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A la poubelle !

 

 

Elle est arrivée, joyeuse, un début d’après-midi. Elle était si fraîche, si pimpante dans sa petite boîte en carton, avec sa vignette décollée.

Le monde lui appartenait.

Elle connaissait sa mission. Elle l’avait acceptée en connaissance de cause. Elle militait pour le bien de l’humanité souffrante. Elle ferait reculer la psychose, elle terrasserait les voix, le délire, l’angoisse aux ailes de chauve-souris qui se cognent dans des goulets qui se resserrent de plus en plus.

Elle s’était présentée aux autres habitants de l’armoire : M. Toplexil à la belle voix grasse, M. Eludril qui chante dans le bain de bouche. Elle aurait dû se méfier. Tous avaient dépassé depuis longtemps la date de péremption.

Le temps ne passait pas.

Elle savait que la première prise était à 19 heures.

Elle était prête, un peu impatiente même.

Il viendrait, desserrerait son bouchon, introduirait sa pipette par le goulot et prélèverait cinquante gouttes de liquide. Il refermerait le bouchon, la replacerait dans sa boîte et elle, radieuse, joyeuse, pleine d’avoir rempli son office, se rendormirait en attendant la prochaine prise à huit heures du matin. Ah, quelle vie, quelle belle vie !

Il est 19 heures. Il est en retard. Tant pis. Il faut adapter la prise à ses activités. Elle attend.

Que fait-il ? Mais que fait-il ?

Il est 19 h 30. La télévision chante toujours, au-delà de l’armoire à la pharmacie et de la salle de bains riquiqui du studio où il habite. Il regarde le journal télévisé. Il veut être lucide pour affronter les nouvelles du monde. C’est bien. Bon réflexe. Il veut pouvoir en parler au groupe Revue de presse du mardi. Elle se sent fondre. Elle sent qu’ils vont bien s’entendre.

Il est 20 h 30. Elle se redresse du col. Enfin, elle va vivre.

20 h 32. Rien. Il reste devant la télé.

21 h. Il regarde le film … Il viendra après le film. Bon …

23 h. Hep ! HEP ! JE SUIS LA ! Ho, ho … Il faut prendre son traitement. Eh ! Oh !

23 h 15 : « J’ai un de ces mal de tête, moi, qu’est-ce que j’en ai fait ? Ah là, la voilà ma boîte de doliprane. »

«Et moi ! Je suis là, hurle notre héroïne, en silence. Je suis prescrite moi. Eh … Oh …. »

La porte de l’armoire se referme.

Nuit blanche. Elle perçoit des bruits étranges. Il fait les cent pas pour trouver le sommeil. Il va, il vient. Elle l’entend rire alors qu’une odeur étrange, un peu entêtante arrive jusqu’à elle. Oh non ! Pas le cannabis. Il finit par s’endormir.

Elle verse une larme virtuelle qui descend de son col et sinue le long de son corps, laisse une traînée humide sur l’étiquette avant de s’écraser dans un grand désarroi sur l’étagère.  Elle se sent comme une jeune épousée abandonnée le soir de sa nuit de noces.

A la nuit la plus sombre finit toujours par succéder le jour. Un jour plus sombre que la nuit.

Il l’a oubliée. Elle n’existe pas/plus. Lorsqu’il ouvre la porte de l’armoire à pharmacie pour un doliprane, un bain d’éludril, une gorgée de sirop, il ne la voit pas.

Un jour, humiliation suprême, il l’a poussée. Maintenant, même s’il le voulait il ne la verrait plus. Elle s’est couverte de poussière.

Elle ne le sait pas mais l’ordonnance du Dr Kissétoux se crispe et se fane au fond du tiroir. Même le plus doué des pharmaciens ne saurait plus y lire : L gttes de nozinan matin, midi et soir.

Son désarroi est total, complet. Le liquide qu’elle contient se périme, se fige.

Un jour, elle finira à la poubelle, ce cimetière des neuroleptiques abandonnés.

 

 

Aziz, le 25/11/08.