Schizophrénie et dangerosité, les plus
dangereux ne sont pas ceux qu’on pense.
Les infirmières sont toutes hystériques,
elles ne portent rien sous leur blouse. Les avocats sont véreux et défendent la
pègre. Les psychiatres sont plus fous que leurs malades. Les noirs ont tous une
grosse bite. Les schizophrènes sont tous dangereux. Les hommes politiques sont tous
corrompus. Etc.
Ces préjugés ne résistent pas
trois minutes à l’analyse. Ils n’ont aucune valeur scientifique. Ils procèdent
tous d’une généralisation, figure bien connue de distorsion cognitive que nous
pouvons définir comme un jugement erroné qui conditionne la vision de la
réalité que se forgent une personne ou un groupe de personnes. A partir d’un
élément spécifique, isolé de son contexte, on généralise, on tire des
conclusions qui s’étendent à un ensemble de situations ou de personnes. La
distorsion cognitive se rencontre dans la plupart des pathologies
psychiatriques.
Quand la distorsion cognitive
et plus particulièrement la généralisation conditionne une politique de santé,
quand le plus haut sommet de l’état n’a pas plus de jugeote qu’une concierge le
pire est à craindre pour les populations concernées et pour ceux qui ont en
charge de leur apporter des soins.
Si au plus haut sommet de l’état
on considère que schizophrénie égale dangerosité, comment vivre avec une telle
maladie, comment se dire que l’on a une sorte de petite bombe atomique prête à
éclater dans un bain de sang ? Si le soin en psychiatrie devient de plus
en plus carcéral, si l’on ne parle plus que de chambres d’isolement, de
bracelets GPS comment accompagner et soigner des personnes doublement atteintes
et par leur maladie et par les commentaires méprisants, apeurés d’une presse et
de politiques qui les stigmatisent ?
Les membres du Laboratoire de
Réflexion et d’Echange sur les Maladies des Boyaux de la tête, soignés et
soignants, essaient de comprendre la maladie mentale, troubles bipolaires,
dépressions et schizophrénie. On y lit des articles scientifiques, on y fait
des tests psychologiques, on parle et on réfléchit ensemble à partir de
supports variés qui ont en commun de questionner la maladie mentale.
Ce mercredi, le groupe a
réagi à l’émission « Faites entrer l’accusé », consacré au drame de
Pau, qui était passé la veille à la télévision. Nous verrons qu’en dehors d’un
débriefing bénéfique, chacun peut cheminer à partir de l’émission, des
réactions des autres membres du groupe et s’interroger sur lui-même et sur le
risque qu’il fait éventuellement courir à ses proches, à la société, voire au
soignant.
Le groupe de réflexion et d’échange sur
les maladies des boyaux de la tête
Le laboratoire de réflexion
et d’échange sur les maladies des boyaux de la tête porte un nom interminable
qui se moque autant qu’il proclame une volonté. Il ne s’agit pas d’opposer des
soignants qui sauraient tout ce qu’il y a à savoir sur la maladie et les
médicaments et des patients qui ne sauraient rien ou si peu de chose.
L’objectif est de chercher ensemble, de cheminer, de réfléchir autour non pas
du malade qu’on est mais de la maladie qu’on a. Les uns amènent des
connaissances scientifiques et empiriques qu’ils ont acquises auprès d’autres
patients, les autres amènent leur vécu, leurs réflexion, ce qu’ils ont compris
de leur parcours et de leur maladie en se la coltinant au quotidien. Nous avons
choisi de parler des maladies des boyaux de la tête pour nous décentrer des
représentations habituelles de la maladie mentale. Nous revenons ainsi au sens
premier de folie qui renvoie à un boyau rempli de vent. Les boyaux de la tête
qui n’existent pas nous permettent de ne privilégier aucune théorie relative à
la maladie mentale, nous sommes ouverts, en recherche, en travail. Enfin,
l’expression atténue le côté un peu prétentieux, sérieux, mortel presque de ce
laboratoire. Il nous arrive aussi de nous boyauter. Tout dernièrement un
patient a reformulé tout ça en parlant des « Joyaux de la tête », que
nous avons adoptés illico.
Le groupe a d’abord été
structuré sur un mode classique, comme un groupe psycho-éducatif. N’y venaient
que des patients souffrant de schizophrénie. Pas de prescription médicale parce
cela serait impensable à Gap et, du point de vue des psychiatres, lèserait
gravement la relation infirmier-médecin. Un psychiatre parraine le groupe. Il viendra
quelquefois « jouer » au psychiatre en fin de séance. Un silence à
couper au couteau l’accueille. Il aura beau se démener, il finira par ne plus
venir. Les participants ne sont pas en recherche de parole médicale mais
d’échanges et de réflexion avec des soignants. L’espace ouvert est plus
important que les informations à traiter. Une sorte d’espace transitionnel où
se construit un savoir impossible à partager ailleurs.
Nous avons repris l’idée de
modules ou de grands thèmes choisis par les patients. Si nous commençons par
aborder le délire et les hallucinations à partir des fascicules Lilly, d’autres
supports seront utilisés : articles de vulgarisation, romans, témoignages
d’usagers, de chercheurs, films, dictionnaires, les seules limites sont celles de
notre imagination. Nous passons en général de trois à six mois sur une
thématique. Ainsi ont été abordées : hallucinations et délire, angoisse,
violence, dépression, schizophrénie.
Le support utilisé nous donne
la possibilité d’aborder le thème de manière « extérieure », objective ou subjective voire scientifique
sans entrer d’emblée dans la référence à la pathologie comme cela peut être le
cas dans une relation dite duelle lors d’un entretien infirmier ou médical. Ce
n’est pas le soignant qui reconnaît un symptôme et le transforme en signe mais
le patient qui l’identifie comme tel. « Moi mes voix me disent … »
Lorsque le document
informatif est un écrit, chacun à tour de rôle, soignants comme soignés, lit le
texte en s’arrêtant souvent, quasiment à chaque paragraphe, pour le
reprendre, réfléchir ensemble,
l’illustrer d’un exemple personnel quasiment comme des chercheurs réunis autour
d’une même quête.
La parole des patients ne
vient pas toujours spontanément. Certains se hasardent en enchaînant quelques
mots, quelques phrases rapides d’un commentaire, d’un témoignage timide,
d’autres essaient de prendre toute la place, s’éloignent du sujet, d’autres
encore restent dans un silence attentif. Ils n’en reviendront pas moins la
semaine suivante. Chaque séance est ponctuée individuellement par les patients,
chacun est invité à synthétiser à minima le contenu à la séance et énonce ce
qui lui a semblé important.
Chaque séance est suivie par
un post-groupe où les soignants se retrouvent pour faire le point sur les
thématiques travaillées, le vécu du groupe et les réactions individuelles.
L’inter-transfert entre soignants n’est pas oublié. Nous assumons nos éventuels
désaccords, nos différences de perception, tout cela contribue à enrichir notre
fonctionnement. Nous rendons compte à nos collègues de ce qui se vit dans le
groupe en réunion de régulation quand le patient dont il est question participe
au groupe. Nous en parlons également dans nos flashs quotidiens lorsque cela
est pertinent. Le fonctionnement du groupe est évalué comme tous les autres
lors de la réunion trimestrielle consacrée aux activités menées au CATTP. Enfin
l’évolution annuelle des boyaux apparaît dans le bilan d’activité remis à
l’administration.
Depuis juin 2004, quelques
soixante patients ont participé à l’activité, la moitié d’entre eux y sont
présents avec régularité.
Un groupe de militants
Nous avions prévu ce mercredi
18 février de travailler sur l’absence de fiabilité de nos souvenirs, sur notre
propension à les modifier, à les enjoliver. Le groupe nous fait comprendre
qu’il est en souci, qu’il souhaite parler d’autre chose. La moitié d’entre les
participants a vu, la veille, l’émission « Faites entrer l’accusé »
consacrée au drame de Pau et à son meurtrier. Chantal, elle, tient à nous parler
de l’évasion des deux prisonniers de la centrale de Moulins. Elle a été
l’institutrice d’un des deux dans une autre vie. La question qu’elle adressait
au groupe peut se formuler de cette façon : « Comment un enfant si
intelligent a-t-il pu devenir un meurtrier ? »
Ainsi, le groupe a-t-il
borduré sa question : comment devient-on meurtrier ? Peut-on comparer
le meurtre d’un bandit à celui d’une personne qui souffre de maladie
mentale ? Trouve-t-on une origine commune aux deux meurtres ? Ces
meurtres ont-ils une logique ? On mesure que le groupe, évite
spontanément, de sombrer dans la dissonance cognitive précédemment décrite.
Quelle que soit la maturité
de ce groupe, on pourrait considérer que cette modification d’ordre du jour
peut constituer une sorte de transgression. En fait, avec ce type de demande,
les membres du groupe renouent avec la fondation de l’activité.
Arrivant de la région
parisienne, j’ai essayé de mettre en place des activités qui fonctionnaient
bien à Paris intra-muros. Ainsi, là-bas, l’activité cinéma drainait en moyenne
une quinzaine de patients qui étaient devenus, au fil des années des cinéphiles
assidus. Les films suscitaient débats et commentaires. A Gap, les patients
semblaient fuir le cinéma. La collègue qui co-animait l’activité, avait
également fait l’essentiel de sa carrière en région parisienne, elle ne
comprenait pas plus que moi cette désaffection. Nous arrivions péniblement à
mobiliser un ou deux patients pour une toile. Après plusieurs tentatives
infructueuses avec des films de genres différents, il nous fallut nous rendre à
l’évidence : les salles obscures effrayaient des patients, par ailleurs
susceptibles de s’intéresser à un livre, à des poèmes. Ces mêmes patients qui
fuyaient le cinéma pouvaient assister à un concert, ce qu’ils faisaient chaque
été. La mort dans l’âme, nous passâmes par la vidéo et décidâmes de proposer
aux patients de choisir des films que nous visionnerions le mercredi dans la
salle de musique avant d’en parler ensemble au salon. Le premier film choisi
fut « Sixième sens »... La première question fut posée par
Paquita : « Est-ce que les hallucinations se présentent toujours de
cette façon ? » Le temps de reformuler et le groupe avait oublié le
film lui-même pour parler hallucinations auditives et visuelles. Nous nous
rendîmes vite compte que le groupe ne proposait que des films traitant d’une
façon ou d’une autre de psychiatrie, comme s’ils s’appuyaient sur les films
pour questionner
Un groupe psycho-éducatif,
encore sans nom, s’était créé à notre insu. Il attirait entre quatre et huit
patients, soit beaucoup plus que les passionnés de cinéma. Nous fonctionnâmes
ainsi près d’un an. Le salon du CATTP était une sorte de foire où l’on
s’interpelait, s’apostrophait ou somnolait. Notre présence, la discussion
post-film donnait un contenu à ces échanges informels assurant à l’activité une
clientèle d’habitués.
Faites entrer l’accusé
Ni ma collègue, ni l’étudiant
présent, ni moi-même n’avons vu l’émission. Il faut donc nous la raconter.
Cette position de soignants ignorants fait partie du cadre du groupe. Ainsi
lorsque nous allons voir un film en rapport avec une de nos thématiques, un des
soignants n’y va pas, de telle façon que le groupe doive lui raconter le
film. Chacun doit mobiliser ainsi ses
capacités cognitives pour composer un récit qui permette au soignant de
comprendre le film, de le visualiser en quelque sorte. Chacun ayant des trous de mémoire, des lacunes, les membres
du groupe doivent collaborer pour produire un récit qui tienne debout. Il en va
de même pour cette séance à la nuance près qu’aucun des animateurs n’a vu une
émission divisée en deux parties : un reportage décrit par le groupe comme
visant une certaine recherche du sensationnel et un débat qui tente de fournir
des pistes d’explication des actes du jeune meurtrier. Comme à chaque fois, les
membres du groupe préfèrent le débat qui permet une distanciation au choc des
images.
Les questions posées par le
groupe, nous le verrons, ne suivent pas nécessairement le déroulement de
l’émission. La discussion avance par associations d’idées.
Chantal ouvre le feu :
« les psychiatres ne pouvaient-ils pas prévoir ce passage à
l’acte ? » Nous nous gardons bien de répondre et renvoyons la
question au groupe. Jacques n’en demandait pas tant. Il reprend les propos de
la mère du jeune homme. « Elle s’est rendu compte que son fils n’était pas
normal quand il avait huit ans. Elle a commencé à prendre des notes sur lui.
-
Sur son
cas ? demandai-je innocemment.
-
Si elle l’a fait
c’est bien qu’elle se doutait de quelque chose, qu’elle le prévoyait d’une
certaine façon, non ?
-
Je ne sais pas,
répond Chantal. Ce gamin intelligent était certes un peu turbulent. J’aurais pu
imaginer qu’il devienne un caïd, un truand mais un meurtrier, je ne comprends
pas. Comment peut-on prévoir quelque chose comme ça ?
-
Il y a les jeux
vidéo-violents. Sa mère disait qu’il s’y adonnait, qu’il ne faisait plus que
ça, ajoute Corinne. C’est peut-être là l’origine ?
-
Ah non, réplique
Karl. J’y joue régulièrement et je n’ai envie de tuer personne.
-
Sa mère, poursuit
Jacques, raconte qu’il dessinait des têtes de femmes entourées de liserés rouge
sang.
-
Il a expliqué,
précise Robert, qu’après avoir tué l’infirmière, il est revenu dans la salle.
Il l’a vue, il a cru qu’elle avait bougé. Il a vu un serpent à plusieurs têtes.
Il lui a coupé la tête pour éviter qu’elle ne l’attaque.
-
Il était
complètement halluciné, oui, reprend Karl.
-
Il devait avoir
pris quelque chose, de la drogue, précise Corinne.
-
Alors, on aurait
pour l’instant trois hypothèses : les jeux vidéo, une sorte de
constitution meurtrière plus ou moins innée, décrite par sa mère, la prise de
drogue, essaie de synthétiser ma collègue Catherine.
-
Mon élève ne
jouait pas aux jeux vidéo, il ne prenait pas de drogue, en tout cas pour autant
que je sache. Il a tué lors d’un braquage. Comment a-t-il pu faire ça ?
-
Quand on braque
une banque armé, est-ce qu’on ne risque pas d’avoir à se servir de son arme ?
-
Oui, c’est
possible. Comme quelque chose qui échappe et qui est lié à la situation.
-
En quelque sorte.
Peut-être était-ce la même chose pour le jeune homme.
-
Enfermé dans un
hôpital avec une arme, il n’aurait pas pu faire autrement que s’en servir.»
Je ne vais pas vous imposer
le verbatim de cette séance. Il me suffit que vous imaginiez le groupe en
action. Il me suffit que vous perceviez comment chacun est en réflexion pour
essayer de comprendre ce qui amène un individu, schizophrène ou braqueur, à en
tuer un autre.
Le groupe est en travail,
mais chacun, l’est également pour lui-même.
Faut-il vous préciser que
Jacques se débat face à une mère avec laquelle la relation est complexe ?
A tel point qu’à certains moments, je ne sais de quelle mère il parle. Il fait
d’ailleurs des allers et retours entre son histoire et celle du jeune homme. Il
pense qu’il aurait pu tuer sa mère. Si son frère ne l’en avait pas empêché.
S’il n’était pas parti pour Paris où il s’est rendu dans un commissariat en
disant qu’il avait tué quelqu’un. Hospitalisé en psychiatrie, bénéficiant de
soins, il a pu faire en sorte de ne pas agresser physiquement sa mère. Leur
relation est toujours complexe mais, à 45 ans, il a appris à la gérer. Il évite
de s’énerver quand elle lui dit qu’elle est son héritière. Il reste à peu près
calme quand elle cherche à lui faire limiter ses dépenses. Il réserve sa colère
aux entretiens infirmiers.
Mickaël, plus silencieux, vit
une relation à sa mère assez similaire. Au moment du drame de Pau, il nous
avait dit qu’il préférait se tuer plutôt qu’agresser violemment sa mère ou un
de ses proches. Il a tenu parole. Il s’est réveillé une nuit en se disant qu’il
était un poids pour sa mère. Il a croqué le contenu d’une boîte de somnifères.
Il faut dire que sa mère n’arrête pas. Elle a tellement peur qu’il lui arrive
quelque chose qu’elle fait littéralement tout pour lui. Elle va jusqu’à lui
donner ses médicaments à la béquée. Pendant ce temps-là, elle est délaissée par
son mari alcoolique. Mickaël, plus jeune que Jacques, sort de l’hôpital. Tout
cela lui parle de très prés.
Karl vit une relation très
conflictuelle avec une épouse névrosée. Ce groupe est un espace possible de
séparation et surtout de pensée autonome. Au quotidien, il s’enferme dans ses jeux
vidéo. Il réagit lorsque Mickaël aborde la violence vis-à-vis des proches.
« Je ne pourrais pas toucher à ma femme. Tout plutôt que
ça. »
Chantal n’est plus
institutrice. Lorsqu’elle parle de l’écolier qu’elle a connu, elle parle évidemment
d’elle. De sa difficulté à contrôler ses alcoolisations et les actes qui en
découle. Derrière se profile une question : jusqu’où pourrait-elle
aller ? C’est pour cette raison qu’elle passe très vite sur la question
des toxiques comme moteurs du passage à l’acte.
Chacun chemine donc aussi
pour son propre compte au milieu des réactions des autres participants.
« Dans quelle mesure la
mère du jeune homme ne prédit-elle pas l’avenir de son fils, demande Hélène.
-
Vous voulez dire
qu’en décrivant son fils comme un cas, comme un objet d’observation maternelle,
presque d’enquête, elle aurait d’une certaine façon préparé ce qui est arrivé.
-
C’est peut-être
un peu fort mais oui, c’est un peu ça.
-
Si elle pensait
que son fils était si dangereux, pourquoi ne l’a-t-elle pas adressé à un
pédopsychiatre ?
-
Oui Corinne,
c’est assez bien vu.
-
Ah non, s’écrie
Jacques. On ne peut pas dire que les mères soient responsables de tout. On ne
sait rien sur son père.
-
C’est vrai,
confirme Corinne.
-
Et puis, précise
Mickaël, chacun est quand même un peu responsable.
-
Même ceux qui
entendent des voix ?
-
Robert, ce n’est
pas parce que des voix me disent de tuer Dominique que je vais le faire.
-
J’espère bien …
L’idée d’avoir ma tête sur une télé ne me dit rien du tout. »
Le groupe plaisante mais
quelque chose là se travaille. Ce qui était écarté d’emblée, ce qui effrayait
le groupe devient pensable et pour le groupe et pour chacun. En s’imaginant me
tuer le groupe peut avancer.
« On entend tous des
voix, ou presque, ce n’est pour ça qu’on passe à l’acte, reprend Robert.
-
Heureusement pour
Dominique, reprend Jacques.
-
On n’est pas
obligés de leur obéir.
-
Les jeux vidéo
les font taire, ponctue Karl qui amène un élément nouveau au débat. »
Le groupe aborde les
stratégies de résistances aux voix. Chacun de ceux qui en souffrent a élaboré
une ou plusieurs stratégies pour éviter de se laisser envahir. Robert sait que
c’est son propre discours intérieur. Il explique comment il est arrivé
scientifiquement à se le démontrer. Il ne les nomme pas des voix mais des
cauchemars. Quand il a commencé à les entendre, il a émis plusieurs hypothèses.
Soit elles venaient de l’extérieur, soit elles venaient de lui. Il est parti en
montagne dans un lieu désert. Il s’était dit que si dans un lieu où il n’y avait
personne, absolument personne autour de lui, si dans un tel lieu il entendait
des voix, c’est que ces voix étaient intérieures. Il a pu ainsi s’apaiser et
gérer ces fameuses voix qu’il n’entend plus aujourd’hui.
« Je ne risque pas de
poignarder Dominique. »
Chacun des participants a
élaboré, au fil du temps, des ruses pour lutter contre les voix et protéger son
entourage. Certains s’isolent, ne sortent pas de chez eux quand ils se sentent
en difficulté. Certains augmentent spontanément leur traitement. D’autres se
suicident.
Des soignants, uniquement
focalisés sur la dangerosité potentielle sinon certaine des personnes qui
souffrent de schizophrénie, ne perçoivent que les signes de dangerosité et
balayent ces défenses, les mettant et se mettant en péril. Un groupe tel que ce
laboratoire de réflexion et d’échange sur les maladies des boyaux de la tête
renforce les stratégies élaborées par chacun et favorise la découverte d’autres
ruses. Il permet aux soignants de les connaître et de percevoir beaucoup plus
vite les moments de fragilité. Il faut pour cela, parfois, accepter d’être tué
avec des mots et avec un grand sourire.
Lors du tour de table final,
chacun des participants évoquera l’angoisse suscitée par une thématique qu’ils
ont choisie. Chacun s’est demandé s’il ne pourrait pas, un jour de perte de
contrôle, commettre de tels actes. Chaque fois que les médias évoquent un acte
commis par un dangereux schizophrène, ils se sentent fragilisés. Ils tendent à
rester davantage chez eux, ne supportant pas le regard suspicieux de leurs
proches et des commerçants qui les environnent. Ils se demandent parfois à quoi
servent les soins, le travail sur eux-mêmes auxquels ils s’astreignent. La
distorsion cognitive a un coût. Elle contribue à fabriquer les morts de demain.
Evaluation du groupe
Marie et Claire habitent le
même immeuble, l’une au premier et l’autre au second. Je les suis toutes les
deux. Marie a participé régulièrement aux Boyaux de la tête, Claire non. L’une
souffre d’une psychose parfois envahissante, l’autre peut-être pas. Peu
importe. Il y a trois mois, Christian, un nouveau voisin a emménagé. L’une et
l’autre, très sociable, ont sympathisé avec le nouvel arrivant. Marie a
particulièrement investi ce sexagénaire portant beau qui a le même âge qu’elle.
Jusqu’au jour où un chien du quartier a attaqué le chien de … Christian.
Celui-ci a commencé à aller moins bien suite à cette agression. Il a fini par
déménager dans une autre ville. Il est resté en contact avec Marie et Claire.
Claire l’héberge pendant ces séjours. En tout bien toute amitié, elle travaille
comme dame de compagnie pour arrondir ses fins de mois. J’ai suivi les menues
péripéties de cette co-habitation avec Claire que je vois une fois par
semaine. Elle arrive un lundi
midi : « Dominique, il est schizophrène, si, si j’en suis
sûre. »
Le temps de lui demander de
se poser, elle me raconte ce qui suit.
« Marie m’a prêté le
livre que tu as écrit, le mauve. Elle l’a relu et pense que Christian est
schizophrène. Elle m’a demandé de le lire et de lui donner mon avis. J’ai tout
bien lu, Dominique je t’assure il est schizophrène. » Et Claire de me
décrire des troubles du comportement qui font effectivement penser à de
Paul qui a la réputation
d’être violent et dangereux, mime un jour, dans le cadre d’un jeu de rôle, une
grande colère. C’est d’ailleurs parce qu’il était présent que nous avons
imaginé un jeu de ce type. Paul se débouille très bien. Il se contrôle même
tellement bien que lorsque son bras se dirige avec violence contre une vitre,
il s’arrête à quelques millimètres de celle-ci. Paul va apprendre de cette
façon à se contrôler de mieux en mieux. Ces épisodes de violence sont
maintenant exceptionnels et n’ont pas défrayé la chronique depuis deux ans. Il
nous a confié lors d’une séance particulièrement intellectuelle, où l’un des
participants nous parlait très brillamment de Foucault et du pouvoir
disciplinaire : « Je n’ai pas tout compris, mais c’était intéressant,
ça fait du bien de parler. »
Deux-trois patients se
lancent dans les recherches scientifiques sur Internet et dévalisent la
bibliothèque municipale pour approfondir leurs connaissances sur la maladie
mentale. Chacun cherche selon son modèle. Sébastien veut du sérieux, du
biologique pas ces fumisteries psychanalytique. Robert, lui, ne croit guère à
ces histoires de neurones, de médiateur chimique. Pour lui ce qui compte c’est
l’inconscient. D’ailleurs nous dit-il : « C’est l’inconscient qui
nous gouverne. ».Ils retiennent de leur recherche, comme de celles
effectuées collectivement, un mot, un signifiant qui pendant un certain temps
sera bien opérant pour donner un sens à leur pathologie et suturer une plaie
qui bée trop facilement.
Bernard, ne fréquente plus
l’atelier. Il est devenu gestionnaire du Groupe d’Entraide Mutuelle Le Passe
Muraille, l’association des patients-usagers de la psychiatrie haut-alpine où
il passe beaucoup de son temps libre
–Bernard travaille. A la question : qu’est-ce qu’il a retenu de sa
participation aux Boyaux de la tête, il m’a répondu : « Si j’avais su
tout ça auparavant j’aurais pu éviter quelques rechutes. »
Les différents outils qu’une
équipe soignante utilise ne peuvent être efficaces que s’ils gardent leur
dimension d’outils. Ils ne devraient en aucun cas se transformer en instrument
idéologique.
La relation de confiance avec
la personne qui souffre de psychose est le préalable indispensable à toute
alliance thérapeutique. Elle s’élabore au jour le jour dans la multiplicité des
fragments de transfert qui s’établissent grâce à la diversité de nos présences
disponibles, prudentes et respectueuses.
Nous sommes profondément
convaincus que le patient est un être humain à part entière et non seulement un
ensemble de symptômes répondant plus ou moins au traitement. Il est capable
lui-même si nous y prêtons vraiment attention et réflexion au quotidien, de
nous guider dans la façon dont nous nous engageons afin que le soin ait pour
lui un sens réel.
Notre défi, à nous soignants
de psychiatrie, est de rester soignants, de le devenir de mieux en mieux, de ne
pas déchoir au rang de garde-chiourme au service d’un état de plus en plus
policier. L’enjeu est simple : que les personnes qui souffrent de
pathologie psychique puissent bénéficier des meilleurs soins au plus près de
chez elles, qu’elles puissent garder suffisamment d’autonomie pour vivre malgré
les voix, malgré la peur suscitée par la relation. Que le soin se construise
sur un savoir clinique élaboré au fil de nos inventions, de nos théorisations
et non pas sur les préjugés forgés par nos dissonances cognitives.
Dominique Friard
ISP, Gap (05)