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Forum Social Européen 2003 / Initiative santé mentale

SOCIETE EN DECONFITURE, PSYCHIATRIE EXTENUEE
Quelle relance pour la psychiatrie de secteur?


Bernard ODIER, Psychiatre (Paris)

QUELQUES DONNEES GENERALES SUR LA SANTE ET SUR LA SOLIDARITE ENTRE L'ECONOMIE DE LA SANTE ET L'ECONOMIE EN GENERAL

1)Santé et dépenses de santé

En politique, la question de la santé est posé en général sous l'angle du problème du financement des soins. L'augmentation des dépenses de santé est " expliquée " par le vieillissement de la population, et par la sophistication croissante des traitements qui deviendrait de plus en plus coûteux. Pourtant, l'efficacité plus grande des traitements génère des économies, et la durée de la vie grevée d'un handicap ne cesse de diminuer. Il faut donc chercher ailleurs les causes de l'augmentation des dépenses de santé, et se dégager de la délimitation traditionnelle du champ de la santé.
L'hospitalisation est un exemple de prise en charge par un collectif , qui supplée temporairement aux besoins de dépendance d'un malade, et poursuit une amélioration de son autonomie. Toutes les études montrent que le besoin de recourir à l'hospitalisation est influencé de façon massive par les caractéristiques du milieu du malade analysé en termes de réseau social et de soutien social. A gravité de dépression égale, la décision d'hospitaliser ou non un malade sera fortement influencé par son degré d'entourement, ou d'isolement. Les dépenses de santé apparaissent alors pour une large part comme des effets collatéraux de la dilacération du tissu social. Celle-ci peut-être mesuré selon certaines de ses caractéristiques : distance entre les gens, pourcentage de personnes vivant seules, temps de transport entre le domicile et le travail, cette dernière donnée étant fortement corrélé avec la fréquence des visites . Ce relâchement des liens sociaux altère les solidarités entre voisins, entre collègues, et au sein d'une famille. La capacité de soutien du réseau social diminue, le besoin de recourir à une prise en charge collective en cas de dépendance augmente. Le domaine de la santé se situe en fait à cheval sur la sphère des échanges non monétarisés (sphère de la vie de famille et du réseau de soutien) et sur la sphère des échanges monétarisés (celui des soins délivrés par des professionnels). Il subvertit cette division. Certaines interrogations récentes au moment de la canicule sur les responsabilités respectives du système de soins , des services sociaux, et des familles dans les risques courus par les personnes âgées illustrent bien cette thèse.
La mobilité sociale exigée pour son développement par l'économie libérale s'accompagne donc nécessairement d'une croissance structurale des dépenses de santé. Les politiques visant une maîtrise de l'augmentation de celles-ci, quand elles " réussissent ", sont lourdes d'une aggravation de la charge pesant sur les familles et les proches. Le relâchement des solidarités n'est pas seulement un effet mécanique de la mobilité sociale. L'évolution de la famille, celle des carrières professionnelles, la crise larvée du logement cumulent leurs effets isolants. De nombreux penseurs ont proposé des descriptions et des explications cherchant à relier crise sociale, évolution des mentalités, et malaise dans la civilisation. Un auteur comme Jean-Pierre Lebrun relie le déclin de la position paternelle, l'effacement des responsabilités, l'effondrement de la hiérarchie des valeurs, et la perte du sens des limites.
Certains s'intéressent aux marges de la société, ce qui les détourne des explications les plus générales aux conséquences sociales et économiques plus massives. Il n'est pourtant pas nécessaire de se pencher sur les S.D.F. pour observer les conséquences de l'abandon d'une politique de logement social.

2)Economie ultra-libérale et transformations sociales (cf topo Jean-Pierre Escaffre )

- De l'inutilité croissante des couches moyennes, fortement impliquées dans le développement de l'appareil de soins, et qui sont les premières menacées par une crise d'identité
- Le système actuel de retraites par répartition tout comme l'assurance-maladie sont l'expression d'une solidarité pour le premier entre générations et pour le second entre bien-portants et malades. L'ensemble repose sur une vision à long terme productrice de sécurité collective. Les volumes financiers mobilisés attirent la convoitise des capitalistes en mal d'argent frais.
- La défiscalisation des revenus tirés de la spéculation financière encourage la recherche de gains à court terme, et décourage l'ensemble des entreprises à moyen et surtout à long terme. Toutes les entreprises qui visent un changement ( un progrès) de l'humain (éducation, formation, santé, …) sont à long terme : elles apparaissent aléatoires dans ce contexte d'insécurité économique. Au contraire, tout ce qui est " fast " est valorisé ( urgences, dispatching, évaluation et orientation,…).
- L'insécurité économique conduit à une vision menaçante de l'avenir qui contribue à une démoralisation collective. Or la recherche fondamentale, les grandes mutations technologiques, les grandes ambitions politiques comme la nécessité de relever le défi lancé à l'humanité par les déséquilibres écologiques grandissants exigent un optimisme minimum. L'insécurité économique n'est pas la seule cause de la vision menaçante de l'avenir. Benasayag invoque le désenchantement du monde et la perte des promesses ( religieuses puis scientifiques, puis politiques) d'un avenir meilleur.

3)Pourquoi la psychiatrie figure parmi les premières victimes ?

- La psychiatrie n'est pas populaire. Elle pâtit de l'ambivalence voire de la peur que suscite la folie. Certains professionnels ont d'ailleurs cru, de façon démagogique, pouvoir surfer sur la condamnation profane de l'hospitalisation psychiatrique. Quand l'administration a entamé une politique de réduction rapide du volume de l'hospitalisation psychiatrique, elle a trouvé chez eux des alliés objectifs. L'état, qui seul est investi de l'autorité nécessaire pour imposer une solidarité non désirée, se dérobe.
- Les malades et leurs familles, pour des raisons variées, ont peu tendance à s'organiser (ça change un peu actuellement). C'est un facteur de vulnérabilité.
- Les personnels sont menacés par la fausse conscience, voire la mauvaise conscience, et hésitent à recourir à l'opinion publique.
- Le programme français de psychiatrie publique (la " psychiatrie de secteur ") était avant-gardiste et ambitieux. L'OCDE a montré qu'il était plus coûteux que les autres programmes européens. L'intégration européenne s'est traduite par une terrible régression vers la moyenne ( le fameux " lissage " des technocrates) : division par dix du nombre de psychiatres formés depuis 1986, suppression de la formation d'infirmiers en psychiatrie en 1992 et tarissement du recrutement. En réalité l'intégration européenne n'a jusque-là fait ni plus ni moins que relayer les préconisations de la Banque Mondiale en matière de système de soins pour les pauvres: des prestations a minima. Ceci se traduit très concrètement en psychiatrie : accélération des consultations (moins d'un quart d'heure), espacement des rendez-vous (deux mois), apparition de listes d'attente (à deux-trois mois pour les premiers rendez-vous), resserrement de l'acte autour de l'ordonnance, impossibilité de connaître l'histoire des malades, indifférence obligée par désidentification, et enfin dissociation entre le trouble du malade (qui devient maladie) et le malade. C'est aussi tout miser sur les urgences plutôt que sur les traitements à long terme qui pourtant raréfient le recours aux urgences. Dans le domaine de l'hospitalisation, c'est le système de la " porte-tambour " des grands hôtels où il faut pousser quelqu'un dehors pour pouvoir en admettre un autre. C'est aussi la création d'une psychiatrie au rabais sous la forme d'institutions médico-sociales où la faible qualification et la faiblesse des effectifs du personnel créeront mécaniquement des situations difficiles.

L'objectif de la solidarité nationale en matière de soins, c'est à dire l'égalité devant la maladie est abandonné sans tambour ni trompette. A son tour gagnée par l'idéologie libérale, l'OMS condamne aujourd'hui les psychiatries à base territoriale, et en guise d'accès aux soins préconise tout bonnement la prise en charge des troubles mentaux par les généralistes, alors que ceux-ci ne reçoivent pas de formation spécifique et se déclarent souvent désemparés par les difficultés des suivis " psy ".
- Les effets du rationnement de l'hospitalisation psychiatrique et de l'offre de soins psychiatriques ( y compris dans le secteur libéral) sont capillaires, silencieux, font peu de vagues. La politique d'abandon actuel se traduit par une " casse " presque invisible, les dégâts s'accumulant dans ce qu'Emmanuel Todd appelle les " angles morts " de la société ( le désemploi, la solitude, la rue, la prison, voire le cimetière,…). Et le crime violent et immotivé quand il survient n'est pas mis spontanément en rapport avec une carence de l'offre de soins psychiatriques. Rien de commun entre le coût de la psychiatrie au sens de l'économie de la santé, et ce que coûteront, à tous les sens du terme, les carences grandissantes de la psychiatrie si la tendance actuelle se confirme.
- La psychiatrie de secteur est questionné sur son efficacité selon les critères scientifiques en usage dans les autres spécialités médicales. Or , très peu de moyens humains et financiers ont été mobilisés jusque-là pour évaluer son action. Ceci contraste avec les médicaments dont les laboratoires se sont chargés de démontrer l'efficacité à court terme. Malheureusement , c'est à moyen et long terme qu'une organisation des soins comme la psychiatrie de secteur se montre plus efficace que le reste. Quand ils demandent à ce que leurs avis soient entendus, les psychiatres rencontrent aujourd'hui un scepticisme dramatique par ce qu'il condamne de facto les entreprises thérapeutiques à moyen et long terme.
- La médecine mentale ( on peut l'appeler comme ça pour mieux la distinguer de la psychiatrie et de son projet) se fait forte de rendre très bientôt inutiles les institutions psychiatriques et les traitements coûteux en personnel qui s'y déroulent. Les psychiatres universitaires pourraient être questionnés sur la caution qu'ils apportent à une vaste opération de réduction de la complexité des problèmes rencontrés en psychiatrie. Les médicaments résumeraient les traitements proposés. L'industrie pharmaceutique joue cette carte et insiste sur le fait que le plus cher des traitements médicamenteux est moins cher qu'un traitement institutionnel. L'influence du marketing pharmaceutique va en psychiatrie jusqu'à financer un remodelage ad hoc des catégories cliniques ( exemple de la " phobie sociale "). D'ici peu, pour faciliter la prescription par les généralistes, les laboratoires pharmaceutiques mettront sur le marché des médicaments qui soignent " tout ", à la façon des anciennes panacées. Ceci permettra d'éviter d'avoir à former les généralistes au difficile diagnostic psychiatrique.

4) La psychiatrie saisie des souffrances de notre temps

Tandis qu'elle est affaiblie par une réduction d'une ampleur inégalée du volume de l'hospitalisation psychiatrique ( de 150.000 lits à 50.000 lits en vingt ans) , et sans mise en place correspondante d'alternatives à l'hospitalisation, et que son avenir est bouché par l'arrêt de la formation d'infirmiers en psychiatrie et la diminution programmée du nombre de psychiatres, la psychiatrie voit augmenter nettement le nombre de personnes s'adressant à elle. Bien sûr, la psychiatrie n'est pas le seul secteur d'activité auquel est demandé plus de productivité. Mais dans son cas ces changements quantitatifs se traduisent immédiatement sur un plan qualitatif, d'autant que la nature des demandes qui lui sont adressées a changé.
Ce ne sont plus les clients d'il y a vingt ans, souffrant de troubles mentaux caractérisés. De ceux-là une partie n'est plus traité aussi activement. Les institutions médico-sociales, les maisons de retraite, les prisons, en accueillent un grand nombre, sous neuroleptiques. Dans le meilleur des cas, leur insertion sociale est rendu possible par un traitement ambulatoire ou à temps partiel.
Les " nouvelles demandes " adressées à la psychiatrie déroutent un peu les.. …psychiatres. Que dire à cette jeune femme dont le chagrin d'amour résiste à trois mois d'antidépresseurs prescrits rapidement par son généraliste ? Qu'attendre des traitements individuels de ces trois quinquagénaires qui consultent à quelques mois d'intervalle, et dont des recoupements largement dus au hasard apprennent qu'ils font tous les trois partie de la prochaine charrette de pré-retraités que prépare le nouveau et tout fringant directeur du personnel de l'hôpital du coin ? Que proposer à cette dame digne épouse d' un algérien bon père de famille dont elle vient d'apprendre qu'il était par ailleurs marié " au pays " ? Comment atténuer la souffrance de cette jeune grand-mère qui se plaint que sa fille " ne veut plus que son fils vienne goûter chez elle en sortant de l'école " ?
Dans le registre de l'enfant et de l'adolescent, Benasayag décrit une demande hypernormative de familles demandeuses d'enfants " armés pour l'existence ". De son côté, Melman exprime ses craintes pour les enfants sans défaut à force d'orthodontie, de chirurgie esthétique : il redoute que ces sujets ne partagent pas le même attachement que leurs parents à une perfection formelle et qu'ils ne tardent pas à la compromettre.

Bien sûr, la médecine a toujours accepté de renforcer les défenses d'un individu en difficulté, mais quelque chose du malheur est adressé aujourd'hui à la psychiatrie sur un mode si généralisé et si automatique que l'on peut craindre que la prise de conscience du caractère collectif d'une souffrance et sa mise en forme politique en soient affaiblies. Comment passer de la crise d'identité d'une secrétaire de direction qui a " tout misé sur le travail ", et qui une fois sur la touche se plaint de dépression, à la crise d'identité des couches moyennes ? Car la dépression collective qui gagne des secteurs entiers de la société est insensible à la multiplication des traitements individuels.

Le changement qualitatif dans les demandes qui sont adressées à la psychiatrie est si important qu'il est à l'origine d'un grave malentendu sur les missions de la psychiatrie , et en particulier de la psychiatrie publique ( de secteur). Le secteur devait répondre à " l'ensemble des besoins en santé mentale de la population desservie ". Cela a toujours été compris comme l'affirmation volontariste que même les plus malades devaient avoir accès aux soins. Mais sous le double effet d'une offre de prise en charge à l'enseigne du " handicap " pour les malades chroniques, et de la multiplication des " nouvelles demandes ", " l'ensemble des besoins en santé mentale de la population desservie " devient l'ensemble des plaintes auxquelles la psychiatrie serait censée répondre et apporter un soulagement. C'est le virage proposé par le rapport " Piel-Roelandt ", virage refusé par la profession qui a reconnu dans ce projet l'abandon des plus grands malades, une promesse difficile à tenir vis à vis des " nouvelles demandes ", et par ailleurs un manque de réalisme en ce qui concerne l'avenir des professions psychiatriques.

5) La psychiatrie de secteur comme modèle de politique de santé

La psychiatrie de secteur est un modèle intéressant de réponse intégrée aux demandes qui lui sont adressées. Elle met en place une palette de réponses graduées et différenciées. Elle constitue un réseau ville-hôpital. Elle donne aux malades une place qui subvertit le modèle médical en leur offrant souvent une possibilité de participation à des associations. Elle se renforce d'une intégration des partenaires sociaux, des élus, etc. à travers les Conseils de santé mentale qui peuvent être départementaux ou de secteur. Elle est par nature très attentive à sa clientèle et à son évolution : elle peut faire évoluer de façon stratégique son mode d'engagement de moyens sous réserve que les chefs de service aient conservé une liberté de manœuvre suffisante.
Le secteur peut servir de modèle organisationnel pour l'ensemble des spécialités médicales, à commencer par celles qui impliquent une mobilisation conjointe durable des soignants, des partenaires sociaux, et des proches. La gérontologie et la pédiatrie paraissent en particulier à même de bénéficier d'une meilleure intégration des moyens mobilisés.
La meilleure relance de la psychiatrie de secteur, ce serait sa généralisation.

6) Conclusions

La psychiatrie est un révélateur des tensions sociales et sociétales. Comme tout ce qui prend soin de l'humain, elle nécessite un engagement collectif et vise le long terme. Elle est placée dans une situation difficile quand du fait de l'aggravation de la situation économique et sociale elle attire les demandes tandis que ses moyens diminuent.
Pourtant les modalités organisationnelles dont la psychiatrie publique s'est dotée sont potentiellement riche d'un grand potentiel évolutif, et sont propres à être généralisés à d'autres secteurs de la santé dans lesquels les besoins d'une profonde réorganisation sont encore plus criants. Répondant à un schéma national gage d'équité dans l'accès aux soins, elle se développe localement selon des projets de développement à moyen et long terme, ce qui constitue une régulation locale.