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CHRONIQUE HEBDOMADAIRE D’UNE PRATIQUE DE SECTEUR
Secteur 14 de la Seine Saint Denis

Lettre n° 3 – lundi 4 septembre 2000

(pour reprendre le fil, voir les 2 lettres précédentes)

Un homme jeune d’une trentaine d’années (que je nomme ici BC) vient de passer une huitaine de jours dans notre service hospitalier pour la reprise d’un sentiment d’inquiétude, une perplexité sur le monde qui l’entoure, en fait un sentiment d’hostilité. Sa sortie, aussi simple que son entrée, nous amène à nous interroger sur ce qu’est la vie quotidienne d’un patient psychotique dans un quartier comme le sien, où il vit seul, à deux ‘blocs’ de ses parents.

Sa solitude, sa vulnérabilité, ses vrais ou faux amis, sa famille, sa psychose, ses médicaments, le hasch, émigré deuxième génération, son impossibilité à affronter une activité sur le marché de l’emploi, les dealers éventuels, son sentiment d’exister, le flou qui l’envahit, l’angoisse de ses parents, la peur terrifiante du bruit…

Quels sont nos appuis en dehors des structures de soin pour mener à bien notre soin ?

Comment ces soins s’articulent avec la vie quotidienne ?

Comment, par exemple, constituer dans la ville un pôle attractif qui soit investi par les habitants de la ville plutôt que par les soignants au service de personnes ayant ces difficultés ?

Un contre pouvoir de la drogue ?

Nous avons pensé à la création d’une association 1901 à partir de ces diverses questions.

Mais qui, dans notre équipe, accepte d’être promoteur d’une telle idée, sans reprendre nos expériences antérieures associatives, elles étaient trop enfermées dans une emprise et une logique soignantes, comment cette idée pourrait elle être propriété de la ville et ses habitants ?

BC, je le connais depuis environ 5 ans, je le vois régulièrement tous les mois ; il n’a rien à dire, tenter de le voir plus souvent ne l’a pas aidé à en dire plus. Quand on le rencontre, si on le croise, on le remarque à peine, si ce n’est son sourire, qui lui permet de traverser la vie sans faire de bruit et sans exprimer aucune plainte. " Tout va bien ", résume son propos, avec un nouveau sourire, il ne fuit pas vraiment le contact ; il est en bonne santé physique, mince, et même s’il est discret il a une belle allure, il paraît très sympa, mais noue-t-il des relations ? Pas avec nous. Plusieurs épisodes délirants lui ont valu des hospitalisations de quelques semaines ainsi que la continuité des consultations et du neuroleptique récent. Il ne travaille plus et nous avons dû demander une AAH que gèrent ses parents. Ceux ci le pressent : " travaille, aie une vie autonome… " alors il fait une demande de studio, l’aménage, s’y installe progressivement, c’est difficile ; il fait des stages de reprise d’emploi, à chaque fois le bruit au premier ou deuxième jour l’entoure, ça explose dans sa tête, l’environnement devient hostile, l’angoisse le submerge, il se renferme chez lui ; ou bien c’est un autre événement, une maladie de sa mère, qui à nouveau l’angoisse, il devient perplexe, son sourire fait place à des froncements de sourcils, il fuit le contact, ne vient plus aux consultations. C’est à la suite d’un tel processus que les deux infirmiers du CMP qu’il connaît bien l’amènent au centre d’Accueil ; l’équipe de l’Accueil confirme sa perplexité devant une ambiance qu’il ne comprend pas et qui lui paraît hostile, le souci qu’il a de la santé de sa mère, le faire revenir pendant plusieurs jours à l’Accueil paraît au dessus de ses forces. On lui propose une courte hospitalisation d’une semaine. Il n’est pas pour, mais l’accepte, accompagné par ses infirmiers. Je viens le voir le lendemain et je parle avec un infirmier du service en sa présence de ce que j’ai compris de sa souffrance actuelle, il écoute intéressé, dit qu’il veut aller chercher des affaires chez lui, l’infirmier lui propose de l’accompagner le lendemain, il se sent rassuré sur son séjour.

Cette façon de travailler est nouvelle pour nous, depuis que le service hospitalier est en ville. Le fait que le médecin de secteur vienne parler à un soignant du service en présence du patient, nous parait un progrès considérable, qui décoiffe parfois les habitudes des soignants, car cela les oblige à se ‘découvrir’ aussi et à s’engager en soulignant le point où ils en sont du travail qu’ils font avec le patient (nous avons là tout à apprendre pour saisir ce que nous allons échanger, nous aurons le temps d’en reparler tout au long de cette année).

L’effet immédiat de cet échange, que nous appelons aussi ‘passage’, est de conforter à la fois le patient et les soignants du service : là par exemple malgré sa discrétion et sa réticence un dialogue s’est engagé, deux infirmiers se sont organisés pour que l’un accompagne BC à son studio qui se trouve dans un quartier très proche de notre centre ; cette visite a fait l’objet d’une élaboration dans l’équipe et sera suivie d’une autre à la fin du séjour ; il accepte son traitement, retrouve son sourire au bout de trois jours, et sort comme convenu après 8 jours, bien, il va être revu par les infirmiers du CMP, puis en consultation. Episode délirant rapidement résolutif.

A Ville-Evrard, nous n’aurions pas pu faire les mêmes soins, ni osé une durée si courte. Néanmoins j’ai fait au moins une erreur, cette fois ci ; la veille de sa sortie, je croise, par hasard, ses parents qui venaient le voir, et qui étaient mécontents parce qu’il était en permission, ce qu’ils ne savaient pas. Et je me rends compte qu’en raison des vacances je n’ai pas fait une rencontre avec la famille et lui ; de ce fait cette hospitalisation n’a pas été aussi riche qu’elle aurait pu être et laisse des difficultés en l’état : depuis plus de 15 ans nous insistons sur la nécessité " systématique " de rencontrer la famille des patients dans toute situation ‘critique’, dans les ‘urgences’, lors des hospitalisations,…mais avant que ce souci entre dans les mœurs d’une équipe il faut parfois,…une génération. Nous avons la chance d’avoir retrouvé comme P.H. temps plein depuis 18 mois un ancien interne du service, Patrick Chaltiel, qui a pratiqué depuis 15 ans la thérapie familiale ; il est responsable de l’unité d’hospitalisation avec M A Rennevot PH temps partiel. Il nous a montré comment la pratique enfin systématique des entretiens familiaux pendant une hospitalisation est capable d’entraîner des évolutions favorables inattendues, en donnant au patient, aux soignants et à la famille des éclairages nouveaux qui enrichissent chacun ; ce n’est pas de la ‘thérapie familiale classique’, c’est une facilité d’échange, un ‘décloisonnement’ des expériences qui mobilisent chacun. De cela aussi nous prendrons le temps de parler cette année.

Les parents de BC me font part, sur le palier du centre, des raisons de leur contrariété : " Il est sorti ? Mais il va aller chercher du hasch ! Il en prend tout le temps, il y dépense tout son argent ". Ceci n’est pas pour moi un fait nouveau, je le sais commun à beaucoup de personnes dans certains de ces quartiers. Mais ce qui est là évident c’est que je perçois que BC dans sa vie quotidienne se trouve sous l’effet d’une triple pression : l’isolement de son studio, les dealers du hasch, la surveillance des parents. De plus je constate le teint terreux de la mère, et le mari me confirme qu’elle reçoit chaque semaine un traitement antimitotique, souci qui avait alarmé BC, mais dont il n’a pas reparlé. Outre l’importance de reprendre cela dans nos entretiens, le poids de ces pressions dans sa vie quotidienne me paraît très préoccupant. Ma faute est de ne pas avoir saisi cette occasion de l’hospitalisation pour avancer. Quoiqu’il en soit, le problème de fond est la suite de sa vie quotidienne.

D’où la question posée d’un relais associatif, pour notre travail.

Pourquoi, me direz vous, prendre une situation aussi banale, comme point de départ d’une réflexion sur les relais du soin en ville ? : peut être à cause de la fréquence de cette banalité, ou,… : le patient le plus récent, ses 30 ans et toute cette vie à venir, sa vulnérabilité, la fragilité et la violence de l’entourage : parents (amour, autorité et maladie), dealers.

Certes j’aurai pu parler plutôt de ce grand psychopathe de 29 ans, BE, armoire à glace terrorisante avec drogues et menaces il y a 10 ans, aujourd’hui calme, sans drogue mais éteint, en plein désarroi de voir sa vie détruite car il dit qu’il a tout saccagé, il demande à être hospitalisé ; il va aux urgences de l’hôpital général ; l’équipe d’Accueil qui s’y rend, lui propose dix jours dans notre service pour faire le point des différentes difficultés de vie qu’il évoque. Il a déjà été hospitalisé en office, il a fait 1 ou 2 séjours d’une année entière sans que cela ait été d’aucun bénéfice dans différents secteurs au gré de ses déménagements. Cette fois ci, pour lui aussi, étant son médecin de secteur, je viens parler de nos échanges pendant ces 10 ans auprès d’un infirmier puis du médecin du service, Chaltiel. Je souligne que cet homme, en quête d’identité, ayant perdu toute estime des autres mais surtout de lui-même, a fait un travail prodigieux depuis 8 mois car il n’est plus ‘accro’ à aucune drogue, il a acquis une grande expérience de la vie ; je me rends compte que ce que je dis intéresse autant BE que les soignants du service. BE nous dit que ses parents, personnes socialement bien insérées, avec lesquels il était si mal la veille, étaient déjà venus le voir et lui avaient demandé de leur expliquer le fonctionnement de la commande de leur magnétoscope ! ; l’infirmier, Théodore, dit qu’il a proposé à BE de répondre par écrit à trois questions, dont une sur une tranche de sa vie, BE ajoute qu’il s’y est déjà mis ; Chaltiel saisit cette occasion pour lui demander son accord pour voir avec lui ses parents et il lui demande s’il accepte de faire cet entretien avec eux autour de ce qu’il aura écrit…. Vous comprenez bien que tout ceci m’intéresse ; en même temps, je ne rêve pas, et je me pose la même question que pour BC : dans 10 jours comment va t il sans relais multiples pouvoir recommencer à tisser quelque chose d’une vie possible ?

J’aurai pu parler aussi de cette imposante dame de 45 ans BK qui fait différentes TS médicamenteuses arrosées accompagnées de grandes mises en scène en demandant à être hospitalisée en psychiatrie ; nous lui proposons à la place un suivi intensif par notre équipe de crise ; (elle a une bonne dose de perversité et profite de toutes ces occasions de soins en collectivité pour dérober diverses choses de valeur outre argent et médicament) ; nous lui disons aux urgences de l’hôpital général que nous apprécions la gravité de ses difficultés et que nous l’estimons mais ce n’est pas l’hôpital qui va l’aider ce sont des rencontres régulières et intensives pendant une période de deux mois qui permettront d’amorcer un travail avec elle ; divorcée mère de deux ado de 15 et 17 ans elle dit qu’elle est en train de les détruire comme elle l’a été…et au détour de l’entretien elle ajoute avec lucidité " Je ne travaille pas, et j’ai une pension, je pourrai peut être dans le cadre d’une Association faire quelque chose pour les autres " nous approuvons et lui donnons rendez vous avec l’équipe de crise, deux jours plus tard, elle ne vient pas, une fois de plus, nous allons la rappeler…Sa vie quotidienne ?

J’aurai pu parler de psychotiques plus graves que BC et qui sont dans des logements insalubres proposés par la ville dont personne ne voudrait, d’autres qui nous paraissent dans un isolement plus profond…Leur vie quotidienne ?

Un relais Associatif nous paraît aujourd’hui pour notre équipe de secteur un point de réflexion et d’action incontournable, ces souffrances sont trop grandes ; ce sont des souffrances sociales, peut on nous dire ; certes mais s’il n’y a pas de relais elles vont être à l’origine de souffrances psychiques plus accentuées et aggravantes. Mais nous sommes d’assez vieux routiers, vous et moi, pour ne plus reprendre ces discussions oiseuses : ‘mais voyons il suffit d’une bonne psychothérapie pour que chaque patient voit naître en lui le désir de vivre …et de réussir’ (nous ne sommes pas dans le cours d’une analyse, ni dans la névrose) ; ni l’inverse, ‘c’est au milieu social à assurer sa part de responsabilité’. Voici deux attitudes inacceptables.

Nous avons déjà une longue expérience de l’Associatif, mais ce que nous avons réalisé jusqu’à maintenant est insuffisant et inadéquat aujourd’hui pour travailler sur les relais à aménager entre les deux attitudes précédentes : au lendemain de la création de l’équipe de secteur, 1972, nous avons mis en place une Association 1901, dont le rôle était de répartir entre les trois pavillons la subvention de l’hôpital afin d’acheter les matériaux qui étaient destinés aux ateliers d’ergothérapie avant la sectorisation. Nous avons fermé ces ateliers qui n’avaient aucun lien avec le travail de secteur et pérennisaient la lourdeur de l’hôpital. Quand nous avons vraiment commencé le travail de secteur avec l’ouverture de l’hôpital de jour dans l’ancien presbytère, 1979, puis avec la création de l’unité Accueil, 1982, nous avons été bouleversés de constater de nos yeux le désarroi des patients vivant dans le quotidien des deux villes du secteur. Nous nous sommes alors lancés avec notre Association Iris successivement dans l’organisation d’une sous location d’appartements puis de studios (10 à 12 places), dans la recherche d’emploi, dans l’ouverture d’une boutique dépôt-vente, puis dans la création d’une entreprise d’insertion en utilisant toutes les possibilités offertes par les lois, les subventions possibles nous appuyant sur les amitiés (Tony Lainé), le dynamisme des infirmiers et des autres soignants, sur le mécénat et l’expérience d’un financier à la retraite (Yves Le Guay). Nous avons dû accepter, année après année, pour chacun de ces objectifs, de ne pas avoir les compétences nécessaires ( sur la gestion d’une entreprise sur le plan financier, sur le plan de la connaissance du marché, de la production, du commercial, sur le plan de l’encadrement d’une sous location comme des travailleurs dans une entreprise…) ; certes cela a aidé un certain nombre de personnes, nous y avons dépensé sans regret des énergies considérables, …nous avons fait des dettes conséquentes dues à l’iniquité des lois autant qu’à notre incompétence. Nous avons une fierté qui persiste, c’est de voir qu’Iris a pu continuer sa percée sur le plan de la formation au niveau départemental dans le cadre d’une initiation à l’insertion mais sans lien avec le travail de l’équipe de secteur. Surtout nous avons compris nos limites, et celles d’une telle Association : tant pour le logement que pour l’emploi, le nombre des patients que nous avons pu aider est infime par rapport aux besoins réels, et sur le plan clinique contrairement à notre idée initiale de rendre autonome et de faciliter l’insertion nous avons constaté que comme dans le soin nous installions une relation de dépendance entre les patients et l’Association, d’autant plus facilement que les acteurs de l’Association avaient aussi la casquette de soignants. L’ensemble n’est pas un échec mais une grande expérience.

Nous sommes convaincus de la nécessité de créer des relais pour les patients après les soins pour qu’ils puissent s’arrimer solidement à leur territoire, leur cité. Nous ne pouvons pas créer un îlot artificiel de protection dans la ville, et nous ne pouvons pas plus avoir la prétention de changer les conditions de vie déplorables de milliers de personnes du secteur que partagent beaucoup de nos patients.(tout ce travail associatif antérieur a fait l’objet de nombreux écrits)

Depuis l’arrivée du service hospitalier en ville nous avons été surpris de la facilité avec laquelle des " accompagnements " se font par des soignants pour appuyer les démarches d’un certain nombre de patients dans des buts les plus divers, aménager un logement, familiariser le voisinage d’un autre, faciliter les liens familiaux d’autres. Certes cela se faisait déjà à partir des CMP, mais cela se réalise aussi à partir du service hospitalier. Nous avons compris avec plus de lucidité qu’avant qu’en raison des proximités de tous les interlocuteurs, ce qui est le plus important est l’articulation entre eux, pour que les liens s’établissent entre ceux qui ont des besoins et ceux qui sont acteurs dans la Cité. Le rôle de la nouvelle Association n’est pas de " faire " à la place des patients, ni à la place des acteurs sociaux, mais de mettre en contact avec autant de tact, de persévérance, d’attention, d’intelligence, qu’il le faut ces deux partenaires. Surtout que la liberté d’action laisse à chacun sa créativité.

Le pari que deux d’entre nous lançons pour cette rentrée, soutenus , nous l’espérons par l’ensemble de l’équipe de secteur, est donc de provoquer la naissance d’une nouvelle Association qui serait majoritairement constituée par des habitants ou acteurs sociaux des deux villes. (Nous en cherchons activement 3 pour créer le bureau provisoire).

Son objectif serait large : " l’aide à la vie quotidienne de personnes ayant souffert ou souffrant de difficultés psychiques "…les moyens : jouer le rôle de " relais " et avoir une fonction " d’accompagnement " pour entrer en contact avec les personnes efficaces dans la Cité. Elle ne cherchera pas à combler les carences du social, mais les rendra publiques pour qu’elles soient améliorées. Elle ne créera pas des entreprises, elle profitera de toutes les occasions qui pourraient aider les patients à créer groupement, liens, rencontres, clubs leur permettant de dépasser leur isolement et de se sentir solidaires avec d’autres personnes de leur ville.

Jean Pierre Gueninchault, infirmier, et moi même recevons toute suggestion pour déclarer rapidement cette Association et son bureau provisoire (titre, statuts, membres).

Réunion de service-séminaire de rentrée : vendredi 8 septembre au CPBB à 9 H 15

Bien cordialement    Guy Baillon