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CHRONIQUE HEBDOMADAIRE D’UNE PRATIQUE DE SECTEUR
Secteur 14 de la Seine Saint Denis

Lettre n° 1 - 21 août 2000

Pourquoi ne pas saisir l’occasion de nous interroger sur notre pratique actuelle de la continuité du soin ?

Certes depuis la ‘naissance’ de notre équipe en 1971 nous ‘pensons continuité’, en sachant que ‘l’idéal’ qui pourrait être le temps partagé avec un patient, pendant des durées plus ou moins longues de jours puis d’années, est impossible et de plus inévitablement mélange vie et soin (le patient et les soignants ont chacun leur vie propre). Les choses étaient simples sur le plan de la continuité tant que la seule structure de soin était l’hôpital, complété par le dispensaire où le médecin revoyait le patient pendant une durée X . Mais à partir du moment où nous avons cherché à soigner le patient avec et dans son environnement, cette simplicité initiale a laissé la place à une complexité extrême : les équipes de secteur, la nôtre, se sont efforcées de réaliser progressivement plusieurs espaces de soin ayant des objectifs complémentaires et utilisant des stratégies qui se voulaient différentes (hôpital de jour, cattp divers, centre d’accueil et de crise, etc, en plus du service d’hospitalisation et des dispensaires ou cmp) …si bien que peu à peu nous avons mis en place une psychiatrie de plus en plus ‘moderne’ et de plus en plus " discontinue " . Avec ce dispositif de soin chaque patient, en fonction de l’apparition de souffrances variées, va rencontrer successivement des soignants différents auxquels il va avoir à re-‘raconter son histoire’ ( ce qui l’irrite profondément, car les soignants qu’il voit insistent pour lui dire qu’ils font partie de la ‘même équipe’, donc ‘ils savent’ ! et ‘font comme s’ils ne savaient rien de lui ! alors ?). Les soignants rationalisent et justifient la dure existence de la réalité : puisque les soins sont discontinus, nous allons montrer que cette discontinuité est une bonne chose, disent ils. Il y a, en effet, actuellement deux arguments qui soutiennent cette attitude, l’un vient de la psychanalyse, l’autre de la psychiatrie ‘séquentielle’ qui serait née aux USA avec le DSM IV ; selon la psychanalyse ce qui importe c’est, non pas la transmission d’un savoir clinique sur un patient, mais la relation naissante entre un patient et le nouveau soignant qu’il rencontre, il est clair que ceci est en effet une règle d’or de la pratique de la psychanalyse privilégiant l’installation des relations transférentielles et contre transférentielles, mais nous ne sommes pas du tout dans la situation d’une cure analytique, nous sommes dans la pratique psychiatrique, et si celle ci peut s’enrichir des lumières de la psychanalyse, elle doit éviter d’importer des règles inadaptées et s’en constituer de nouvelles, par exemple : comment allons nous procéder pour que dans la pratique de secteur chaque patient sente que notre souci premier est d’installer une relation de confiance ; le deuxième argument nous vient de la psychiatrie ‘séquentielle’, qu’entre nous il serait trop facile de mettre sur le dos des américains, elle est en fait le pur produit de la psychiatrie de secteur, où nous avons voulu différencier des espaces de soin répondant spécifiquement à telle phase des troubles d’un patient, et selon ce fonctionnement nous avons de plus en plus tendance à vouloir répondre au mieux au symptôme ciblé…et nous nous trouvons devant le dilemme suivant : soit les soignants de cette unité ont envie de s’interroger sur la problématique globale du patient, mais alors ils marchent sur les brisées des autres unités de soin qui suivent le même patient, en particulier la psychothérapie au long cours réalisée par le psychiatre de secteur, ils vont être tentés de soigner ce patient à la place des autres soignants, soit ils sont fidèles aux règles que s’est donnée l’équipe de secteur et ils l’adressent à une autre unité de soin éventuellement après ce séjour, mais en gardant ‘leur droit de réserve’ sur ce qui s’est passé avec le patient, ( en fait même si un soignant transmet un résumé du soin réalisé, celui ci est tellement objectif que la rupture entre les soignants de cette unité et le patient est tout à fait consommée, nous sommes bien dans la discontinuité du soin, - je ne pense pas qu’il soit suffisant d’affirmer que c’est le sujet patient qui est seul maître de sa continuité psychique, car nous parlons ici de la continuité du soin). Nous pouvons convenir que ce résultat actuel de la psychiatrie de secteur autour de cet objectif fondamental qu’est la continuité des soins n’est pas satisfaisante. Comment avancer ?

 

Chaque équipe de secteur évolue, et elle le fait à sa façon ; nous mêmes avons beaucoup changé sous l’impulsion de plusieurs facteurs ; d’abord lors de la création de l’hôpital de jour en 1979 qui a montré qu’il était possible de soigner des patients au long cours en s’appuyant sur les ressources de leur environnement pour leur vie quotidienne, puis avec la création de l’unité d’accueil en 1982 qui s’est accompagné du désir de transformer toute situation dite d’urgence en ‘temps d’accueil’ installant la confiance dans la ‘rencontre’ avant de s’engager dans un processus de diagnostic, enfin avec le ‘travail de crise’ nous avons découvert l’intérêt considérable que constituait la séquence dite de " passage " entre deux moments de soin différents (nous aurons l’occasion de revenir à plusieurs reprises sur cette notion de passage, je rappelle seulement qu’il consiste en une rencontre entre deux soignants et le patient, un soignant qui a suivi le patient pendant le soin qui se termine, l’autre va le suivre pendant le soin ultérieur, charge est donnée aux trois personnes de se parler).

Nous sommes aujourd’hui à une autre étape encore de notre évolution depuis janvier : en ce début d’année les 19 lits d’hospitalisation que nous avons gardé des 92 lits d’origine de 1972 ont été transférés de Ville-Evrard à Bondy dans un espace partagé avec l’équipe de secteur voisine et ses 20 lits.

Depuis nous sommes en train de constater que la continuité des soins peut prendre de ce fait un nouveau visage qui serait peut-être plus proche de ce dont a besoin le patient. Nous avons constaté en effet que, sans avoir besoin de l’instituer, très naturellement les soignants des différentes unités de soin prenaient prétexte de cette nouvelle proximité et du fait que la totalité des espaces de soin sont dans la même ville pour se décloisonner et venir facilement voir leurs collègues et leurs patients dans le service hospitalier brusquement ouvert à tous. Cette proximité enfin obtenue après 28 ans d’efforts peut nous permettre de ‘réfléchir’ plus sereinement la continuité et secouer les raisonnements précédents étroitement reliés aux conditions du moment.

Si le soin, qui pour un certain nombre de patients se développe de façon variable sur plusieurs années, voire dizaines d’années, est fait de moments différents assurés par un groupe qui s’est divisé en plusieurs petits groupes pour mieux remplir sa fonction, la question est posée de savoir ce que nous voulons faire, et en fonction de quoi : nous pensons que les souffrances psychiques que rencontre une même personne se succèdent en ayant entre elles des liens étroits car elles constituent des moments dans l’histoire de cette personne ; leur survenue comme leur guérison s’élaborent chez une même personne en s’appuyant à la fois sur son histoire et sur son environnement. Elles surviennent et deviennent pathogènes à partir des moments où les défenses psychiques du sujet sont débordées, voire effondrées, voire non encore construites, ainsi le propos du soin et des soignants est de participer à la construction ou à la reconstruction par le sujet de défenses lui permettant de vivre mieux.

De ce fait nous ne pouvons nous satisfaire d’un travail soignant qui serait limité au symptôme du moment. Nous ne pouvons nous satisfaire, contrairement à ce que nous avons souvent affirmé, que la continuité des soins devrait accepter d’être faite de la succession de soins adaptés à chaque moment différent à la souffrance du sujet à ce moment là. Nous avons à nous interroger pour savoir comment chaque souffrance étant une étape dans l’évolution d’un sujet, chaque soin aussi peut constituer une étape ayant une valeur ‘enrichissante’ dans l’organisation et l’expérience de ce sujet. Nous sommes donc amenés à réfléchir sur ce que les soignants peuvent faire pour articuler chaque soin avec le précédent et le suivant (‘articuler’ ce n’est pas ‘souder’).

Comment la nouvelle expérience de la souffrance, qui, dans un certain nombre de cas, peut paraître une ‘répétition’, peut être reçue comme nouvelle et comme permettant de constituer dans le nouveau soin une expérience apportant au sujet une connaissance supplémentaire sur lui ?

Ceci nous invite à nous demander comment nous pouvons réfléchir à une articulation plus concrète, plus subjective, plus ‘engagée’ de la part des soignants autour de leurs moments de travail successifs. Là, chaque équipe de secteur est renvoyée à sa propre histoire et à ses objectifs. Ainsi nous mêmes pendant toute une époque nous avons pensé que c’était au patient que revenait de faire son ‘ménage’ entre ces différents moments et de les articuler entre eux ; puis avec notre unité d’Accueil nous avons compris que le patient seul en était le plus souvent incapable, et que cette unité qui jouait les intermédiaires entre les ruptures de soin pouvait avoir cette fonction d’articulation. Maintenant que toutes les unités de soin sont sur le secteur et que l’ensemble de l’équipe est attentive à l’ensemble de son travail, n’est il pas possible à chaque nouveau soin devant un nouveau trouble pour un même patient de se demander comment les soignants qui connaissent ce patient peuvent mettre en commun les ‘résultats essentiels’ ou ‘significatifs’ du soin précédent pour partager avec les autres nouveaux soignants le travail thérapeutique qui est en train de se faire avec ce patient ?

Mon implication récente dans le travail de notre unité d’Accueil-Crise m’a permis de constater l’intérêt de cette circulation facile des soignants de différentes unités pour des patients vus en situation d’urgence ou pour des patient hospitalisés : à chaque fois le patient se montre très intéressé par notre effort de mise en commun, il voit que des personnes prennent souci de lui, mettent en lien des moments distants ou disparates, et ceci pour des patients de différentes personnalités (névrosé, psychotique, border line). Ceci se passe beaucoup autour des hospitalisations qui représentaient le soin ‘lourd’ entouré d’une image négative tant qu’elle se déroulait à l’ancien asile ; maintenant au contraire, l’hospitalisation, qui n’a plus le sens de rejet, est restaurée, utilisée facilement lorsqu’une souffrance est excessive, en même temps c’est pour des durées souvent très courtes tellement la proximité de la famille, de l’environnement, des autres soignants entraîne une dédramatisation rapide. Je constate que cette évolution est en rapport avec cette modification de la circulation des soignants, et la facilité avec laquelle ils se ‘transmettent’ des éléments sur leur travail thérapeutique ; cette transmission n’est pas accumulation d’informations mais effort d’élaboration sur le travail psychothérapique engagé et en cours. (ceci renvoie aux travaux de Benedetti par exemple qui nous montre comment le soin autour de l’élaboration sur le délire d’un patient peut faire l’objet d’une transmission enrichissante).

La question qui est donc posée ici est plurielle :- la présence de toutes les unités de soin, y compris l’hospitalisation, située hors hôpital et dans le proche périmètre du secteur, constitue une réalité nouvelle : il nous revient d’en éclairer les conséquences ; - la pratique de la continuité des soins peut s’en trouver renouvelée, à nous de le préciser : quel projet thérapeutique la psychiatrie de secteur actuelle offre à nos différents patients ? et comment cette continuité va t elle être effectivement réalisée ? dans notre équipe nous avons institué le principe de la désignation d’un psychiatre de secteur pour tout patient dès 1972, quelle que soit la trajectoire de soins de ce patient c’est le même psychiatre qui assure le temps psychothérapique au CMP et sa continuité, mais si celui ci reste enfermé dans son bureau, il ne pourra articuler son travail avec celui du reste de l’équipe pour les différents autres soins au bénéfice de ses patients, à l’inverse s’il rencontre les soignants de l’unité Accueil, un nouveau trouble n’est plus considéré comme une rupture ou une rechute, mais comme une simple étape dans l’évolution du patient, sans connotation négative, de même si une hospitalisation s’avère utile la venue du psychiatre de secteur dans l’unité d’hospitalisation confirme au patient qu’il n’est pas ‘abandonné’ et met à l’aise les soignants du service qui peuvent très rapidement établir des liens de bonne qualité dans la continuité avec le patient.

On s’aperçoit avec étonnement à quel point nous avons jusqu’alors utilisé dans le soin des éléments imprégnés d’attitudes inconsciemment sadiques autour d’un éventuel bénéfice apporté par la séparation, le secret, la mise à l’écart qu’était l’hôpital ; et nous aujourd’hui, nous sommes témoins à l’inverse du bénéfice considérable qu’il y a pour tout le monde à renverser ces perspectives, à limiter les séparations, à limiter le secret, à faciliter le lien, les rencontres, la parole, à dédramatiser (il est possible d’évoquer à l’inverse les attitudes inconsciemment masochiques des soignants faisant croire que leur lieu de soin était le meilleur lieu de vie, et le prétextait pour favoriser l’agrandissement et la pérennité des services hospitaliers pléthoriques, fausse abbaye de Thélème !)

Il n’en est pas moins vrai que nous avons à poursuivre notre réflexion clinique pour montrer avec des exemples cliniques (comme le fait Benedetti) comment cette élaboration se met en place, comment une équipe de secteur peut relever le gant dans sa démonstration qu’elle a changé sa conception de la continuité des soins et comment cela peut être reconnu comme positif. Si ce gant n’est pas relevé, les conséquences pourraient être lourdes : on pourra se mettre à douter de l’intérêt de la psychiatrie de secteur.

La répétition d’un nouveau symptôme pour un même patient dans une salle d’urgence ou dans une unité d’Accueil à quelques jours ou quelques mois d’intervalle, montre à l’évidence que les réponses thérapeutiques antérieures n’ont pas été suffisantes, et c’est dans la confrontation avec cette répétition et les différentes réponses que le soin va trouver son efficacité, ceci ne sera pas le fait de la transmission d’un dossier, ni d’une lettre, ni d’un coup de téléphone, mais elle survient de la rencontre concrète entre ces soignants en présence du patient

Pendant toute une période l’éloignement des structures de soin entre elles et avec l’environnement nous avait fait penser que l’on pouvait se passer de ces contacts concrets, aujourd’hui nous devons tout faire pour les favoriser. C’est eux qui vont nous donner accès enfin à la continuité des soins et à l’élaboration du travail de secteur.

Guy Baillon
21 août 2000
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