au comportement de Danielle paraissent floues, discutables autant les éléments somatiques sont précis, argumentés. Autant l'équipe semble perdue, engluée dans les tribulations " catatoniques " de Danielle, autant elle semble à l'aise dans les péripéties chirurgicales. Le paradoxe est qu'il s'agit d'une équipe de psychiatrie, peu au fait des subtilités des soins somatiques. Pour d'autres patients, le suivi post-opératoire est souvent mal vécu, une partie des soignants ne se sent pas compétent. Pour Danielle, rien de tel Comme s'il y avait là une sorte de respiration. Ses sorties, en dehors de quelques permissions de week-end dans sa famille, sont pour être hospitalisée à l'hôpital général, comme si là était le seul dehors possible.
Rien n'est simple. Au retour de la consultation où sont pratiquées la ponction mammaire et l'ablation d'un polype utérin, l'infirmière, enceinte, qui accompagne Danielle est écœurée. Elle nous raconte que le gynécologue qui a effectué les gestes chirurgicaux, a ôté à Danielle sa virginité et enlevé le polype sans anesthésie. Tout cela sans un mot pour lui expliquer ce qu'il lui a fait. Une sorte de viol chirurgical. Une pensée opératoire en quelque sorte. Reflet de celle de Danielle ? L'infirmière n'a rien vu, ce n'est qu'en fin de consultation, à sa demande expresse qu'il lui dit cela. Provocation du chirurgien ? La lecture du dossier de soin infirmier sur lequel cette perte d'hymen n'est pas mentionnée montre que c'est une semaine plus tôt que le spéculum d'une gynécologue privée a déchiré l'hymen de Danielle et permis de diagnostiquer le polype. Etrange contraction. Il n'empêche que Danielle était très angoissée à l'idée de retrouver " l'homme aux ciseaux ", qu'à son retour, elle se plaignait de son ventre qu'elle jugeait gros et qui lui faisait mal. Elle passe plus de trois heures sur les toilettes en faisant des exercices respiratoires pour accoucher. Identification à l'infirmière ou sensation d'avoir été engrossée chirurgicalement ? Que sait-elle de la sexualité ? Que lui a-t-on dit autour de cet acte ? Rien. Probablement rien. On peut faire le constat que c'est précisément après cette défloration qu'elle débute un état d'agitation qui va se transformer en passage catatonique. La pensée opératoire a bon dos parfois. Elle mérite bien son nom semble-t-il. Les soignants n'ont pas été très aidants, comme s'il y avait des choses impossibles à dire.
Tout se passe, en tout cas, comme si, n'ayant pas suffisamment de ressources pour élaborer psychiquement autour des événements familiaux, et corporels, ni pour se laisser aller pleinement à la solution catatonique, Danielle se mettait en situation de vivre dans son corps les différentes amputations, séparations, déliaisons vécues dans la réalité. Une telle hypothèse renvoie à de nombreuses questions auxquelles le Dr Lefort, médecin somaticien de l'unité, et le Dr Karavokyros (3), psychiatre référent de Danielle, se sont coltinées et dont ils ont fait le texte d'une intervention aux Journées " Corps et psychose " d'Angers que nous avons repris largement.
Une articulation psychisme et somatique ?
Il serait après tout possible de considérer que cette " cascade d'événements somatiques " est fortuite. La cinquantaine est un moment difficile somatiquement chez toute femme. Il en va de Danielle comme de chacun. Il suffit de voir la fréquence des arrêts maladie dans les équipes soignantes vieillissantes. Dans ce cas, nous noterions une influence psychique sur le déroulement de la somatisation. La psyché jouerait un rôle dès lors que la maladie somatique se déclare. Elle pourrait en tirer bénéfice à ses propres fins. Tel n'est pas le cas chez Danielle.
Cette hypothèse n'est donc pas retenue par l'équipe, ni par le Dr Lefort qui postule, par principe, l'existence de liens étroits entre corps et psychisme. Autrement dit, la tempête somatique vécue par Danielle impliquerait des facteurs psychiques qui ne seraient pas essentiellement réactionnels à ces désordres. Cette hypothèse psychosomatique remonte à Hippocrate dont l'école énonçait que l'homme était un complexe psychosomatique qui doit toujours être traité dans sa totalité. Sans reprendre l'historique d'une notion décrite largement dans ce dossier, nous pouvons repérer que l'influence de la psyché sur le corps se déroule à plusieurs niveaux. Nous pourrions nous interroger sur les processus psychophysiologiques volontaires ou involontaires comme le fait de rire, de pleurer, etc. On peut également ranger dans ces processus les actes comportementaux, comme la décision de lever son bras, ou de marcher, etc. C'est ce registre de comportements que perturbe la solution catatonique. Le niveau des modifications réelles du corps en raison de motivations ou de conflits psychiques inconscients symboliques caractériserait la maladie psychosomatique. C'est la présence réelle de l'atteinte qui permettrait de qualifier un désordre de psychosomatique. Les problèmes rencontrés par Danielle semblent rentrer dans cette catégorie. Un autre niveau prend en compte les désordres somatiques de tous ordres consécutifs à une organisation mentale particulière, caractérisés par P. Marty par une pauvreté, ou un court-circuitage de la vie inconsciente, ou par un défaut de mentalisation. Ce serait en quelque sorte par son absence que la psyché influencerait le corps, et laisserait émerger une pathologie somatique. Cette organisation psychique particulière, ne serait donc pas la cause directe, du moins la seule de la somatisation, laquelle pourrait d'ailleurs résulter d'une étiologie somatique. Cette perspective étiologique met l'accent sur la contribution de la vie psychique à l'émergence, le maintien ou la disparition du désordre somatique. Cette pauvreté de la vie psychique de Danielle, ce défaut de mentalisation apparaît clairement aux soignants, mais est-ce un mécanisme explicatif suffisant ? Après tout, on peut les rencontrer chez la plupart des patients souffrant de schizophrénies résiduelles, tous n'en développent pas pour cela des maladies dites psychosomatiques. La mentalisation définit l'ensemble des moyens psychiques disponibles afin de réguler les tensions. Pour P. Marty, sa pauvreté ouvrirait la voie aux somatisations. La désorganisation ou la disparition des défenses psychiques entraînerait avec elle une faiblesse ou une perturbation sérieuse des défenses biologiques. La pensée opératoire et la dépression essentielle (à laquelle ne se résument pas les éléments dépressifs retrouvés chez Danielle) traduiraient un fonctionnement apte à la somatisation. La pensée opératoire est un mode de pensée actuelle, factuelle et sans lien avec une activité fantasmatique ou de symbolisation. Un peu comme celle du chirurgien qui effectue la résection d'un polype. Elle accompagne les faits plus qu'elle ne les représente. Il s'agit en réalité d'une non-pensée dans la mesure où elle a perdu ses liens avec sa source pulsionnelle. Cette pensée opératoire se retrouve dans les entretiens avec Danielle. Il serait possible de lire la période traversée par Danielle comme une désorganisation progressive telle que le décrit P. Marty. Elle serait le témoignage d'un mouvement contre-évolutif durable, en sens inverse du développement, et consécutif à des difficultés affectives témoignant de la prégnance des instincts de mort. " Celles-ci dominent dès lors que les instincts de vie, en raison précisément de la désorganisation, ont cédé leur place. Installé, ce contre-courant, composé de morcellements successifs et d'anarchisations des organisations fonctionnelles qui ne sont plus opérationnelles, conduit à la disparition progressive des organisations mentales qui ne sont plus alors capables d'un pouvoir régressif vitalisant. L'incapacité des régressions à stopper la désorganisation, à permettre donc une réorganisation régressive, peut conduire à la mort par les somatisations qui s'installent alors. En fonction des particularités psychiques des individus et de la nature des phénomènes déclenchants, les désorganisations régressives s'installent rapidement, parfois de manière " éclair ", ou rarement lentement. La vieillesse constitue une période plus propice que d'autres à l'émergence des désorganisations. Le traumatisme suscitant la désorganisation, et se confondant avec elle, est donc fonction du stade évolutif du sujet au moment de son déclenchement. " (4) La durée de la désorganisation est variable et dépend de la personnalité du sujet et de la nature du traumatisme. Elle peut être passagère ou durable. Nous ne sommes pas des spécialistes de la psychosomatique, juste des soignants de psychiatrie confrontés à une bien étrange succession d'événements somatiques et nous essayons de penser le parcours de Danielle à partir d'un système de théories qui n'est pas le nôtre. Nous serions tentés a priori de qualifier de psychosomatique une situation précise qui conjugue des facteurs médicaux de toute sorte, une personnalité psychologique et un contexte social. Ces trois facteurs, d'importance relative d'un individu à l'autre, ou d'un moment à l'autre, pèsent selon leur poids dans tout déclenchement de pathologie somatique il est vrai, mais nous ne sommes pas des somaticiens, ce qui nous préoccupe c'est la trajectoire psychique de Danielle. Comment ne pas s'interroger ?
" Comment articuler les charnières de la vie de Danielle (séparation d'avec sa famille, décès du père, refus de l'Atelier Thérapeutique) et l'intervention articulaire de la prothèse du genou ? Comment ne pas faire de parallèle entre l'articulation du genou et les articulations de la vie de Danielle ? Ne peut-on faire une analogie entre la place que Danielle ne retrouve pas au premier de l'an dans sa famille et celle que la hernie ne retrouve pas dans l'abdomen : véritable goulet d'étranglement du tube digestif, véritable impasse dans laquelle la patiente s'est trouvée ? Comment ne pas s'interroger sur son histoire gynécologique (le sein, l'utérus, la perte de l'hymen), histoire généalogique lors du décès du père avec peut-être l'émergence d'une féminité possible ?
Il ne s'agit, certes que d'interprétations, mais c'est en même temps que difficultés psychiques et symptômes somatiques se disent en maux. Il est alors impossible de dissocier, de parler en alternance du corps et de la psyché. Il est utile de parler des deux en même temps des deux, sous peine de créer des malentendus. ...
Difficile dans cette histoire clinique de ne pas évoquer un " effilochage " du système relationnel Depuis tant d'années que Danielle fréquentait quotidiennement La Source, trouvait une place en famille, comptait sur les consultations régulièrement programmés de son psychiatre référent, qu'est-ce qui fait que ce système efficient, " stabilisé ", " stabilisant " depuis tant d'années, devienne à tel point lâche, insuffisamment contenant, qu'il soit nécessaire de mettre en jeu le corps pour attirer l'attention ? " (3)
Nous pouvons faire l'hypothèse que les problèmes somatiques graves rencontrés par Danielle sont la solution qu'elle a trouvé pour digérer la mort de son père, à défaut de l'élaborer.
Mais nous sommes là, à tenter de déchiffrer ce qui ne véhicule aucun sens. " La maladie signifie par son absence de sens déchiffrable, par une symptomatologie négative Le corps est un texte qui signifierait au-delà du rapport signifiant-signifié, comme un ensemble de maux qui s'exprimerait lorsque l'inconscient n'a plus de voix ; il signifie sans signification. "(4)
" Je ne veux pas retourner à La Source. " Il y a trois jours ; Danielle m'a susurré avec son vrai sourire, celui qui n'est pas catatonique, qu'elle y retournerait bien. Alors ?
(A suivre !)
Texte paru en version "courte" dans Santé Mentale n° 57 d'avril 2001 : dossier psychosomatique : Accords perdus.
Dominique Friard
ISP Laragne (05)
2001
Bibliographie
1 - Chaque ferme située autour du centre hospitalier a une source. C'est autour de la source que se sont crées ces exploitations. L'hôpital lui-même, bâti sur l'emplacement d'une ancienne ferme a une source. Il a fallu montrer, en 1959, que cette source était suffisante pour que l'autorisation de construire l'hôpital soit donnée. Le maire de l'époque avait bloqué toutes les sources avoisinantes pour que le débit soit considéré comme suffisant.
2 - DUBOR (P), Psychologie Pathologique, Masson, Paris, 1990, pp. 179-180.
3 - LEFORT (A), KARAVOKYROS (D), Articulation psychisme et somatique, Congrès d'Angers, " Corps et psychose ", 7/8 décembre 2000.
4 - CHEMOUNI (J), Psychosomatique de l'enfant et de l'adulte, Nathan Université, Paris 2000.