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CHRONIQUE HEBDOMADAIRE D’UNE PRATIQUE DE SECTEUR

Secteur 14 de Seine Saint Denis

Lettre n° 15 : Lundi 4 décembre 2000

Cette lettre hebdomadaire est la dernière dont je serai le signataire. Je prie donc mes 'fidèles lecteurs' de m'en excuser, ceux du secteur 14 et ceux de SERPSY, je ne vais pas remplir mon contrat des 52 lettres, je m'arrête à la quinzième. Je m'en expliquerai en conclusion.

Quelques évènements de cette semaine d'abord avant de parler du thème central de la psychiatrie de secteur : la continuité des soins :

Mardi matin : réunion d'Interface. C'était la suite d'une rencontre à peu près bimestrielle, mise en place il y a deux ans, autour du thème de la 'souffrance psychique'. Tout avait commencé par une 'journée de secteur' qui se tenait en mairie des Pavillons s Bois avec différents 'acteurs sociaux' des deux villes (nous étions près de 100, moitié soignants, moitié acteurs sociaux). L'objectif était, grâce à ce thème, d'établir un dialogue 'non stigmatisé' sur la psychiatrie et la folie, et à partir de là de faciliter les passerelles entre les institutions et les habitants autour de ces questions.

Depuis, un groupe réduit réunit tous les deux mois une trentaine de ces personnes et évoque des situations de souffrances psychiques diverses montrant que nous sommes tous concernés, mais tous plus ou moins démunis, cela nous permet d'échanger plus facilement sur nos expériences et sur nos manières de réagir dans ces situations selon nos professions et nos places. Cette fois ci nous avons abordé la question des 'émotions' ressenties par chacun d'entre nous devant une souffrance psychique et comment nous pouvons utiliser ces émotions pour écouter, au lieu de les écarter ou de nous laisser envahir par elles. L'enseignement tiré était que nous sommes toujours 'surpris', et que l'appui le plus sûr est la possibilité d'avoir des collègues ou des partenaires pour parler de ce que nous venons de vivre, prendre de la distance, et l'intégrer ; le fait que cet échange se passe entre soignants et acteurs sociaux, sans nous renvoyer à nos compétences mutuelles, mais en recherchant comment nous pouvons trouver des articulations, a été passionnant.

Prochaine rencontre : mardi 6 février au CPBB.

Jeudi matin :CME à Ville Evrard : dans le point de l'ordre du jour intitulé " vie de l'établissement ", j'ai donné, comme prévu depuis deux ans, ma démission de chef de service pour redevenir simple PH à partir du 5 décembre 2000.

Jeudi après midi : réunion institutionnelle au CPBB : à l'ordre du jour, -rôle psychothérapique de l'infirmier, (si j'avais été là j'aurais ajouté -place du repas et actuel retour à la ségrégation entre patients et soignants. Je ne crois pas que l'infirmier puisse et doive être partout, mais dans une unité temps plein il partage pendant 8 à 9 heures la vie quotidienne, donc son attention est en éveil sur l'intimité de la vie partagée dans un espace aussi complexe, il ne peut rester indifférent aux évènements touchant la vie personnelle des patients, il a à être présent et réagir dans l'instant, et en même temps à échanger avec l'équipe pour que chaque patient se sente une personne vivante et non un 'dossier de soin'. Au total, il est de ce fait demandé beaucoup à l'infirmier, ce qu'il ne peut réaliser s'il n'est pas solidement et solidairement appuyé par les autres membres de l'équipe, même pour un détail comme le repas, pris à part, ou partagé ?).

Vendredi : réunion de service et Conseil de Service : Patrick Chaltiel, pour prendre le relais de la chefferie, a proposé à l'équipe du secteur 14 des orientations pour les 5 ans à venir, 'si le Ministre décide de le nommer'. Il devra d'abord en effet demander d'assurer l'intérim, lors d'une prochaine CME. Sa présentation a été sobre, complète, chaleureuse, incisive. Ses propos ont touché juste et ont été très appréciés. La discussion a été du même tabac Bonne route Patrick ! Le texte de son 'projet' sera bientôt à la disposition de tous les membres du service. Le Conseil de Service a maintenant en mains tous les éléments lui permettant de dialoguer avec les responsables du Service. La liste des membres du Conseil de Service sera diffusée la semaine prochaine. Sa première réunion officielle se tiendra le vendredi 12 janvier 2001 au CPBB.

J'ai eu, ce matin là, le plaisir profond de constater la grande estime qui existe de façon partagée entre Patrick et l'équipe. C'est la meilleure des garanties pour faire face à l'aventure des 20 prochaines années : c'est la durée du contrat que Patrick veut signer avec l'équipe, et personne ne peut prédire aujourd'hui ce que sera la psychiatrie dans les années qui viennent tellement les menaces sont fortes…mais l'énergie de l'équipe aussi !

CONTINUITE
1 Continuité psychique
! Continuité des soins
: Discontinuité
& " passages "

Dernière question que je voulais aborder ici, dans ces lettres, (elle a fait aussi l'objet de la discussion en fin de cette émouvante réunion de service hier) c'est la question centrale qui constitue la base de la psychiatrie de secteur, " la continuité des soins " ; j'ajouterai aussi comme remarque finale quelques idées sur la notion de 'réseau' qui est trop souvent proposée en opposition au secteur, alors qu'elle en est l'une des images complémentaires .

( je dois m'excuser enfin d'écrire une lettre anormalement longue,…mais, c'est la dernière !)
(ça c'est encore à voir !!! note de la webmaster)

La continuité des soins

Introduction (avatars de la continuité)

Dans les récentes rencontres où il nous a été demandé d'intervenir pour présenter le travail de secteur de notre équipe, j'ai proposé à chaque fois de le faire autour du récit de notre histoire en 3 étapes. Nous sommes en effet partis dans les années 70 du constat que l'asile se présentait à la société avec une fausse générosité, 'fausse' car elle empêchait en réalité les soignants d'élaborer un soin psychiatrique, puisque le préalable prétendu essentiel était l'isolement du patient et la rupture des liens entre soins et vie sociale. Sous prétexte de 'donner asile', la société commençait par mettre à part le patient, couper ses liens avec son environnement, ensuite, elle demandait aux soignants de le soigner.

Nous avons voulu alors à cette époque proposer des soins où les soignants se sentiraient 'responsables', et ceci du début à la fin des soins.

1 -en effet décider de commencer un soin exige notre engagement personnel de soignant ; ce n'est pas au corps social à désigner qui est fou, qui présente des troubles psychiques. Le prétexte de " la folie " donné par la société pour décider qui elle veut exclure, ne doit pas être accepté. Exclure est un acte politique qui tombe sous la responsabilité des politiques, si ceux-ci ont le cœur de le réaliser. C'est autre chose de décider qui a besoin de soins psychiatriques, c'est alors aux soignants de prendre leurs responsabilités. La loi ne peut intervenir que pour ajouter une contrainte, une fois que le trouble est reconnu, envers les personnes qui ayant besoin de soin (confirmation d'expert associé aux représentants de la collectivité) les refusent. L'expérience nous apprend que le temps essentiel du soin est ce temps dépensé à aider le patient à être acteur-sujet dans sa demande de soin. Pour qu'un travail cohérent s'établisse dans les structures de soin psychiatriques il fallait reconnaître que les soignants devaient être, le plus souvent possible, les mêmes que ceux qui contrôlaient les entrées dans ces espaces de soin, pour qu'ils puissent se sentir responsables de la tenue de ces soins ensuite.

2 -la psychiatrie de secteur, pour remplacer l'asile ( avec son cortège d'isolement et de ruptures), s'est lancée parallèlement dans un travail d'organisation, qui a constitué l'étape de re-déploiement de ses moyens hospitaliers en structures de soin nouvelles, dites 'structures intermédiaires' et variées, (intermédiaires entre le service hospitalier et le dispensaire). Mais cette étape a clairement mis en place des soins " discontinus ", ce qui a été en contradiction avec l'objectif posé en principe premier par la politique de secteur, 'la continuité' ; chaque équipe a eu à se situer pour exprimer comment elle comptait faire face à cette contradiction.

Dans notre équipe, au moment où nous avons créé, par redéploiement, des structures de soin intermédiaires, nous avons aussi défini la notion de " médecin de secteur " : 'chaque nouveau patient accueilli dans une unité de soin reçoit systématiquement au bout de 3 jours le nom d'un médecin consultant du CMP ; celui-ci sera son " médecin de secteur " référent, tout au long de sa 'trajectoire thérapeutique'. Dans d'autres équipes c'est un 'infirmier de secteur' qui est désigné, et dans d'autres équipes… rien n'est décidé.

Nous pensions que le médecin de secteur suffirait pour assurer cette continuité face à la capacité désirante que le patient allait (c'était notre espoir) retrouver dans la succession de ses soins. En fait très souvent nous avons constaté des arrêts de soin qui se réalisaient (du fait du patient, de son entourage, ou des soignants), sans être de la part de ces derniers l'objet de réflexion, de travail, de reprise…et au bout de quelques années survenaient des 'retrouvailles', hélas forcées, violentes, brutales, douloureuses, avec ces anciens patients qui avaient rompu les soins, qui étaient 'perdus de vue', et qui se retrouvaient avec des liens sociaux profondément, si ce n'est définitivement, détériorés, par leur capacité destructrice et l'intolérance de leur entourage. Cette indifférence au moment de la rupture et cette dégradation étaient déjà l'un des aspects de la psychiatrie asilaire : il fallait autrefois attendre une nouvelle détérioration pour accepter de soigner à nouveau d'anciens patients…d'où le retour à l'asile dans des conditions à nouveau défavorables. C'est à ce moment que nous avons conçu notre unité d'Accueil pour offrir une disponibilité en permanence et sans filtre (24/24), dispositif permettant de remettre dans le circuit des patients en 'rupture', si l'entourage voulait bien jouer son rôle de relais. Simultanément, et peu à peu, nous comprenions que nous ne pouvions concentrer sur le seul médecin de secteur la responsabilité de la 'continuité des soins' de chaque patient…

3 -la dernière étape, l'actuelle, nous a permis d'avancer encore : c'est en effet avec les premiers effets de la relocalisation du service hospitalier en ville, dans notre secteur, en ce début d'année, que nous avons été amenés à reconsidérer l'ensemble de notre travail de secteur, et à comprendre que nous étions à même de REPENSER la continuité des soins.

La continuité des soins

Nous avons bien dû constater que les soins que nous organisons sont toujours discontinus : entretiens successifs dans une structure et dans plusieurs, séjours successifs dans différentes structures de soin ( en fait ceci a toujours existé, les soins ont toujours été discontinus, même pour un patient restant 30 ans à l'asile, entre les mêmes murs il voyait se succéder des personnes différentes lui donnant, de temps à autre, des soins … évidemment discontinus).

La notion de 'continuité des soins' ne saurait donc être qu'une " construction " , (construction psychique collective), introduite par les soignants pour maintenir ensemble cohérence des discours, historicité des personnes et des groupes, complémentarité des soins successifs apportés à un même patient, construction dont le patient pourra user à sa guise pour soutenir sa propre construction psychique personnelle.

La désignation d'un 'médecin de secteur' pour chaque patient est très utile pour le suivi psychothérapique de chaque patient par un même consultant (en fait cela se limite à ce consultant là), par contre donner à ce psychiatre un rôle 'd'organisateur' de cette continuité (sa trajectoire de soins), a toujours paru trop lourd à mes collègues pour deux raisons dont je partage le bien fondé : d'une part ils sont alors en obligation de réguler ensemble plusieurs soignants travaillant dans différents lieux (ce qui est source de conflictualités considérables), d'autre part cela leur confère une responsabilité 'éthique' surdimensionnée.

De même avoir l'idée de décider que l'une des structures du dispositif de soin d'une équipe (ce pourrait être le service hospitalier, l'Accueil, ou le CMP alors transformé de façon erronée en unité de soin) ait cette responsabilité d'organiser la continuité, ce serait donner à un groupe de soignants une fonction de 'surveillance', antinomique du soin en psychiatrie : cette surveillance serait vite transformée en instance surmoïque de l'ensemble de l'équipe de secteur, instituant un certain terrorisme, au moins feutré, là où il est indispensable au contraire que chacun s'engage dans son fort intérieur, de son plein gré.

Aujourd'hui pour notre équipe, depuis la relocalisation de notre service d'hospitalisation dans notre secteur (laquelle permet une grande simplicité relationnelle des soignants entre eux et avec l'entourage des patients), la notion de continuité des soins peut trouver un mode de fonctionnement très souple. Ceci partirait de la proposition suivante : d'abord mettre en place pour un patient une continuité de soin ce serait une opportunité qui ne serait pas décidée a priori pour chaque patient : on évoquerait la mise en place d'un travail " en continuité " pour un patient à partir, non pas d'une pathologie, ni d'une situation, mais à partir d'un temps de suivi déjà suffisamment long, 6 mois par exemple ; ce patient " en continuité " serait alors l'objet d'une attention particulière de l'équipe de secteur. Et surtout l'élaboration d'un travail de continuité des soins deviendrait 'automatiquement' à la charge de l'ensemble de l'équipe de secteur.

Cette proposition devrait permettre plusieurs choses : d'abord de rétablir un équilibre entre soignants, ne pas hiérarchiser les rôles, le psychiatre de secteur 'chargé' de la continuité est trop vécu comme au dessus des autres, critiquant le travail des autres; cet équilibre rétabli permettrait à chaque soignant de s'interroger sur les convergences à établir entre le soin donné à un moment précis dans une unité de soin, et la coordination à établir simultanément avec les autres soins pour mieux apprécier comment chaque soin, non seulement diminue la souffrance actuelle, mais aussi participe à un mouvement de cohérence avec tous les soins que reçoit un patient sur une longue période (quels que soient les lieux et les soignants qui interviennent) ; cela permettrait d'accéder en plus à une notion trop facilement pointée comme illusoire ou imprudente : celle de la prévention des souffrances et des troubles (rappelons que soin et prévention sont absolument indissociables en psychiatrie, ce qui a comme conséquence de ne pas se rendre compte du travail énorme de prévention que nous réalisons quotidiennement, que l'on omet de représenter). Il est en effet indispensable pour tout patient dont la pathologie est lourde, d'oser, malgré une évolution variable, d'oser imaginer non pas quels soins successifs doivent lui être appliqués, mais simplement quels types d'appui lui proposer dans l'année présente, et pour les quelques années qui viennent. Si nous sommes à l'écoute des familles et des travailleurs sociaux nous savons que c'est une question qui les préoccupe beaucoup, avec lucidité : " mais que peut on lui proposer dans les années qui viennent ? que va-t-il devenir si nous disparaissons ? quels rôles pouvons nous jouer pour qu'il puisse continuer de construire sa vie ? ". D'ailleurs si nous considérons les dispositifs de soin que nous avons mis en place dans chaque équipe de secteur pendant cette période dite intermédiaire, des structures intermédiaires, nous sommes amenés à constater que ces organisations de soin obéissent bien à des exigences préventives : nous avons ouvert ces structures de soin pour accueillir à différents moments, différentes expressions symptomatiques des troubles 'à venir', de nos patients. Avec ce dispositif de structures intermédiaires nous avons donc réalisé une œuvre collective considérable qui est une " action de prévention ".

Il se trouve que notre équipe de secteur est arrivée après 30 ans d'évolution à une étape de maturité passionnante ; elle a en mains divers outils qui lui donnent la possibilité d'imaginer un tel fonctionnement :
- d'une part une diversité de structures de soin,
- d'autre part depuis janvier 2000 la localisation de la totalité des structures à l'intérieur du périmètre de ce secteur.

Ceci permet à l'ensemble de l'équipe de secteur de ne pas se laisser impressionner par la division du travail en unités de soin, laquelle peut aboutir (c'est arrivé à plusieurs reprises dans notre histoire et pour toutes les unités) à un cloisonnement des unités les unes par rapport aux autres, avec comme conséquence fâcheuse, le morcellement des soins et leur discontinuité vite incohérents pour les patients et leur entourage (nous avions réussi à remplacer les propos 'ésotériques' abscons dont étaient friands les jeunes psychiatres teintés de psychanalyse, nous mêmes, par des changements institutionnels ; mais regardons aujourd'hui les choses en face : les indications successives d'entrée dans diverses institutions sont tout autant… incompréhensibles et arbitraires que ces propos, elles sont en effet présentées sans autre explication, comme 'toute puissantes', nous devrions y être attentifs).

Pour que cette réflexion sur la " continuité des soins " se concrétise, il me paraît hors de question 'd'organiser', de 'planifier', 'd'instituer' des instances ou des personnes qui rendraient 'obligatoires' des réunions entre toutes ou partie des structures de soin. Ce serait très lourd et terrorisant.

Il suffit d'affirmer que cette idée de 'continuité des soins' pour un patient donné est une question qui n'est l'exclusivité de personne dans l'équipe, mais qu'elle est à la charge de tout le monde, de tous les membres de l'équipe ; chacun, à propos d'un patient donné peut alors s'en saisir, y réfléchir et provoquer une rencontre de plusieurs soignants pour faire avancer la réflexion et aider à la convergence des efforts thérapeutiques, et à plusieurs, " au nom de l'équipe de secteur " se demander ce que les différentes équipes ont réalisé, ce qui est vécu comme échec, comme réussite, comme routine, ce que nous croyons être ses difficultés, ses potentialités, et aussi ce que seraient se projets, ce que seraient les nôtres, ce qui nous paraît dans tout cela être des lacunes et être des appuis. - Pour un jeune patient psychotique, après 3 ans de travail avec lui, nous pouvons prévoir un certain nombre d'évolutions et proposer, non pas un chemin précis, mais un certain nombre de " balises ", qui pourront constituer différents repères pour lui et son entourage : nous pouvons montrer là la richesse de l'équipe. Il suffit que dans notre file active nous puissions connaître les patients étant engagés dans la 'continuité des soins'.

Un outil de choix pour la continuité : les passages
Il se trouve que notre équipe de secteur a élaboré un outil qui peut se révéler ici très utile. Il a été inventé d'abord dans l'unité d'Accueil-Crise, puis expérimenté dans d'autres unités où il s'est avéré très précieux. Nous l'avons appelé " passage ". Il ouvre clairement la perspective d'un approfondissement de la continuité des soins. C'est une rencontre proposée à un patient à un moment clé de son histoire de soin : celui où un soin se termine et où un autre est envisagé pour lui succéder comme un complément qui parait pertinent. Il est essentiel qu'à ce moment là, moment 'd'entre deux soins', (comme aux autres moments thérapeutiques, mais c'est à chaque fois à réaliser, cela ne se fait jamais tout seul), le patient se sente situé comme sujet-acteur de ses soins.

Concrètement, voici comment se déroule un passage : un soignant (S1) de l'unité de soin qu'il quitte, rencontre, en présence du patient, un soignant (S2) de l'unité de soin où il va aller. Dans cet entretien à trois Mr S1, prend le patient à témoin et l'invite à intervenir dans le cours du propos qu'il tient à Mme S2 autour du travail psychothérapique qui a été réalisé par et avec ce patient. Les soignants ne vont pas chercher à se raconter la biographie du patient, ni à détailler la totalité des soins reçus ou le contenu du dossier. S1 se contente de transmettre quelques 'indications' sur des moments qui ont été porteurs de sens pendant le travail thérapeutique réalisé dans l'unité que quitte le patient ; il va préciser des points qui témoignent de l'élaboration psychique du patient, et y mettre en évidence à la fois une connotation que nous dirons " narcissique " pour sentir la nécessité que le patient y retrouve quelque chose qu'il a apporté et qui fait partie de sa vie psychique, et dans le même temps ce propos constitue un témoignage de l'investissement du soignant à son égard. A partir de là, très vite et simplement, son collègue S2 demande une précision, s'étonne, interroge, exprime son propre intérêt à ce qui lui est rapporté et aux éléments complémentaires qu'évoque le patient, il montre que ce qui est dit a du sens pour lui aussi, il fait preuve de sa capacité à investir à son tour en pointant des questions qu'il lui paraît important d'approfondir, si le patient en est d'accord. Mis dans une telle situation aucun patient ne reste indifférent, il commente, s'irrite, s'étonne, complète, contredit, accepte, sourit, s'attriste ; des mouvements émotionnels surviennent, prévisibles et imprévisibles, ils sont tous de précieuses indications pour le soignant S2 qui constate ce qui mobilise le patient et ce qui pourra être travaillé.

Osons parler de 'greffe' de transfert, de transfert de transfert et de contre transfert, car c'est beaucoup plus qu'un passage de relais, ou que des transmissions. Mettons nous donc à travailler ceci de près grâce à des exemples cliniques, et confrontons nos remarques…ce pourrait être l'objet d'un livre collectif pour une équipe de secteur.

Cela n'a rien à voir avec les habituelles transmissions d'informations qui écartent toute dimension subjective, et qui 'objectivent' tous les partenaires. C'est aussi un refus de ces moments où rien n'est transmis entre deux unités alors que le patient va de l'une à l'autre, c'est encore le refus de cette prétention de 'tout' transmettre avec un volumineux dossier, le refus de ces moments où le patient se trouve confronté à 5 ou 10 soignants qui vont asséner un flot d'informations, dont le résultat est d'étouffer, d'écraser le patient d'un savoir intrusif où il n'a rien à dire, le refus de ces entretiens qui se succèdent mais où les soignants veulent préserver leur virginité et 'se faire' seuls une idée personnelle sur le patient, lequel se trouve obligé, jusqu'à vomir, de re-raconter son histoire. Tous ces 'moments' sont classiquement ceux que les patients affrontent en psychiatrie et qui participent à leur découragement pour s'engager dans une demande de soin.

La composition du 'groupe soignant du passage' doit être aussi modeste que possible, deux à trois soignants, pas plus ; la présence d'un psychiatre ne doit pas être systématique, par contre la participation des infirmiers est essentielle, car ils partagent les faits de la vie quotidienne et ne sont pas tenus d'affirmer diagnostic et traitement, de ce fait ils sont dans une simplicité relationnelle qui place cet entretien à son juste niveau, lequel est non pas dans le souci de résumer la vie, ni dans la problématique centrale du sujet, mais dans la perception de l'interaction des investissements de la vie quotidienne partagée, où les processus d'identification sont simples et immédiats.

Ces passages ne viennent pas en remplacement des lettres et rencontres que les soignants pensent nécessaires pour consolider l'organisation du cadre thérapeutique et ses applications techniques, ils se complètent mutuellement. Ils ne se remplacent pas.

Le point essentiel, difficile à mettre en évidence et à utiliser, est la reconnaissance du 'sceau narcissique' qu'applique le patient sur certains aspects du contenu de ces passages, car en leur absence il reste indifférent à ce qui se déroule sans lui, il ne s'approprie rien, ce n'est pas son histoire. Ce sceau survient lors de l'expression d'une émotion, lors d'une remarque, dans une revendication qui confirme l'investissement du patient, ou lors d'un échange où est mêlée sa famille. Etant donné la richesse de ce moment, et ses potentialités, on comprend à quel point, quand cette attention aux 'passages' peut devenir une modalité de travail soutenue, elle est en mesure 'd'installer' la continuité des soins. Ceci constitue un achèvement du travail de la psychiatrie de secteur.

On perçoit aussi que cet outil peut être utilisé dans des articulations qui ne sont pas internes à la psychiatrie, mais sur ses marges, ainsi, à la suite de Michel de Clercq, nous avons parlé de 'triangulation' quand le passage se déroule avec le médecin généraliste et à l'hôpital général. Elle peut paraître utile et pertinente aussi dans l'articulation avec des acteurs du champ social, en étant dans ces cas prudents pour délimiter l'espace forcément plus réduit de l'échange et reconnaître ce qui fait partie de ces trois champs sans les mélanger, entre les deux se situe la famille qui dans un certain nombre de cas va être le partenaire d'une 'alliance' (avec le généraliste se tisse aussi une autre alliance).

Ne négligeons pas le fait que ce travail de 'passage' peut aussi nous introduire à une réflexion plus approfondie sur le fonctionnement des groupes thérapeutiques, comment fonctionnent les interactions à plusieurs, comment nous pouvons travailler les situations dites multitransférentielles, et les transferts latéraux ?

Et si nous parlions 'évaluation' de la continuité ? Cette notion de continuité des soins ne peut-elle même nous permettre de modifier, selon nos critères, le dialogue avec les Tutelles qui 'recherchent désespérément' des " signaux d'efficacité ", des appuis pour réaliser une évaluation de notre activité ?

Nous avons en effet à rendre compte de notre activité, mais il faut reconnaître que la plupart des propositions qui ont été faites sur ce plan nous paraissent parfois nulles, parfois massacrant la psychiatrie, il ne faut pas avoir peur de l'affirmer :
- que ce soit le DSM IV qui coupe en rondelles symptomatiques chaque patient ; profonde erreur, car chaque symptôme n'est qu'un moment dans une souffrance qui se déroule durablement chez un sujet ayant une personnalité précise, ce symptôme isolé est dénué de sens, s'il n'est pas replacé dans l'histoire de ses troubles et de sa vie,
- que ce soit le PMSI qui va chercher à découper, de plus en plus finement, toute activité thérapeutique en tranche d'heures ou de minutes, tout en précisant à chaque fois le nombre et la profession des intervenants, alors que nous savons que les " moments thérapeutiques " ne sont pas comptabilisables, car non comparables, certains d'entre eux sont efficaces, d'autres non, selon par exemple la 'qualité affective' investie par chaque intervenant, selon la dynamique associative réalisée, selon l'état de réceptivité du patient à ce moment, …
- les labels de qualité (idée délirante appliquée à la psychiatrie, chaque soignant sait s'il s'engage ou non, mais lui seul est à même d'en témoigner, les autres qualités sont secondaires), et l'accréditation, sont, eux, consternants ; un exemple est donné dans l'intérêt brutal et mis en épingle que tant de soignants apportent actuellement à cause des dernières accréditations aux cellules et aux chambres d'isolement ; cela a comme effet de redonner de l'importance aux notions de violence et de dangerosité que le minutieux travail de secteur avait réussi à désamorcer, et réoriente l'intérêt vers la médicalisation et l'enfermement hospitalier, au moment où la réflexion autour du contact corporel et l'ambiance des lieux de soin étaient en cours d'élaboration. Ils représentent, eux, un vrai progrès dans les techniques de soin du secteur, au moment où le soin à domicile aussi devrait être soutenu ; ces dernières propositions constituent des réponses anticipatives à la violence beaucoup plus pertinentes que les chambres d'isolement lesquelles laissent toujours une marque de stigmatisation, lourde à porter.

Désolation que toutes ces évaluations échafaudées dans des bureaux, à distance 'prudente' des patients, ou dans le champ médical qui est clairement différent du champ psychiatrique, ou encore dans des pays étrangers qui n'ont pas fait l'effort de mettre en place une psychiatrie de secteur. Toutes ces tentatives d'évaluation ont comme conséquence de détourner l'attention et l'investissement des soignants vers les comptages quantitatifs, c'est à dire aux antipodes de l'attention à porter à la 'qualité' de l'investissement personnel face à chaque patient rencontré et à la variété de son environnement. Cela vient participer aux diverses tentatives de destruction du travail de secteur que certains font clairement (de nombreux universitaires), ou de façon masquée, tentatives qui viennent s'associer à celles de certains administrateurs qui veulent infliger des 'grilles', des 'normes', des règles qui sont le quotidien de leur propre domaine, lequel fort respectable n'a rien à voir avec la recherche du sens, l'histoire, le but et les réalisations concrètes de la politique de secteur, tout ceci obéit aux mêmes objectifs que les mesures qui ont provoqué la diminution inexorable des psychiatres et la disparition du cadre remarquable des infirmiers psychiatriques, ces derniers dans toutes les équipes de secteur montrent leurs capacités et leur compétence ; tout ceci participe d'une absence de politique claire de l'Etat actuel à l'égard de la psychiatrie, d'une absence de promotion active du travail de secteur, du frein mis à l'éclatement des grandes concentrations hospitalières, qui en psychiatrie sont la marque du passé et source de souffrances accrues des patients et de leur famille.

Pourtant nous pouvons témoigner des résultats de la psychiatrie de secteur quand nous observons notre travail : quand dans une équipe, l'attention à l'évolution des pratiques et des élaborations a pu être soutenue pendant une longue durée, 20 ou 30 ans par exemple, nous voyons des résultats remarquables, inespérés.

La réflexion sur la continuité des soins est tout à fait spécifique de la psychiatrie de secteur. Elle entraîne une réflexion sur le " temps " , son abolition était l'un des supports de la vie asilaire, l'attention qui lui est portée au contraire dans le secteur réinscrit le soin dans des moments de la vie, laquelle retrouve ses rythmes.

Si l'on voudrait faire un peu d'évaluation de l'activité il serait utile de comparer ce qui est comparable, et par exemple de distinguer deux catégories de patients dans nos files actives annuelles, selon la proposition faite ci dessus, autour de la continuité des soins : nous pouvons distinguer deux groupes : les patients que l'on voit pendant une courte durée, inférieure à 6 mois, et ceux que l'on voit plus de 6 mois. Nous avons ainsi la possibilité d'étudier deux groupes très différents, l'un de patients 'épisodiques' (éphémère, temporaire, fugace, fugitif, transitoire, précaire, fragile, frêle), l'autre de patients acceptés en 'continuité de soin' pour une période indéfinie ; il sera intéressant de remarquer que ces deux groupes mobilisent de façon très différente les énergies de l'équipe. Pour chacun ensuite il est possible de décrire d'une part simplement les différents 'séjours' de soin, et d'autre part les perspectives de continuité de soin développées. Une telle évaluation est à la fois un regard sur la dynamique de l'équipe et ce qu'elle construit comme politique, et aussi sur le projet de soin développé et propre à chaque patient. Le total est à la fois une appréciation claire du travail d'une équipe, et d'autre part un point de départ possible pour les recherches que chaque équipe a envie de développer au fur et à mesure de son évolution. Par exemple, il serait utile et judicieux de considérer non pas la file active annuelle mais la file active de patients suivis en continuité de soins, forcément sur plusieurs années. Et de faire des recherches en conséquence.

Il est sûr que cela peut paraître une surcharge de travail dans un premier temps, en réalité, c'est moins lourd que la comptabilité minutée, c'est simplement un réajustement de la perspective véritable que permet la psychiatrie de secteur par rapport aux souffrances psychiques : un soin au regard du développement de la personnalité de chaque patient et de son histoire.

Continuité de l'équipe, continuité de l'entourage
Mais parler ainsi de la 'continuité des soins' n'est vraisemblable que si se maintient dans cette équipe un intérêt à l'histoire de cette équipe et à celle de la population de son secteur. Bizarrement tout s'oppose à considérer ces histoires : l'arrivée de nouveaux soignants, les demandes de rapport d'activité, l'analyse de l'état des lieux, autant de regards qui 'figent' comme une photographie la situation actuelle comme étant une situation immuable. Inversement prendre cette histoire en considération permet de relativiser toute chose existante, de comprendre les petits détails qui ont amené à prendre telle décision plutôt que telle autre, de percevoir que dans le moment présent il y a autant de richesse créatrice que dans toutes ces années passées et qu'il est possible de puiser avec vigueur dans l'attention au présent ; la pertinence reconnue de tel petit détail passé donne au présent une force potentielle redoublée : on peut aujourd'hui au moins faire aussi bien !

Je ne sais plus pourquoi, encore jeune chef, j'ai eu l'idée en 1975 de proposer à notre Syndicat d'inciter chaque équipe de secteur à écrire, jour après jour, son histoire sous forme d'une 'monographie de secteur', pressentant la richesse que cela représenterait à la fois pour l'équipe et pour les 'étrangers' à cette équipe. Il me paraît évident aujourd'hui que pour construire le travail d'élaboration que peut être un travail de continuité des soins cette monographie est l'un des points d'appui permettant aux membres de l'équipe de se rappeler comment les outils de l'équipe ont été forgés, quelle a été la généalogie des idées et des répartitions de rôles dans l'organisation. Il en est de même des liens avec les acteurs des villes du secteur, des 'contrats qui se sont noués et dénoués. Et tout ceci prend plus encore de force lorsque dans le soin d'un patient nous percevons les liens existant entre les membres d'une famille, entre les générations d'une même famille. Toutes ces histoires se renvoient les unes aux autres dans la psychiatrie de secteur dans des écheveaux complexes qu'il est utile de pouvoir éclairer de façon pertinente, tout en sachant simplement oublier ce qui a été, pour qu'advienne le présent.

De façon évidente la continuité des soins constitue un filon de réflexion d'une très grande richesse, qui est en propre entre les mains des seuls soignants des équipes de psychiatrie de secteur, c'est une grande responsabilité, mais c'est aussi passionnant ; elle ne peut se mener à bien que dans un travail associant dans chaque équipe les anciens et les nouveaux …et surtout dans un travail qui ne peut se réaliser de façon systématique, mais 'à l'envie', quand le désir en vient à ses membres. Il y a beaucoup de place là, prêtes pour élaborer des méthodologies et des rendez-vous sur cette question. Tout est à faire.

Le réseau

Quelques remarques, pour terminer cette dernière lettre, autour de ce terme adulé par le ministère et que les bons élèves s'empressent d'emprunter actuellement en psychiatrie. Quelques autres pensent en toute indépendance qu'il peut être utile pour approfondir la discussion autour de la psychiatrie de secteur, ceux-là je les suivrai volontiers sachant l'intérêt qu'ils portent à celle-ci. Au départ ce terme a l'inconvénient de faire croire que, lorsqu'on l'utilise, on est sûr de réussir tout ce qu'on entreprend (avec la bénédiction du ministère), il suffirait de le nommer pour que tout fonctionne ! Un autre danger est qu'il gomme les différences entre les points qu'il articule ensemble et entre les façons d'articuler ces points, alors que dans le travail de psychiatrie ce qui est essentiel c'est de mettre en évidence la diversité des identités, la variété des fonctionnements, sources d'enrichissements mutuels.

Par contre quand ce terme représente le souci qu'il faut à tout moment " mettre en réseau " cad mettre en articulation, nous retrouvons le souci propre à la continuité que nous venons d'évoquer. A ceci près, qu'aucune de ces articulations n'est équivalente (contrairement à un réseau classique : SNCF, PTT, web, ) elle n'est pas du même ordre en psychiatrie entre deux soignants par exemple, entre un soignant et un généraliste, et une AS, et le bureau d'aide sociale de la mairie, un voisin, la famille, etc…

Cependant cette réflexion peut permettre de situer le 'niveau' de la psychiatrie dans le champ médical comme dans le champ social.

Dans le champ médical, par exemple à l'hôpital général, nous intervenons toujours en 'second', c'est à dire à la demande, et sous couvert d'un responsable médical ; et nous tenons absolument à rester dans cette place, elle nous garantit de toute erreur concernant le pronostic vital autour d'un processus médical ignoré, elle permet par l'articulation mise en place (triangulation ) de rester dans une volonté de garder une conception globale du sujet.

Il en est de même dans le champ social, nous sommes amenés à intervenir à la demande d'un acteur social (une structure, une AS, un éducateur ) auprès de personnes qui sont supposées présenter une souffrance psychique nécessitant un secours thérapeutique. Ici aussi nous intervenons 'en second'. -Certes la psychiatrie de secteur, en nous permettant d'être présents sur l'agora, sur la place publique, nous donne la possibilité de répondre à des demandes directes de personnes qui souffrent. - mais là aussi, notre souci (contrairement à l'idéologie asilaire antérieure) est de veiller à l'articulation du sujet avec ses interlocuteurs sanitaires et sociaux, et en veillant non pas à remplacer le champ thérapeutique, ou le champ social, mais à rester " en second " ici aussi. Car pour toute personne, même pour celle qui se trouve dans la plus grande souffrance psychique, le point premier essentiel est la dimension de VIE personnelle et sociale, -son enracinement, son engagement, sa place relationnelle, en un mot sa vie quotidienne (où le soin psychiatrique, lorsqu'il est nécessaire, est toujours en second).

Pour conclure et résumer cette réflexion, nous pouvons convenir, comme je crois le défendent nos collègues Roelandt et Piel, que la notion de réseau se trouve là tout à fait justifiée et utile pour mettre en évidence le fait que dans la société le réseau psychiatrique est toujours en second, et en articulation, qu'il n'est jamais seul, par rapport aux autres niveaux de fonctionnement du sujet - citoyen.

Dernière remarque sur le secteur : la déshérence sociale source de désarroi psychique :
Une inquiétude à transmettre avant de terminer ce coup d'œil rapide sur notre travail de secteur : il y a, il y aura toujours un certain nombre de personnes peu visibles, assez insaisissables dans chaque secteur, et pourtant faisant partie intégrante de chaque secteur, elles ont pour caractéristiques de n'avoir plus de liens, peu d'attaches, de ne pas se signaler, d'être peu connues, peu repérables. Pourtant nombre de ces personnes sont dans un état de souffrance psychique maximum, car sans symptôme franc les signalant ou en termes exclusivement de données sociales, donc sans défense organisée. Nous sommes par rapport à elles, nous mêmes sans appui, car sans formation à leur égard, si ce n'est… une bonne dose de prévention 'contre', nous n'avons pas de repère pour préciser les limites de notre intervention, ni même une idée de la façon de les rencontrer. Dans la précédente lettre je disais comment un infirmier tentait d'en parler, soit disant 'naïvement', donc en interrogeant ; ce n'est pas un hasard si dans de nombreuses équipes de secteur les Assistantes Sociales se sentent elles mêmes en souffrance, et si de nombreuses Associations qui cherchent à établir des liens entre soins et psychiatrie se sentent 'seules' et larguées ! il y là une articulation à travailler entre une équipe de secteur et sa population.

Pourquoi est ce ma dernière lettre hebdomadaire ?

Parce que cette lettre hebdomadaire est une idée personnelle, et qu'elle est une lettre de chef de service, (et je ne le serai plus dans deux jours). Elle a été décidée dans l'histoire de notre équipe à un moment précis, il y a 3 ou 4 ans, lors de la mise en place de l'instance de dialogue qu'est le Conseil de Service et du moment de la réflexion clinique qu'est le séminaire. Je craignais une information insuffisante des membres de l'équipe, et j'avais ressenti le besoin chaque semaine de maintenir en éveil l'ensemble de l'équipe et de soutenir son désir d'être attentive à sa propre évolution. Il manquait quelque chose (selon moi). Mais cela, c'est une analyse personnelle de chef de service, à cette époque,…mon successeur saura ce qui lui convient le mieux.

Dans ce contexte, l'été dernier (lors de la lettre 42, 'été 42'), voyant arriver le moment où il faudrait mettre un terme à ma responsabilité, je me suis laisser prendre à vouloir rendre public le travail d'une équipe de secteur, pour provoquer des échanges avec d'autres équipes, et stimuler un débat ouvert sur nos pratiques au moment où la psychiatrie de secteur paraît en si grand péril. Il se trouve que pour notre équipe ce moment actuel est celui où ses pratiques de soin, ayant une plus grande maturité, sont au mieux de notre histoire ; tous les soignants de cette équipe se montrent pris au jeu, développent et utilisent leurs qualités plus que jamais ils ne l'ont fait, d'eux mêmes, pour eux mêmes, et pour les patients. De ce fait j'ai été amené dans ces nouvelles lettres à agrémenter les évènements quotidiens de commentaires sur le travail et de réflexions de fond sur la psychiatrie de secteur et ses potentialités. (de là ces dérives d'écriture qui au lieu de se contenter d'une puis de deux pages, ont entraîné 4 pages régulières, et même 6, voire 8 !)

-Une remarque au passage, - l'isolement du chef de service est une réalité propre à la fonction, elle ne peut être écartée. Il en est de même pour ces lettres, pendant 4 ans elles ont rarement provoqué de réponse orale ou écrite, elles ont été le sujet de quelques 'passages à l'acte', comme par exemple des boy-cot de réunions, ou de commentaires acerbes en mon absence, …mais la vie c'est l'échange, même dans ses dysfonctionnements !

-Mon espoir était que grâce à SERPSY et internet cette lettre serait l'occasion d'échanges : ce fut là, à peu de chose près, le même silence.

Enfin il est clair que le jour où j'arrête la chefferie et passe le relais en intérim local à quelqu'un qui est solide et qui est estimé, je ne peux plus me permettre de faire un 'commentaire hebdomadaire'. Cela constituerait la mise en place d'un surmoi qui ne pourrait que " contrôler "…alors que j'ai eu la chance de travailler pendant si longtemps avec une équipe formidable, dont le travail de chacun méritait d'être repris ici, car il est à chaque fois preuve de créativité et source d'enseignement.

Je remercie beaucoup SERPSY d'avoir fait l'expérience de cet 'échange' sans retour. Je pense que la psychiatrie de secteur s'appuie sur l'écriture quotidienne d'une histoire. Il me semble que la garantie de son travail, la possibilité de donner et de trouver matière à enseigner, c'est l'écriture 'banale' (au sens que soutient Hélène Chaigneau) de son travail 'banal', de telle sorte que régulièrement chacun, et tous, puissent 're-travailler' ce qui est perpétuellement créé au quotidien.

Aux membres de l'équipe, j'exprime ma joie d'avoir pu contribuer à la mise en place de cette équipe et mon bonheur de pouvoir en apprécier les qualités et l'évolution au quotidien. Vous venez seulement cette année de récolter les fruits de ce long travail. Je souhaite dans les années à venir demeurer un témoin attentif et concerné de votre évolution.

Au revoir, affectueusement.

Guy Baillon