DESTRUCTION DU TISSU SOCIAL ET SANTE MENTALE
                                                                        Bernard Odier, psychiatre.
Solidarité entre la politique et la santé
En politique, depuis une vingtaine d’années, la question de la santé n’est posé en général que sous l’angle du problème du financement des soins. Elle est posé comme une question sociale ( au sens des assurances sociales), et pas sociétale ( ou politique au sens de la vie de la cité). L’augmentation des dépenses de santé est «expliquéee  » par le vieillissement de la population, et par la sophistication croissante des traitements qui deviendrait de plus en plus coûteux. Pourtant, l’efficacité plus grande des traitements génère des économies, et la durée de la vie grevée d’un handicap ne cesse de diminuer. Il faut donc chercher ailleurs les causes de l’augmentation des dépenses de santé, et se dégager de la délimitation traditionnelle du champ de la santé. L’hospitalisation est un exemple de prise en charge par un collectif , qui supplée temporairement aux besoins de dépendance d’un malade, et poursuit une amélioration de son autonomie. Toutes les études montrent que le besoin de recourir à l’hospitalisation est influencé de façon massive par les caractéristiques du milieu du malade analysé en termes de réseau social et de soutien social. A gravité de dépression égale, la décision d’hospitaliser ou non un malade sera fortement influencé par son degré d’isolement ou au contraire de soutien par ses proches. L’isolement en soi est le plus souvent à la fois une cause et une conséquence de troubles psychologiques voire mentaux. Chez les patients souffrant de troubles mentaux, il peut être protecteur ou aggravant selon la nature des troubles. Mais, indépendamment du lien complexe entre isolement et trouble mental, l’isolement est un facteur de recours aux formes collectives de prise en charge (cf. les travaux de J.P. Escaffre).
Les dépenses de santé apparaissent alors pour une large part comme des effets collatéraux de la dilacération du tissu social. Celle-ci peut-être mesuré selon certaines de ses caractéristiques  distance entre les gens, pourcentage de personnes vivant seules, temps de transport entre le domicile et le travail, cette dernière donnée étant fortement corrélé avec la fréquence des visites. Plus le temps de transport domicile-travail augmente, moins les gens se rendent visite, moins les liens de voisinage se renforcent de solidarités de travail. Ce relâchement des liens sociaux altère les solidarités entre voisins, entre collègues, et au sein d’une famille. La capacité de soutien du réseau social diminue, le besoin de recourir à une prise en charge collective en cas de dépendance augmente. Le domaine de la santé se situe en fait à cheval sur la sphère des échanges non monétarisés (sphère de la vie de famille et du réseau de soutien) et sur la sphère des échanges monétarisés (celui des soins délivrés par des professionnels). Il subvertit cette division.
Certaines interrogations récentes au moment de la canicule sur les responsabilités respectives du système de soins , des services sociaux, et des familles dans les risques courus par les personnes âgées illustrent bien cette thèse. La situation des personnes souffrant de troubles mentaux ( qui chez les moins de 65 ans forment le groupe le plus nombreux de victimes de la canicule) est également exemplaire de la précarisation de l’existence qui accompagne les grands isolements.
        La mobilité sociale (au sens de la mobilité géographique) exigée pour son développement par l’économie libérale s’accompagne donc nécessairement d’une croissance structurale des dépenses de santé. Les politiques visant une maîtrise de l’augmentation de celles-ci, quand elles «éussissent  », sont lourdes d’une aggravation de la charge pesant sur les familles et les proches ou s’accompagnent de l’aggravation de tensions sociales douloureuses et muettes.
Mobilité sociale, destruction du tissu social, et santé mentale.
        Le relâchement des solidarités n’est pas seulement un effet mécanique de la mobilité sociale. Lucien Bonnafé parlait de «pressions isolantes » pour décrire tous les facteurs qui détournaient de la recherche de solutions impliquant un collectif, qu’il s’agisse de familles, de groupes sociaux, ou de collectivités. Se détourner de la dimension collective enferme dans la recherche de solutions individuelles à des problèmes qui ne le sont pas. L’évolution de la famille (réduction de leur taille, moins de générations sous le même toit), celle des carrières professionnelles (fragmentées, éclatées géographiquement), la crise larvée du logement (qui limite le choix et «oblige à s’éloigner  ») cumulent leurs effets isolants.
        C’est dans ce contexte qu’est observé la multiplication des demandes de traitement individuel adressées à la psychiatrie. Il ne s’agit plus de troubles mentaux ou de maladies psychiatriques à traiter, mais de «nouvelles demandes  » qui correspondrait à une «souffrance psychique  ». La généralisation de la prescription par les généralistes d’antidépresseurs, d’anxiolytiques, et de somnifères est un phénomène analogue. L’ensemble traduit la tendance «  moderne» à se tourner vers la recherche de solutions défensives individuelles au détriment du développement d’une conscience et d’une mobilisation collective.