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Schizophrénie et dangerosité, les plus dangereux ne sont pas ceux qu’on pense.

 

 

 

Les infirmières sont toutes hystériques, elles ne portent rien sous leur blouse. Les avocats sont véreux et défendent la pègre. Les psychiatres sont plus fous que leurs malades. Les noirs ont tous une grosse bite. Les schizophrènes sont tous dangereux. Les hommes politiques sont tous corrompus. Etc.

Ces préjugés ne résistent pas trois minutes à l’analyse. Ils n’ont aucune valeur scientifique. Ils procèdent tous d’une généralisation, figure bien connue de distorsion cognitive que nous pouvons définir comme un jugement erroné qui conditionne la vision de la réalité que se forgent une personne ou un groupe de personnes. A partir d’un élément spécifique, isolé de son contexte, on généralise, on tire des conclusions qui s’étendent à un ensemble de situations ou de personnes. La distorsion cognitive se rencontre dans la plupart des pathologies psychiatriques.

Quand la distorsion cognitive et plus particulièrement la généralisation conditionne une politique de santé, quand le plus haut sommet de l’état n’a pas plus de jugeote qu’une concierge le pire est à craindre pour les populations concernées et pour ceux qui ont en charge de leur apporter des soins.

Si au plus haut sommet de l’état on considère que schizophrénie égale dangerosité, comment vivre avec une telle maladie, comment se dire que l’on a une sorte de petite bombe atomique prête à éclater dans un bain de sang ? Si le soin en psychiatrie devient de plus en plus carcéral, si l’on ne parle plus que de chambres d’isolement, de bracelets GPS comment accompagner et soigner des personnes doublement atteintes et par leur maladie et par les commentaires méprisants, apeurés d’une presse et de politiques qui les stigmatisent ?

Les membres du Laboratoire de Réflexion et d’Echange sur les Maladies des Boyaux de la tête, soignés et soignants, essaient de comprendre la maladie mentale, troubles bipolaires, dépressions et schizophrénie. On y lit des articles scientifiques, on y fait des tests psychologiques, on parle et on réfléchit ensemble à partir de supports variés qui ont en commun de questionner la maladie mentale.

Ce mercredi, le groupe a réagi à l’émission « Faites entrer l’accusé », consacré au drame de Pau, qui était passé la veille à la télévision. Nous verrons qu’en dehors d’un débriefing bénéfique, chacun peut cheminer à partir de l’émission, des réactions des autres membres du groupe et s’interroger sur lui-même et sur le risque qu’il fait éventuellement courir à ses proches, à la société, voire au soignant.

 

Le groupe de réflexion et d’échange sur les maladies des boyaux de la tête

 

Le laboratoire de réflexion et d’échange sur les maladies des boyaux de la tête porte un nom interminable qui se moque autant qu’il proclame une volonté. Il ne s’agit pas d’opposer des soignants qui sauraient tout ce qu’il y a à savoir sur la maladie et les médicaments et des patients qui ne sauraient rien ou si peu de chose. L’objectif est de chercher ensemble, de cheminer, de réfléchir autour non pas du malade qu’on est mais de la maladie qu’on a. Les uns amènent des connaissances scientifiques et empiriques qu’ils ont acquises auprès d’autres patients, les autres amènent leur vécu, leurs réflexion, ce qu’ils ont compris de leur parcours et de leur maladie en se la coltinant au quotidien. Nous avons choisi de parler des maladies des boyaux de la tête pour nous décentrer des représentations habituelles de la maladie mentale. Nous revenons ainsi au sens premier de folie qui renvoie à un boyau rempli de vent. Les boyaux de la tête qui n’existent pas nous permettent de ne privilégier aucune théorie relative à la maladie mentale, nous sommes ouverts, en recherche, en travail. Enfin, l’expression atténue le côté un peu prétentieux, sérieux, mortel presque de ce laboratoire. Il nous arrive aussi de nous boyauter. Tout dernièrement un patient a reformulé tout ça en parlant des « Joyaux de la tête », que nous avons adoptés illico.

Le groupe a d’abord été structuré sur un mode classique, comme un groupe psycho-éducatif. N’y venaient que des patients souffrant de schizophrénie. Pas de prescription médicale parce cela serait impensable à Gap et, du point de vue des psychiatres, lèserait gravement la relation infirmier-médecin. Un psychiatre parraine le groupe. Il viendra quelquefois « jouer » au psychiatre en fin de séance. Un silence à couper au couteau l’accueille. Il aura beau se démener, il finira par ne plus venir. Les participants ne sont pas en recherche de parole médicale mais d’échanges et de réflexion avec des soignants. L’espace ouvert est plus important que les informations à traiter. Une sorte d’espace transitionnel où se construit un savoir impossible à partager ailleurs.

Nous avons repris l’idée de modules ou de grands thèmes choisis par les patients. Si nous commençons par aborder le délire et les hallucinations à partir des fascicules Lilly, d’autres supports seront utilisés : articles de vulgarisation, romans, témoignages d’usagers, de chercheurs, films, dictionnaires, les seules limites sont celles de notre imagination. Nous passons en général de trois à six mois sur une thématique. Ainsi ont été abordées : hallucinations et délire, angoisse, violence, dépression, schizophrénie.

Le support utilisé nous donne la possibilité d’aborder le thème de manière « extérieure »,  objective ou subjective voire scientifique sans entrer d’emblée dans la référence à la pathologie comme cela peut être le cas dans une relation dite duelle lors d’un entretien infirmier ou médical. Ce n’est pas le soignant qui reconnaît un symptôme et le transforme en signe mais le patient qui l’identifie comme tel. « Moi mes voix me disent … »

Lorsque le document informatif est un écrit, chacun à tour de rôle, soignants comme soignés, lit le texte en s’arrêtant souvent, quasiment à chaque paragraphe, pour le reprendre,  réfléchir ensemble, l’illustrer d’un exemple personnel quasiment comme des chercheurs réunis autour d’une même quête.

La parole des patients ne vient pas toujours spontanément. Certains se hasardent en enchaînant quelques mots, quelques phrases rapides d’un commentaire, d’un témoignage timide, d’autres essaient de prendre toute la place, s’éloignent du sujet, d’autres encore restent dans un silence attentif. Ils n’en reviendront pas moins la semaine suivante. Chaque séance est ponctuée individuellement par les patients, chacun est invité à synthétiser à minima le contenu à la séance et énonce ce qui lui a semblé important.

Chaque séance est suivie par un post-groupe où les soignants se retrouvent pour faire le point sur les thématiques travaillées, le vécu du groupe et les réactions individuelles. L’inter-transfert entre soignants n’est pas oublié. Nous assumons nos éventuels désaccords, nos différences de perception, tout cela contribue à enrichir notre fonctionnement. Nous rendons compte à nos collègues de ce qui se vit dans le groupe en réunion de régulation quand le patient dont il est question participe au groupe. Nous en parlons également dans nos flashs quotidiens lorsque cela est pertinent. Le fonctionnement du groupe est évalué comme tous les autres lors de la réunion trimestrielle consacrée aux activités menées au CATTP. Enfin l’évolution annuelle des boyaux apparaît dans le bilan d’activité remis à l’administration.

Depuis juin 2004, quelques soixante patients ont participé à l’activité, la moitié d’entre eux y sont présents avec régularité.

 

Un groupe de militants

 

Nous avions prévu ce mercredi 18 février de travailler sur l’absence de fiabilité de nos souvenirs, sur notre propension à les modifier, à les enjoliver. Le groupe nous fait comprendre qu’il est en souci, qu’il souhaite parler d’autre chose. La moitié d’entre les participants a vu, la veille, l’émission « Faites entrer l’accusé » consacrée au drame de Pau et à son meurtrier. Chantal, elle, tient à nous parler de l’évasion des deux prisonniers de la centrale de Moulins. Elle a été l’institutrice d’un des deux dans une autre vie. La question qu’elle adressait au groupe peut se formuler de cette façon : « Comment un enfant si intelligent a-t-il pu devenir un meurtrier ? »

Ainsi, le groupe a-t-il borduré sa question : comment devient-on meurtrier ? Peut-on comparer le meurtre d’un bandit à celui d’une personne qui souffre de maladie mentale ? Trouve-t-on une origine commune aux deux meurtres ? Ces meurtres ont-ils une logique ? On mesure que le groupe, évite spontanément, de sombrer dans la dissonance cognitive précédemment décrite.

Quelle que soit la maturité de ce groupe, on pourrait considérer que cette modification d’ordre du jour peut constituer une sorte de transgression. En fait, avec ce type de demande, les membres du groupe renouent avec la fondation de l’activité.

Arrivant de la région parisienne, j’ai essayé de mettre en place des activités qui fonctionnaient bien à Paris intra-muros. Ainsi, là-bas, l’activité cinéma drainait en moyenne une quinzaine de patients qui étaient devenus, au fil des années des cinéphiles assidus. Les films suscitaient débats et commentaires. A Gap, les patients semblaient fuir le cinéma. La collègue qui co-animait l’activité, avait également fait l’essentiel de sa carrière en région parisienne, elle ne comprenait pas plus que moi cette désaffection. Nous arrivions péniblement à mobiliser un ou deux patients pour une toile. Après plusieurs tentatives infructueuses avec des films de genres différents, il nous fallut nous rendre à l’évidence : les salles obscures effrayaient des patients, par ailleurs susceptibles de s’intéresser à un livre, à des poèmes. Ces mêmes patients qui fuyaient le cinéma pouvaient assister à un concert, ce qu’ils faisaient chaque été. La mort dans l’âme, nous passâmes par la vidéo et décidâmes de proposer aux patients de choisir des films que nous visionnerions le mercredi dans la salle de musique avant d’en parler ensemble au salon. Le premier film choisi fut « Sixième sens »... La première question fut posée par Paquita : « Est-ce que les hallucinations se présentent toujours de cette façon ? » Le temps de reformuler et le groupe avait oublié le film lui-même pour parler hallucinations auditives et visuelles. Nous nous rendîmes vite compte que le groupe ne proposait que des films traitant d’une façon ou d’une autre de psychiatrie, comme s’ils s’appuyaient sur les films pour questionner la maladie. Ainsi virent-nous « Orange mécanique », « Vol au-dessus d’un nid de coucous », « Birdy », etc. Si la psychiatrie sert de toile de fond ou inspire de nombreux films, leur nombre n’en est pas infini. Heureusement, la psychiatrie et la folie depuis Daniel Karlin et Tony Lainé, sont considérées comme très porteuses et s’avèrent très télégéniques. Les patients commencèrent à parler des émissions grand public qui en traitaient. Avec des questions pour savoir si ce qui était montré était juste, avec un fort sentiment de révolte quand on présentait les fous comme des délinquants. Certains commencèrent à enregistrer les émissions pour les visionner en groupe le mercredi. Jamais émissions de Delarue ne furent regardées, scrutées, critiquées avec autant d’attention. Une séquence pouvait emplir les deux heures que duraient une séance. Les participants partaient d’une remarque de psychiatre pour parler de leur rapport avec leur propre psychiatre, d’un geste d’infirmier pour se souvenir à haute voix d’une hospitalisation ; ils s’appuyaient sur une série d’images pour évoquer à mots couverts leur propre violence.

Un groupe psycho-éducatif, encore sans nom, s’était créé à notre insu. Il attirait entre quatre et huit patients, soit beaucoup plus que les passionnés de cinéma. Nous fonctionnâmes ainsi près d’un an. Le salon du CATTP était une sorte de foire où l’on s’interpelait, s’apostrophait ou somnolait. Notre présence, la discussion post-film donnait un contenu à ces échanges informels assurant à l’activité une clientèle d’habitués.

 

Faites entrer l’accusé

 

Ni ma collègue, ni l’étudiant présent, ni moi-même n’avons vu l’émission. Il faut donc nous la raconter. Cette position de soignants ignorants fait partie du cadre du groupe. Ainsi lorsque nous allons voir un film en rapport avec une de nos thématiques, un des soignants n’y va pas, de telle façon que le groupe doive lui raconter le film.  Chacun doit mobiliser ainsi ses capacités cognitives pour composer un récit qui permette au soignant de comprendre le film, de le visualiser en quelque sorte. Chacun ayant  des trous de mémoire, des lacunes, les membres du groupe doivent collaborer pour produire un récit qui tienne debout. Il en va de même pour cette séance à la nuance près qu’aucun des animateurs n’a vu une émission divisée en deux parties : un reportage décrit par le groupe comme visant une certaine recherche du sensationnel et un débat qui tente de fournir des pistes d’explication des actes du jeune meurtrier. Comme à chaque fois, les membres du groupe préfèrent le débat qui permet une distanciation au choc des images.

Les questions posées par le groupe, nous le verrons, ne suivent pas nécessairement le déroulement de l’émission. La discussion avance par associations d’idées.

Chantal ouvre le feu : « les psychiatres ne pouvaient-ils pas prévoir ce passage à l’acte ? » Nous nous gardons bien de répondre et renvoyons la question au groupe. Jacques n’en demandait pas tant. Il reprend les propos de la mère du jeune homme. « Elle s’est rendu compte que son fils n’était pas normal quand il avait huit ans. Elle a commencé à prendre des notes sur lui.

-         Sur son cas ? demandai-je innocemment.

-         Si elle l’a fait c’est bien qu’elle se doutait de quelque chose, qu’elle le prévoyait d’une certaine façon, non ?

-         Je ne sais pas, répond Chantal. Ce gamin intelligent était certes un peu turbulent. J’aurais pu imaginer qu’il devienne un caïd, un truand mais un meurtrier, je ne comprends pas. Comment peut-on prévoir quelque chose comme ça ?

-         Il y a les jeux vidéo-violents. Sa mère disait qu’il s’y adonnait, qu’il ne faisait plus que ça, ajoute Corinne. C’est peut-être là l’origine ?

-         Ah non, réplique Karl. J’y joue régulièrement et je n’ai envie de tuer personne.

-         Sa mère, poursuit Jacques, raconte qu’il dessinait des têtes de femmes entourées de liserés rouge sang.

-         Il a expliqué, précise Robert, qu’après avoir tué l’infirmière, il est revenu dans la salle. Il l’a vue, il a cru qu’elle avait bougé. Il a vu un serpent à plusieurs têtes. Il lui a coupé la tête pour éviter qu’elle ne l’attaque.

-         Il était complètement halluciné, oui, reprend Karl.

-         Il devait avoir pris quelque chose, de la drogue, précise Corinne.

-         Alors, on aurait pour l’instant trois hypothèses : les jeux vidéo, une sorte de constitution meurtrière plus ou moins innée, décrite par sa mère, la prise de drogue, essaie de synthétiser ma collègue Catherine.

-         Mon élève ne jouait pas aux jeux vidéo, il ne prenait pas de drogue, en tout cas pour autant que je sache. Il a tué lors d’un braquage. Comment a-t-il pu faire ça ?

-         Quand on braque une banque armé, est-ce qu’on ne risque pas d’avoir à se servir de son arme ?

-         Oui, c’est possible. Comme quelque chose qui échappe et qui est lié à la situation.

-         En quelque sorte. Peut-être était-ce la même chose pour le jeune homme. 

-         Enfermé dans un hôpital avec une arme, il n’aurait pas pu faire autrement que s’en servir.»

Je ne vais pas vous imposer le verbatim de cette séance. Il me suffit que vous imaginiez le groupe en action. Il me suffit que vous perceviez comment chacun est en réflexion pour essayer de comprendre ce qui amène un individu, schizophrène ou braqueur, à en tuer un autre.

Le groupe est en travail, mais chacun, l’est également pour lui-même.

Faut-il vous préciser que Jacques se débat face à une mère avec laquelle la relation est complexe ? A tel point qu’à certains moments, je ne sais de quelle mère il parle. Il fait d’ailleurs des allers et retours entre son histoire et celle du jeune homme. Il pense qu’il aurait pu tuer sa mère. Si son frère ne l’en avait pas empêché. S’il n’était pas parti pour Paris où il s’est rendu dans un commissariat en disant qu’il avait tué quelqu’un. Hospitalisé en psychiatrie, bénéficiant de soins, il a pu faire en sorte de ne pas agresser physiquement sa mère. Leur relation est toujours complexe mais, à 45 ans, il a appris à la gérer. Il évite de s’énerver quand elle lui dit qu’elle est son héritière. Il reste à peu près calme quand elle cherche à lui faire limiter ses dépenses. Il réserve sa colère aux entretiens infirmiers. 

Mickaël, plus silencieux, vit une relation à sa mère assez similaire. Au moment du drame de Pau, il nous avait dit qu’il préférait se tuer plutôt qu’agresser violemment sa mère ou un de ses proches. Il a tenu parole. Il s’est réveillé une nuit en se disant qu’il était un poids pour sa mère. Il a croqué le contenu d’une boîte de somnifères. Il faut dire que sa mère n’arrête pas. Elle a tellement peur qu’il lui arrive quelque chose qu’elle fait littéralement tout pour lui. Elle va jusqu’à lui donner ses médicaments à la béquée. Pendant ce temps-là, elle est délaissée par son mari alcoolique. Mickaël, plus jeune que Jacques, sort de l’hôpital. Tout cela lui parle de très prés.

Karl vit une relation très conflictuelle avec une épouse névrosée. Ce groupe est un espace possible de séparation et surtout de pensée autonome. Au quotidien, il s’enferme dans ses jeux vidéo. Il réagit lorsque Mickaël aborde la violence vis-à-vis des proches. « Je ne pourrais pas toucher à ma femme. Tout plutôt que ça. »                  

Chantal n’est plus institutrice. Lorsqu’elle parle de l’écolier qu’elle a connu, elle parle évidemment d’elle. De sa difficulté à contrôler ses alcoolisations et les actes qui en découle. Derrière se profile une question : jusqu’où pourrait-elle aller ? C’est pour cette raison qu’elle passe très vite sur la question des toxiques comme moteurs du passage à l’acte.

Chacun chemine donc aussi pour son propre compte au milieu des réactions des autres participants.

« Dans quelle mesure la mère du jeune homme ne prédit-elle pas l’avenir de son fils, demande Hélène.

-         Vous voulez dire qu’en décrivant son fils comme un cas, comme un objet d’observation maternelle, presque d’enquête, elle aurait d’une certaine façon préparé ce qui est arrivé.

-         C’est peut-être un peu fort mais oui, c’est un peu ça.

-         Si elle pensait que son fils était si dangereux, pourquoi ne l’a-t-elle pas adressé à un pédopsychiatre ?

-         Oui Corinne, c’est assez bien vu.

-         Ah non, s’écrie Jacques. On ne peut pas dire que les mères soient responsables de tout. On ne sait rien sur son père.

-         C’est vrai, confirme Corinne.

-         Et puis, précise Mickaël, chacun est quand même un peu responsable.

-         Même ceux qui entendent des voix ?

-         Robert, ce n’est pas parce que des voix me disent de tuer Dominique que je vais le faire.

-         J’espère bien … L’idée d’avoir ma tête sur une télé ne me dit rien du tout. »

Le groupe plaisante mais quelque chose là se travaille. Ce qui était écarté d’emblée, ce qui effrayait le groupe devient pensable et pour le groupe et pour chacun. En s’imaginant me tuer le groupe peut avancer.

«  On entend tous des voix, ou presque, ce n’est pour ça qu’on passe à l’acte, reprend Robert.

-         Heureusement pour Dominique, reprend Jacques.

-         On n’est pas obligés de leur obéir.

-         Les jeux vidéo les font taire, ponctue Karl qui amène un élément nouveau au débat. »

Le groupe aborde les stratégies de résistances aux voix. Chacun de ceux qui en souffrent a élaboré une ou plusieurs stratégies pour éviter de se laisser envahir. Robert sait que c’est son propre discours intérieur. Il explique comment il est arrivé scientifiquement à se le démontrer. Il ne les nomme pas des voix mais des cauchemars. Quand il a commencé à les entendre, il a émis plusieurs hypothèses. Soit elles venaient de l’extérieur, soit elles venaient de lui. Il est parti en montagne dans un lieu désert. Il s’était dit que si dans un lieu où il n’y avait personne, absolument personne autour de lui, si dans un tel lieu il entendait des voix, c’est que ces voix étaient intérieures. Il a pu ainsi s’apaiser et gérer ces fameuses voix qu’il n’entend plus aujourd’hui.

« Je ne risque pas de poignarder Dominique. »

Chacun des participants a élaboré, au fil du temps, des ruses pour lutter contre les voix et protéger son entourage. Certains s’isolent, ne sortent pas de chez eux quand ils se sentent en difficulté. Certains augmentent spontanément leur traitement. D’autres se suicident.  

Des soignants, uniquement focalisés sur la dangerosité potentielle sinon certaine des personnes qui souffrent de schizophrénie, ne perçoivent que les signes de dangerosité et balayent ces défenses, les mettant et se mettant en péril. Un groupe tel que ce laboratoire de réflexion et d’échange sur les maladies des boyaux de la tête renforce les stratégies élaborées par chacun et favorise la découverte d’autres ruses. Il permet aux soignants de les connaître et de percevoir beaucoup plus vite les moments de fragilité. Il faut pour cela, parfois, accepter d’être tué avec des mots et avec un grand sourire. 

Lors du tour de table final, chacun des participants évoquera l’angoisse suscitée par une thématique qu’ils ont choisie. Chacun s’est demandé s’il ne pourrait pas, un jour de perte de contrôle, commettre de tels actes. Chaque fois que les médias évoquent un acte commis par un dangereux schizophrène, ils se sentent fragilisés. Ils tendent à rester davantage chez eux, ne supportant pas le regard suspicieux de leurs proches et des commerçants qui les environnent. Ils se demandent parfois à quoi servent les soins, le travail sur eux-mêmes auxquels ils s’astreignent. La distorsion cognitive a un coût. Elle contribue à fabriquer les morts de demain.

 

Evaluation du groupe

 

Marie et Claire habitent le même immeuble, l’une au premier et l’autre au second. Je les suis toutes les deux. Marie a participé régulièrement aux Boyaux de la tête, Claire non. L’une souffre d’une psychose parfois envahissante, l’autre peut-être pas. Peu importe. Il y a trois mois, Christian, un nouveau voisin a emménagé. L’une et l’autre, très sociable, ont sympathisé avec le nouvel arrivant. Marie a particulièrement investi ce sexagénaire portant beau qui a le même âge qu’elle. Jusqu’au jour où un chien du quartier a attaqué le chien de … Christian. Celui-ci a commencé à aller moins bien suite à cette agression. Il a fini par déménager dans une autre ville. Il est resté en contact avec Marie et Claire. Claire l’héberge pendant ces séjours. En tout bien toute amitié, elle travaille comme dame de compagnie pour arrondir ses fins de mois. J’ai suivi les menues péripéties de cette co-habitation avec Claire que je vois une fois par semaine.  Elle arrive un lundi midi : « Dominique, il est schizophrène, si, si j’en suis sûre. »

Le temps de lui demander de se poser, elle me raconte ce qui suit.

« Marie m’a prêté le livre que tu as écrit, le mauve. Elle l’a relu et pense que Christian est schizophrène. Elle m’a demandé de le lire et de lui donner mon avis. J’ai tout bien lu, Dominique je t’assure il est schizophrène. » Et Claire de me décrire des troubles du comportement qui font effectivement penser à de la schizophrénie. L’homme très persécuté, est convaincu que leurs voisins lui envoient du gaz. Il s’est acheté des armes pour leur faire la peau. Marie, très inquiète m’a demandé de passer chez elle pour disait-elle à Claire, « une réunion au sommet ». Quand j’y suis allé Christian était là. Parfaitement calme et adapté. Nous avons fait connaissance. Marie et Claire ont fait en sorte que je puisse lui présenter le centre de Santé Mentale. Il ne laisse aucune prise. A croire que lui aussi a lu le fascicule. Le soir après mon départ, il est plus mal, plus délirant. Claire m’appelle et demande à l’équipe d’intervenir. Elle me donne son numéro de portable. Je l’appelle. Il ne se contient plus. Nous ne réussissons pas à l’amener aux soins mais il quitte le département cherchant un autre endroit où se protéger du gaz avant de revenir se poser pour effectuer avec nous un parcours de soin.

Paul qui a la réputation d’être violent et dangereux, mime un jour, dans le cadre d’un jeu de rôle, une grande colère. C’est d’ailleurs parce qu’il était présent que nous avons imaginé un jeu de ce type. Paul se débouille très bien. Il se contrôle même tellement bien que lorsque son bras se dirige avec violence contre une vitre, il s’arrête à quelques millimètres de celle-ci. Paul va apprendre de cette façon à se contrôler de mieux en mieux. Ces épisodes de violence sont maintenant exceptionnels et n’ont pas défrayé la chronique depuis deux ans. Il nous a confié lors d’une séance particulièrement intellectuelle, où l’un des participants nous parlait très brillamment de Foucault et du pouvoir disciplinaire : « Je n’ai pas tout compris, mais c’était intéressant, ça fait du bien de parler. »

Deux-trois patients se lancent dans les recherches scientifiques sur Internet et dévalisent la bibliothèque municipale pour approfondir leurs connaissances sur la maladie mentale. Chacun cherche selon son modèle. Sébastien veut du sérieux, du biologique pas ces fumisteries psychanalytique. Robert, lui, ne croit guère à ces histoires de neurones, de médiateur chimique. Pour lui ce qui compte c’est l’inconscient. D’ailleurs nous dit-il : « C’est l’inconscient qui nous gouverne. ».Ils retiennent de leur recherche, comme de celles effectuées collectivement, un mot, un signifiant qui pendant un certain temps sera bien opérant pour donner un sens à leur pathologie et suturer une plaie qui bée trop facilement.

Bernard, ne fréquente plus l’atelier. Il est devenu gestionnaire du Groupe d’Entraide Mutuelle Le Passe Muraille, l’association des patients-usagers de la psychiatrie haut-alpine où il passe beaucoup de son  temps libre –Bernard travaille. A la question : qu’est-ce qu’il a retenu de sa participation aux Boyaux de la tête, il m’a répondu : « Si j’avais su tout ça auparavant j’aurais pu éviter quelques rechutes. » 

Les différents outils qu’une équipe soignante utilise ne peuvent être efficaces que s’ils gardent leur dimension d’outils. Ils ne devraient en aucun cas se transformer en instrument idéologique.

La relation de confiance avec la personne qui souffre de psychose est le préalable indispensable à toute alliance thérapeutique. Elle s’élabore au jour le jour dans la multiplicité des fragments de transfert qui s’établissent grâce à la diversité de nos présences disponibles, prudentes et respectueuses.

Nous sommes profondément convaincus que le patient est un être humain à part entière et non seulement un ensemble de symptômes répondant plus ou moins au traitement. Il est capable lui-même si nous y prêtons vraiment attention et réflexion au quotidien, de nous guider dans la façon dont nous nous engageons afin que le soin ait pour lui un sens réel.

Notre défi, à nous soignants de psychiatrie, est de rester soignants, de le devenir de mieux en mieux, de ne pas déchoir au rang de garde-chiourme au service d’un état de plus en plus policier. L’enjeu est simple : que les personnes qui souffrent de pathologie psychique puissent bénéficier des meilleurs soins au plus près de chez elles, qu’elles puissent garder suffisamment d’autonomie pour vivre malgré les voix, malgré la peur suscitée par la relation. Que le soin se construise sur un savoir clinique élaboré au fil de nos inventions, de nos théorisations et non pas sur les préjugés forgés par nos dissonances cognitives.

 

 

Dominique Friard

ISP, Gap (05)