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Monsieur le président,

 

 

Je me permets de soumettre à votre jugement quelques questions que mon métier m’oblige à vous poser :

 

Quand une dame, soignée à l’hôpital psychiatrique depuis vingt ans, désespérée d’y être toujours mais terrifiée d’en sortir, malgré nos tentatives quotidiennes pour lui donner envie de s’y risquer, nos heures passées à l’écouter, à l’accompagner dans ses demandes, à entendre ses hallucinations, les terreurs qui traversent son corps et son âme, quand cette femme me dit qu’elle veut mourir, en quoi votre soucis de la psychiatrie va l’en empêcher, en quoi vos réponses vont m’aider moi à trouver les bons mots pour l’en dissuader ?

 

Lorsqu’un patient, pendant notre réunion hebdomadaire parvient à formuler cette question : comment réchauffer l’atmosphère à l’hôpital ? En quoi vos propositions vont nous permettre de lui donner envie de rester, de ne pas tenter de s’échapper de ce lieu si difficile à réchauffer, puisque vous souhaitez qu’il ressemble de plus en plus à une prison ?

 

Et que dire de ce comptage monstrueux qui jalonne aujourd’hui les journaux des soi-disant évasions de patients psychotiques ? Les personnes malades partent de l’hôpital lorsque celui-ci ne répond pas à leur douleur d’exister. Plus vous élèverez la hauteur des murs, plus ils se sentiront pris au piège, et loin de nous. Savez-vous que certains se sentent comme des naufragés en pleine mer et chaque humain qu’ils croisent comme des îles toujours plus inaccessible ? Le savez-vous ?

 

Quand encore, en fin de journée, un patient vient me voir au CMP pour m’expliquer qu’il est à bout, qu’il ne pense qu’à se suicider, à toutes les manières d’y parvenir, qu’il ne croit plus à rien, et qu’il se sent réduit à zéro dans notre société, un moins que rien, qu’il doit lutter contre des menaces extérieures et intérieures qui le poussent à se tuer, et que je lui dis que dans ce cas je ne peux le laisser repartir comme ça, mais qu’il refuse de parler à des inconnus, de livrer à nouveau son histoire car la honte qui le ronge l’empêche d’accepter toute l’aide dont on pourrait disposer, que dois-je faire si je n’ai pas dans l’équipe du secteur déjà des collègues qui le connaîtront un peu, ou me connaîtront et m’écouteront moi pour l’accueillir sans le tourmenter davantage ? Car c’est cela que prévoient vos experts, en détruisant la continuité des soins entre « l’hôpital » et « l’ambulatoire ». Comment laisser repartir cet homme sans m’assurer d’un relais humain adéquat, et donc efficace ?

Comment faire alors que d’autres patients attendent déjà, et qu’il est le quinzième de la journée ?

 

Comment enfin prendre en compte l’angoisse d’une équipe entière qui sent que peu à peu elle disparaîtra au profit d’un jeu de pion, où chacun réduit à une unité quantifiable pourra se retrouver, au gré des « besoins » de l’hôpital, un jour dans tel service, le lendemain dans tel autre ? Cette équipe qui a mis des années à se construire, à se connaître, à nouer des liens de confiance et une certaine liberté d’initiative pour créer avec les patients des possibles rencontres, des possibles actes thérapeutiques, cette équipe qui suit une même personne sur des années, au gré de ses crises et de ses solutions, aussi folles qu’elles soient, cette équipe qui rassure, qui sécurise surtout, qui n’est pas hostile ou anonyme, qui s’engage, qui se questionne chaque heure de la journée pour trouver les bons mots, cette équipe, monsieur le Président, quelle machine administrative peut la remplacer ?

 

Vos propositions sont en train de créer encore plus de crainte envers la psychiatrie, encore plus de méfiance des personnes qui pourraient venir demander de l’aide, par leur parole ou par les actes qu’elles poseront faute de trouver un interlocuteur qui les écoutera et y répondra.

Il y a fort à parier pour que certains fous délirent encore plus violemment qu’un complot cherche à les enfermer, à les contrôler, à les détruire, fort à parier pour que la violence engendrée par vos mots et vos méthodes nous enferment chaque jour plus dans des impasses thérapeutiques, que le lien que nous cherchons à tisser chaque jour, en prenant le temps qu’il faut car on ne peut faire l’économie de ce temps-là pour ramener l’autre souffrant à l’extrême dans notre espace collectif , que ce lien ne puisse même plus exister.

Comment faire à l’hôpital pour apaiser, pacifier des relations qui se sont mues en une haine inouïe alors qu’il n’y a que deux infirmiers pour trente personnes, est-ce que vous pensez que les patients et le personnel vont vous croire quand vous leur dites que vous connaissez la valeur de leur travail ?

 

C’est la question de la dignité qui nous permet de mesurer la valeur de celui-ci et vos solutions sont indignes de la mission qui est la nôtre. Et l’immense sentiment de révolte qui a soulevé toute la psychiatrie vient précisément de ce que vous avez fait intrusion dans le cœur même de nos métiers, par vos réformes sur la santé, la recherche, l’université, et la justice, en nous demandant d’exercer à présent ces métiers de façon indigne.

 

C’est pourquoi je vous demande, Monsieur le Président de la République, de revenir absolument sur ces réformes et de prendre le temps de répondre aux questions humaines qui s’y posent avant d’engager de nouvelles lois, de nouveaux décrets totalement contre-productifs et aliénants, pour toute notre société.

 

Marion Armellino-Vallet,

Psychologue clinicienne, Paris