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LE SERVICE PUBLIC DE PSYCHIATRIE MENACE


Les services publics de santé sont attaqués dans toute l’Europe, leur démantèlement étant à l’ordre du jour des politiques néo-libérales telles qu’elles sont formulées à l’OMC et les différents G8, et reprises par les gouvernements. Leur défense en termes de protection sociale et de lutte contre les inégalités est devenu un des axes centraux de l’engagement pour une autre mondialisation. Cependant cete défense ne peut se résumer à la pérenisation de l’existant qui a souvent cessé d’être complètement public, gratuit et universel. La question du contrôle par les habitants, de la qualité des prestations fournies et des politiques sanitaires développées au niveau territorial sont au centre des mobilisations de pays comme l’Italie où les dispositifs publics de base sont référés à un territoire et non à une structure hospitalière. Ce n’est pas le cas de la France où règne, côte à côte, un hospitalocentrisme et une pratique libérale dominants, en particulier pour la psychiatrie. Le paradoxe actuel est que la nécessité d’un autre service public est plus portée par les luttes de résistance à la santé traitée comme une marchandise et aux démantèlement de la protection sociale, que par la corporation des psychiatres principalement préoccupée par la création d’un front d’organisations syndicales de défense des moyens et des statuts existants. S’il n’est pas exclu que les deux puissent se rejoindre, il n’en reste pas moins que cette situation est révélatrice du manque d’objectifs de terrain et de la réduction de la politique de secteur psychiatrique au territoire de recrutement de l’hospitalisation, celle-ci s’étant affirmée avec les textes de 1986 qui confient la gestion du secteur à l’administration hospitalière. Dans ce contexte toute restructuration de l’hôpital entraîne des effets destructeurs sur les équipements et les pratiques de terrain, en particulier quand ils sont créateurs de pratiques avec le social, et un grand nombre de psychiatres chef de service sont amenés, au nom du réalisme économique, à privilégier le retour vers les structures hospitalières en rupture avec une réelle implantation auprès des populations. La priorité s’oriente alors vers la présence des équipes aux urgences hospitalières ( Service d’Accueil des Urgences ), ce qui en soit n’est pas contradictoire avec une logique de secteur et de santé mentale, mais dont les critères reposent plus sur une forme d’efficacité médicale immédiate dans le traitement du symptôme que de la nécessité thérapeutique d’instaurer dans le temps une continuité soignante (indispensable à la compréhension globale du sens de ce symptôme). Il apparaît que cette priorité à l’urgence est plus proche d’une réponse de catastrophe, une sorte de réponse minimaliste, là où les notions de santé publique et de santé mentale préconiseraient la prévention généraliste. La médecine et la psychiatrie, confrontées uniquement ou prioritairement à cette réponse d’efficacité technique immédiate ( encore une fois nécessaire ) deviennent l’instrument d’une conception administrative gestionnaire reposant d’abord sur la rentabilisation comptable du dispositif. Les projets actuels des gouvernements de rationaliser le coût des soins activité par activité, selon la référence à des groupes homogènes de patients présentant des symptômes proches, trouvent là un terrain de prédilection. Ils viennent également étayer une dissociation de leur prise en charge financière entre «petit risque  » qui reviendrait aux systèmes d’assurance privée ( projets d’AXA et du MEDEF ) et le risque «plus lourd  » qui resterait à la charge du public ( sécurité sociale et état providence). Cette tendance forte à la privatisation de la santé est une menace d’autant plus actuelle qu’elle est déjà à l’œuvre par le poids croissant des prises en charge par les mutuelles privées (ne serait ce que pour la CMU complémentaire), et surtout par la place de l’industrie pharmaceutique ou d’équipements médicaux qui imposent déjà au public des prix de marché sans réelles entraves. Ce paradigme marchand envahit ainsi la distribution quantitative de soins quitte à en diminuer la qualité. Le discours des «cideurs  » rejette évidemment cette interprétation et l’objet de ce texte est d’en démontrer la réalité et ses conséquences cliniques.
Un des premiers aspects de la réalité actuelle des restructuration hospitalières est d’être pilotée par la démarche d’accréditation selon des normes dites de qualité. Son application concerne dans un premier temps les établissements en tant que tels, selon des critères établis par l’ANAES dont la caractéristique est d’associer sur le même plan critères gestionnaires et protocoles soignants, en laissant de côté les moyens en personnels existants et les pratiques cliniques avec leurs étayages théoriques. Or de quelle qualité des soins parle-t-on  L’exemple d’un audit sur la tenue des dossiers médicaux en psychiatrie montre bien l’ambiguité du processus car, s’il pointe légitimement la plus ou moins bonne tenue des dossiers quant à la saisie des actions et des résultats quantifiables, il omet tous les éléments qui fondent la clinique
l’intersubjectivité du lien soignant mobilisant des personnels qualifiés et en nombre suffisant. Il apparaît ainsi que ce qui n’est pas quantifiable, ou sujet à contestation de la part des soignants, est éliminé des critères de qualité alors même que cet interstice est souvent le lieu du thérapeutique.
Cette vision positiviste et fonctionnaliste gomme la créativité comme condition du soin.
L’expérience et les acquits des psychothérapies et des pratiques thérapeutiques institutionnelles montre que cette créativité se niche dans ce qui est aujourd’hui le plus remis en cause, à savoir le temps nécessaire à la construction de relations, leur continuité avec les temps d’échanges et de pratiques collectives, la connaissance des conditions d’émergence des symptômes. Les mécanismes de déni sont multiples 
-        le temps de la saisie quantifiable qui érode le temps passé auprès du patient et les temps d’élaboration collectives n’est pas reconnu comme tel.
-        La responsabilité de chacun est uniquement renvoyée à son champ de compétence sur lequel elle sera évaluée.
-        Les tâches gestionnaires déterminent le rôle des cadres infirmiers et médicaux, réintroduisant des comportements hiérarchiques administratifs envahissants.
-        Les techniques de soins quantifiables sont jugées sur leur efficience immédiate, ce qui entraîne la survalorisation des traitements médicamenteux et des techniques de répression des comportements déviants (chambres d’isolement, fermeture des services…).
-        La dimension sécuritaire prend donc le pas sur la tolérance et la compréhension de ce qui fait symptôme, alors que l’on connaît la capacité de production de violences individuelles d’une institution d’abord répressive.
Ces mécanismes sont évidemment tendanciels car les équipes de soins résistent souvent à ce cours de fermeture relationnel, mais ils entraînent une défiance accrue vis à vis du travail auprès des patients à l’hôpital ce qui n’est sans doute pas pour rien dans la crise du recrutement infirmier  ; le constat que les pratiques asilaires d’exclusion sont toujours à l’œuvre une réalité qui éloigne des motivations thérapeutiques!

La fragilisation des pratiques psychiatriques

La pensée unique que représente l’efficience gestionnaire affecte les théories du soin qui se déplacent vers des conceptions de thérapies brèves et comportementales (dont on sait qu’elles masquent les causes du symptôme par leur efficacité immédiate), et plus globalement vers un scientisme de mauvais aloi qui enferme le sujet humain dans des protocoles techniques de soins. Il n’est donc pas étonnant que les neurosciences et la biotechnologie voient là une ouverture pour leur développement, ce qui interroge aussi sur la réapparition de réelles dérives eugéniques.
La modernité technique se trouve ainsi dévoyée de son éthique de progrès et instrumentalisée vers une forme de suraliénation du sujet souffrant. La politique de secteur y perd également son âme car ces normes hospitalières sont progressivement imposées aux équipes de terrain et aux patients, au moins sur trois plans 
-        le premier concerne le statut de sujet du patient. Si celui-ci a bénéficié de textes lui reconnaissant des droits quant à sa citoyenneté et à la connaissance des motivations du traitement, il tend à les perdre par le cours sécuritaire qui traverse l'hospitalisation mais aussi dans le suivi extérieur  l’image du «bon patient  » devient le fait de venir régulièrement à ses rendez-vous du CMP, de recevoir un traitement neuroleptique retard et d’être sous curatelle pour la gestion de sa vie quotidienne (en particulier s’il présente une psychose). Dans une telle perspective les murs de l’asile diffusent largement au sein de la cité, instaurant de nouveaux murs que les «malades mentaux  » partagent avec d’autres catégories de deshérités. Sur le plan de l’hospitalisation le «bon patient  » est celui qui n’occasionne pas de désordre, qui paie sans problèmes le forfait journalier (quelque soit le niveau de ressources), accepte les soins prescrits et les mesures de contention, en un mot qui s’adapte aux seules conditions «  contenantes» d’une hospitalisation.
-        Le deuxième concerne le fonctionnement des structures de terrain dont la définition s’avère marqué par la dépendance aux normes hospitalières, que ce soit en amont ou en aval 
1- les conditions d’organisation du travail soignant, en termes d’horaires, de hiérarchisation des tâches, de qualifications statutaires sont alignées sur les normes de celles-ci, alors même que la présence auprès des usagers dépend des conditions de vie et d’organisation du territoire qui ouvrent la fonction soignante à une polyvalence dans les compétences et les engagements.
2-        les critères d’activité sont d’abord quantitatif et participent d’une définition globale des moyens accordés à l’ensemble intra/extra, dont la conséquence est une instrumentalisation des files actives, dont la mesure sert de critère, indépendament de la nature du travail réalisé avec le patient, avec une indifférenciation des qualifications et des temps de soins, l’extra devenant le réservoir en personnel des difficultés de l’intra. Il faut souligner également que les logiciels de saisie marginalisent complètement le travail communautaire dans sa richesse, activité qui n’est jamais véritablement prise en compte.
3-        Le travail sur le territoire n’a donc pas de logique gestionnaire propre  l’accès aux soins, le travail d’insertion et de lutte contre les exclusions, la participation aux programmes de santé publique ne sont pas inscrits dans la pratique administrative qui, dans le pire, y voit un dévoiement des moyens du sanitaire vers le social. Ce simple fait témoigne du retard à penser politiquement le secteur.

La psychiatrie publique est donc en crise, avec un énorme malaise dans les équipes de soins quant à leurs finalités éthiques et cliniques. La plainte qui en résulte (qui a particulièrement traversée les Etats Généraux de la Psychiatrie à Montpellier en Juin 2003) est d’abord l’expression d’un sentiment négatif quant au travail soignant et à son avenir. S’il est vrai qu’une meilleure coordination entre les différents professionnels du soin et leurs organisations syndicales crée les conditions d’un rebond, elle ne le garantit pas si les contenus de la résistance et des alternatives opposées au paradigme économique du moindre coût ne sont pas éclaircis.
Bien que la psychiatrie de secteur soit loin d’être réalisée nationalement, elle a produit de multiples expériences de travail dans la communauté, que nous aborderons un peu plus loin, autant d’acquits essentiels à toute transition vers une autre psychiatrie et la construction d’une politique de santé mentale.

Une transition vers une autre psychiatrie est-elle possible 

Cette démonstration ( plutôt franco-française, mais le Forum Social Européen de Novembre
est la première occasion d’en élaborer une version européenne ) demeure très liée aux conditions actuelles d’exercice de la psychiatrie publique. Le service public actuel est loin d’être satisfaisant et appelle une réflexion globale sur ce qu’il pourrait être.
Pour l’engager nous nous appuyons sur une pensée critique de la souffrance sociale générée par la mondialisation néolibérale, trop souvent rabattue sur la souffrance psychique de populations cibles à traiter par des programmes, des techniques de gestion fondées sur l’encadrement spécifique et les psychotropes…mais aussi par l’idéologie de la «
tolérance zéro  » et son cortège de politiques sécuritaires. Ces constructions idéologiques accompagnent les politiques économiques néolibérales dans leurs entreprises de destruction des différentes formes de protection sociale dont l’Etat Social (dit Etat Providence) est l’enjeu central, ainsi que dans leurs effets de déréliction subjective de masse. De la discrimination positive mis en œuvre par l’Etat-Providence ( welfare state ) on en revient délibérément aux inégalités sociales et discriminations bien connues dans l’histoire du capitalisme, à une remise en cause du droit du travail et de la sécurité sociale si chèrement acquit par des années de luttes ouvrières. Les processsus d’exclusion par le chômage, les conditions de travail, l’accès au logement à la santé à l’éducation et à la culture, l’accès à un minimum de ressources pour vivre dignement, sont à nouveau la caractéristique dominante de nos sociétés, et leurs effets de desymbolisation se retrouvent dans le clivage Nord-Sud remarquablement décrit par bernard Doray dans son ouvrage L’Inhumanitaire.
Le service public est l’enjeu de la résistance à ce cours de destruction sociale et symbolique.
La santé comme droit humain essentiel, droit constitutionnel et «
bien  » pour la société en est, non seulement l’expression, mais aussi le cœur de son élaboration démocratique.
C’est cette dynamique qui va maintenant nous retenir, avec trois expériences de pratiques concernant l’accès aux soins, l’approche de la souffrance psychique, la place des tiers dans le traitement de la souffrance psychotique, qui sont autant d’éléments d’une politique psychiatrique de secteur qui s’ouvre à une autre politique de santé mentale possible.
Nous les présentons selon les deux types de critères que sont les inégalités en santé et les pratiques généralistes de terrain.

1° Les inégalités dans l’accès aux soins interrogent l’existant du service public actuel, car il révèle de multiples niveaux qui s’additionnent dans ce qui fait inégalité  inégalité sociale devant la maladie, devant l’accès aux soins et aux traitements, dans l’offre de soins sur le plan quantitatif et qualitatif, qui rendent compte en France d’un double phénomène  l’importance des moyens techniques hospitaliers et la faiblesse des organisations sanitaires de terrain (dont la crise sanitaire de l’été 2003 liée à la mortalité causée par la canicule est l’exemple le plus récent), les deux étant liées à un défaut de pensée politique dans l’organisation soignante de terrain. Les choix économiques de rentabilisation du dispositif, en orientant la distribution des moyens vers un service public minimum, aggravent cette carence car ils tirent la pensée clinique vers une fonctionnalité immédiate. De ce fait, ce sont les théories même du soin qui s’avèrent contestées dans leurs finalités institutionnelles par la mise en valeur de la technique au détriment du sens généraliste, en tant que pratiques sociales fondées sur les besoins concrets et symboliques d’une population. La crise de la place de la psychanalyse en est un des aspects..
La pratique des centres d’accueil et de crise est une tentative «
militante  » de résister à ce délitement en travaillant l’interface entre la demande sociale de soins et l’engagement de l’action thérapeutique. L’ouverture d’un accès aux soins au tout venant sur le terrain, sans rendez vous préalable obligé, 24h sur 24, se distingue ici de la plupart des services d’urgence hospitaliers 
-        par le temps pris à l’élaboration d’une démarche soignante qui fasse consentement réciproque et continuité.
-        par la prise en compte de l’environnement social et familial, dans sa multiplicité, et du rôle des tiers non thérapeutes dans l’accès aux soins et de leur réalisation.
-        par une recherche de sens à ce qui fait crise dans le lien social, celle ci imposant de ne pas réduire d’emblée la relation (avec le risque de la clore) à l’objectivation diagnostique et aux prescriptions purement symptômatiques. Cette approche limite ainsi une médicalisation du symptôme avant tout travail intersubjectif dans ses dimensions singulières transférentielles et contretransférentielles.
-        par la place d’une telle structure, dans sa permanence et sa proximité, avec les réseaux de terrain médico-sociaux.
La logique institutionnelle qui se crée par là même ouvre la possible intégration du soin psychiatrique dans la cité. Une des ouvertures serait que les centres d’accueil et de crise deviennent constitutif de centres de santé municipaux, l’urgence d’être présents sur le terrain et d’écouter ce qui fait souffrance psychique, s’inscrivant ainsi dans un dispositif d’accueil généraliste, partie prenante d’une politique de santé mentale intégrée aux besoins de santé publique.
Les centres d’accueil sont également des lieux où la recherche du consentement aux soins et la disponibilité entraînent une adhésion des patients à leur existence. Ainsi dans une période où ces structures sont attaquées par les gestionnaires, qui remettent en cause leur coût dans les budgets hospitaliers, et par la «
nomenklatura   » psychiatrique, qui défend le repli «aliste  » sur la technicité hospitalière, ce sont des élus locaux et les patients du Centre d’Accueil de la rue de la Roquette à Paris qui se sont mobilisés pour contester la fermeture.
La psychiatrie «
qui n’enferme plus  » donne lieu cependant à de nouveaux débats sur sa place quant aux demandes sociales de traitement de ce qui est nommé depuis 10 ans souffrance psychique. Celle ci concerne les conséquences de l’évolution profondément inégalitaire de la société capitaliste dans tous les pays, l’enrichissement des couches sociales dominantes se faisant au détriment des autres en voie d’appauvrissement relatif (relatif car l’ensemble de la société bénéficie de l’accumulation des richesses mais de façon inégale) avec l’exclusion de plus en plus manifeste de larges couches de la population des standarts du bien être social. Les populations sans abris sont évidemment les plus visibles, mais cette précarité de masse concerne également les travailleurs pauvres, les étrangers sans papiers, les femmes seules avec enfants (produit de l’inégalité économique devant le divorce) et un grand nombre de personnes agées, malades ou handicapées. Le service public est appelé à l’aide dans une perspective assistantielle. La solitude, la désespérance, le mal être et la détresse sociale, souvent liés au chômage, ne sont pas des pathologies en soi, mais peut on imaginer sur le plan clinique et éthique qu’il faut avoir constitué une pathologie psychique pour être entendu  Un des apports essentiels de Freud est d’avoir démontré qu’il n’y a de psychologie que sociale, et que la clinique est d’abord un travail sur le lien à l’Autre. L’approche clinique commence avec l’écoute des avatars du lien social et c’est bien la fonction «ventive  » d’une équipe de service public. Cela crée-t-il de ce fait une clinique psycho-sociale spécifique  Les psychiatres, dont nous sommes, qui se sont engagés dans cette pratique «d’aller vers  » les sujets en situation de précarité repèrent d’autres conditions d’exercice de la clinique, la création d’autres cadres de soins, la prévalences de souffrances psychologiques particulières comme le repli sur des positions dépressives, mélancoliques, comme l’importance des vécus traumatiques sociaux, comme le refuge dans des conduites addictives massives. Toutes les formes de souffrance narcissique se retrouvent dans cette pratique clinique, et il est également fréquent (mais guère plus que dans une population insérée) d’y rencontrer de réels états pathologiques, comme la psychose dont l’errance peut être un symptôme mais parfois aussi le résultat d’un «externement   » de la structure de soins. Affirmer cette dimension clinique n’est pas ignorer les causes sociales qui produisent ces différentes formes de précarité mais reconnaître le droit à l’écoute compétente et l’accès aux soins des sujets concernés. Cela ne forme pas un corpus clinique particulier, mais une approche différenciée avec un cadre adapté. En un mot la clinique psycho-sociale est partie intégrante d’une théorie clinique générale. La notion de souffrance psychique est plus une façon de se référer au sujet avec l’aide de partenaires qui font tiers qu’une nouvelle entité clinique, mais son utilisation politique et médiatique, dans le sens de souffrance sociale à maîtriser, entraîne le risque réel d’une psychologisation aliénante du sujet qui deviendrait ainsi principal responsable de ce qui lui arrive. Nous retrouvons là tout le discours idéologique d’efficience et d’adaptation (qui nous vient des théories et des pratiques comportementales américaines) visant à culpabiliser les «perdants  ».
Les cadres que nous avons développé dans l’approche des errants (SDF dans la nomenclature administrative) s’opposent à cette opération idéologique et politique, en favorisant les groupes de parole qui font appartenance à travers les «
pactes narcissiques  » qui s’y construisent. La reconnaissance de l’autre humain est constitutif d’un discours adressé réciproque, et c’est dans cette dynamique que s’élabore une demande éventuelle de soins. Ces cadres se sont construits dans le travail avec des tiers associatifs, partenaires d’une prise en compte de besoins sociaux plus globaux qui nous permettent d’intervenir plus spécifiquement dans notre compétence psychologique.
L’ensemble de l’intervention est bien un réseau centré sur la mobilisation du sujet, avec le sujet, et non un simple dispositif assistantiel ou une filière de soins qui traiterait du symptôme errance.

2° Les pratiques généralistes sont le gage de cette lutte contre les inégalités devant le soin. Elles reposent sur la conjonction, dans le temps, d’une approche de prévention et de soins précoces avec la mobilisation de toutes les ressources de terrain de vie quant à la réalisation du soin dans sa continuité. Elles mettent en avant une recherche de sens dans le contexte de ce qui fait symptôme et s’opposent, se faisant, à une conception thérapeutique qui ne viserait qu’à sa neutralisation. Affirmer cela ne signifie pas évidemment que l’on refuse à soulager le patient de la souffrance du symptôme, et c’est un des aspects de la médicalisation des techniques de soins. Mais ce soulagement n'est pas la dimension thérapeutique à terme. Rechercher le sens est l’objet du travail psychothérapeutique et de la clinique. Associer les psychothérapies à cette fonction du temps est leur donner une véritable place dans la durée.
Nous constatons cependant qu’une psychothérapie qui ignore d’autres besoins globaux de la personne tend à s’épuiser dans ses effets, car la dimension du transfert nécessite d’être dépassée pour permettre à l’intersubjectivité avec le thérapeute de construire des réponses qui permettent au sujet d’exister pour lui même et surmonter la dépendance au thérapeute qui marquera la fin du traitement. Or cette question n’est pas uniquement déterminée par la dynamique psychothérapique car elle suppose que l’effort du sujet à exister soit reconnu dans l’environnement.
Cette question est particulièrement vitale dans la psychose car tout progrès doit être intégré par les proches, dont la culpabilité et les non dits ont souvent participé à l’installation du symptôme et à sa fixation comme seul mode d’existence possible. Le cadre de ce texte ne permet pas d'en dire plus, mais il est important de mettre en évidence combien les tiers de toute nature ont une place essentielle dans le traitement.
Le travail généraliste est donc celui du traitement des différentes interfaces du soins avec le social. C’est dans ce sens qu’il relève de pratiques sociales qui sont des pratiques politiques.

Service public de psychiatrie et précarisations sociales

Une caractéristique fondamentale de la précarisation est qu’elle se retrouve dans celle des dispositifs du service public de santé. Le poids des associations témoigne du cours néo-libéral qui confie à des actions caritatives les tâches du service public. Affirmer que celui-ci est carent sans lui donner les moyens de son fonctionnement revient à «diaboliser   » le public mis dans une situation d’échec. Il est vrai que le service public s’enferme dans nombre de résistances corporatistes, mais il tout aussi réel, quand il tente de jouer son rôle, que les choix politiques tendent à le marginaliser à un service minimum d’urgence. Il en résulte un état des lieux qui est loin d’être défendable et il est plus que jamais nécessaire de s’interroger sur ce que pourrait être un service public universel comme objet d’une contre-offensive démocratique.
Ce constat nous amène à aborder cinq questions essentielles 
1° la première concerne la souffrance des intervenants confrontés à la misère humaine et à ses différentes formes de violence, avec le sentiment d’impuissance, de frustration à agir sur ses causes. Il en résulte une énorme culpabilité à participer, par les réponses apportées, à la disqualification des sujets précarisés, culpabilité aggravée par le manque de reconnaissance du travail réalisé dans un contexte de restriction des moyens. Nous devons constater que le terme même de souffrance psychique est né de cette situation d’extrême difficulté à agir auprès des exclus, ceux-ci récusant souvent l’aide apportée comme partie liée avec les fauteurs sociaux d’exclusion, ce qui se vérifie dans un grand nombre de situations institutionnelles qui ne relèvent pas seulement du service public  les intervenants sociaux et cliniciens sont d’une part porteurs ou vécus comme tels d’une violence faite à l’humain, et d’autre part objets de cette violence par la limitation comptable des moyens, ce qui mine l’idée même de service public  ; cette part est l’objet d’une autre violence qui est celle de la dénonciation des équipes publiques à faire face, dénonciation qui vient des autres intervenants associatifs confrontés à ce manque de réponses. Sur ce dernier point nous devons constater que le travail sur le lien social comme composante fondamentale du psychisme humain et de la notion de sujet est certes dénié par nombre de psychiatres qui se réfugient dans la spécificité de traiter le pathologique et ses médicalisations, ce qui est une forme d’adaptation théorico-pratique au réalisme néo-libéral à dénoncer comme telle. Cependant les dénonciateurs sont souvent ceux qui bénéficient des subventions publiques en lieu et place du service public ( la rivalité entre associations étant particulièrement vive) ce qui est également un des aspects du projet néo-libéral.
Un nombre d’équipes qui ont fait le choix d’un véritable travail de secteur psychiatrique dans ce domaine tentent de faire contre-feu en inventant, avec les associations, de nouveaux cadres cliniques dans le temps (présence 24h sur 24 sur le terrain) et l’espace («
d'aller vers  ») qui instaurent une continuité soignante faite de réciprocité dans la souffrance partagée. Cette confrontation à la violence faite à l’humain donne une exemplarité à ce qui est possible de faire en tant que service public et appelle sa reconnaissance par de nouveaux moyens attribués.
La reconnaissance suppose également les apports innovants à la clinique dans son approche de la multiplicité. En effet elle met en exergue que si la souffrance du sujet s’exprime individuellement et mobilise les avatars de la vie propre à chacun, elle n’est en aucun cas une tare personnelle car il ne saurait y avoir de conscient et d’inconscient individuel qui ne soit simultanément social. Ces pratiques rejettent donc l’enfermement du sujet dans un symptôme et travaillent à l’opposé à une recherche de sens dans la multiplicité des liens à l’autre. Dans ce travail elles se confrontent à tous ceux qui sont dans l’objectivation urgentiste du symptôme que l’on retrouve aussi bien du côté d’une psychiatrie conservatrice que de l’associatif social caritatif.
Dans cette perspective le symptôme qui mobilise le réseau d’intervenants tend à être traitée de façon horizontale comme un objet de stricte réalité hors de toute rencontre intersubjective (politiques de gestion des risques et populations cibles), la dimension de l’humain comme valeur sacrée hautement symbolique de l’altérité étant évacuée. Il n’y a plus que des sujets isolés qui survivent avec leurs propres forces.
2° La deuxième question est celle du paradigme de l’urgence qui s’inscrit dans des situations de catastrophe, que la société néolibérale et ses dispositifs publics affaiblis n’ont pu prévenir. Il met en exergue l’efficience à maîtriser le symptôme aux dépens de la recherche des causes et de leur historicité et témoigne fondamentalement des inégalités dans l’accès aux soins et d’une tentative de résoudre la question par une soi-disante égalité devant la réponse technique. Or un des traits de populations précarisées est justement sa méfiance devant ses réponses institutionnelles, et ceci que ce soit dans le champ du sanitaire, du social, de l’insertion par l’économique. Leur approche exige donc une stratégie qui permette le temps de lever la récusation et d’instaurer une rencontre relationnelle humaine positive qui les sortent de cette existence négative. La première urgence est donc d’être présent, avec les partenaires, sur le terrain. C’est dans cette perspective que doit être analysée la question du nombre de lits d’hospitalisation. Le drame du décès en masse des personnes agées, des handicapés et de tous ceux qui étaient affaiblis par la maladie et la misère, de la canicule de l’été 2003 est exemplaire de ce point de vue. Les trois constats mis en avant par les médias (qui ont par ailleurs joué un véritable rôle d’alerte sanitaire) ont été le manque de moyens d’hospitalisation en urgence, les retards mis par les autorités politiques et administratives à prendre conscience de la catastrophe (dont la carence des outils de veille sanitaire) et l’abandon des personnes fragilisées par les familles et le corps social. Or l’ensemble de ces points ont un dénominateur commun  l’absence de services publics de terrain qui préviennent et traitent précocément la catastrophe, dénominateur commun absent des explications médiatiques comme du discours politique, y compris à gauche. La question des lits n'est que la conséquence de cette carence politique et sociétale, où chacun se soigne pour soi hors du souci de l'autre. Nous débattons de ce problème de longue date en psychiatrie où la fermeture des grands asiles est une nécessité historique en regard des progrès de l’humanité, mais aussi un appel à une psychiatrie de terrain, dite de secteur, implantée parmi la population. La médicalisation des lits a servi d’éxutoire à une faible application de cette politique de secteur, le plus souvent réduite au quadrillage médico-administratif. La modernité s’est faite hors humanité au nom de l’efficience et de la diminution des durées moyennes de séjour, un grand nombre des lits étant alors fermés pour des raisons de rationalisation budgétaires.
Sur un plan sanitaire global leur restructurations a été justifiée par la performance technique et gestionnaire et ils manquent en période de catastrophe. Mais sur le fond ils manquent parce que les structures socio-sanitaires de base sont absentes sur le territoire les investissements s’étant concentrés sur l’hôpital de plus en plus géré comme une entreprise avec ses contraintes de rentabilité. Il n’est donc pas étonnant que la population attende de l’hôpital une réponse à tous ses maux et que les urgences hospitalières soient confrontées à une demande généraliste là où elles avaient été pensée en termes de technicité spécifique.
3° L’accompagnement des personnes en souffrance a été souvent délaissé aux associations caritatives, au statut privé et individuel, où la compassion sert souvent de réponse là ou l’on attend de la compréhension. Si elles réintroduisent un sens d’extériorité à la brutalité de la situation, constat qui ne saurait nous satisfaire mais qui indique la nécessité d’élaborations symboliques d’idéaux humains au sein d’une société de plus en plus inféodée à la marchandise comme objet horizontal d’échange, elles rendent compte d’une carence de politiques publiques dans ce domaine et d’une remise en cause de l’Etat Social.
L’Etat Social a servi d’idéal laïc et a porté une forme d’extériorité qui donne du sens aux relations humaines. Si le maintien de cet idéal ne passe pas par plus d’Etat bureaucratique il pose la question de l’avenir d’un Etat social intégrant les besoins humains, les évolutions sociales avec le rôle essentiel que représente la participation démocratique des habitants à sa finalité. Dans cette perspective la protection sociale cesse d’être marquée par les archaïsmes de la période précédente mais est habilitée par l’invention et la créativité de la vie collective au service du social et d’une société plus juste.

Conclusion

La précarisation de la société a fini par s’étendre aux services publics, aux contenus même de ces services, et les mobilisations de défense et de résistance sont donc confrontées à l’élaboration de nouveaux services qui traitent de l’universel humain, intégrant dans le patrimoine créatif de l’humanité de nouveaux idéaux collectifs de la vie en commun qui fondent une société d’avenir. La psychiatrie et les différentes politiques de santé mentale possibles (dont un ami dit qu’elles concernent tout ce que la psychiatrie ne prend pas actuellement en charge) n’ont d’avenir que dans un autre regard sur le psychisme humain et la folie, dans le sens où ce sont des pans entiers de l’humain qui nécessitent d’être réintégrés à la vie commune. La défense des services publics la concerne donc en premier lieu.

Jean Pierre Martin
Septembre 2003