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Forum Social Européen 2003 / Initiative santé mentale

Rapport Cléry-Melin, Viviane Kovess, Jean-Charles Pascal :
Vers une société compliante...


Nicole KOECHLIN
Psychiatre, 5ème secteur de santé mentale de Paris

Depuis quelques années, des psychiatres ont importé un terme de technique électronique pour décrire et mesurer l'adaptation des patients aux traitements, on parle de compliance, qui rime si bien avec obéissance. Dans le déferlement technico-cognitivo-scientifique actuel, la psychiatrie comme science c'est plus confortable que la psychiatrie dans ses dimensions thérapeutique et philosophique, mais aussi politique. C'est dire que nous sommes comme des éclaireurs des changement sociétaux ; et nos patients sont en première ligne, eux qui depuis longtemps délirent sur les " machines à influencer ". Les dérives actuelles de la société, nous avons à les signaler, à en parler sur la place publique, dont les journaux sont le dernier refuge.
Le rapport sur la psychiatrie, intitulé " plan d'actions pour le développement de la psychiatrie et le développement de la santé mentale " est paru le 15 septembre. Il avait été demandé par le Ministre de la Santé en vue des Etats Généraux de la psychiatrie qui ont eu lieu à Montpellier les 5, 6, et 7 juin. Demandé à un psychiatre d'exercice privé, assisté d'un psychiatre épidémiologiste et d'un psychiatre d'exercice public. Or, sur un plan général, ce rapport Clery-Melin me parait paradigmatique des dérives actuelles de la société et du fait politique.

Aux Etats Généraux de la psychiatrie, dont le Monde a largement rendu compte, il y avait une énorme attente à la mesure de la dégradation de la situation depuis quelques années. Avec cela l'idée renaissante que la psychiatrie est aussi politique ; que nous, soignants en psychiatrie pourrions être à nouveau participants de la conception de notre outil de travail... Et aussi la défense et illustration de cet outil lentement et patiemment construit depuis l'après- guerre, ce dispositif dit " de secteur ". Imparfait sûrement, mais il est notre base d'action et de pensée, depuis le choc de ces dizaines de milliers de malades morts de faim dans les asiles pendant la guerre ; il commence à se formaliser avec la circulaire de 1960 prévoyant de traiter les patients au plus près de leur lieu de vie, organisant la continuité des soins, et la prévention ; et il est attaqué, insidieusement, depuis quelques années.

Avec cet intitulé des Etats Généraux, et dans les interventions, dans l'ambiance, on entendait un rappel de nos missions de service publique, on pouvait entrevoir que le rapport à l'administration qui gère les secteurs psychiatriques doit être un rapport dialectique et non assujettissement. C'était un bel effort, malgré une tendance à nous refermer sur nous même, mais intéressant, prometteur. On sentait qu'il y avait des problèmes certes, pour se repérer dans les traces du passé, un rapport complexe avec les " anciens ". Mais surtout s'est révélé un refus diffus d'une sorte de prêt à penser pseudo scientifique qui glorifie le consensus et se prétend dans la certitude de traiter la maladie efficacement, scientifiquement, au meilleur rapport qualité-prix. Un refus obscur du " on ne peut pas faire autrement " qui conduit à obéir et, de nouveau, à attacher les patients. Cela avait donné à penser à beaucoup d'entre nous, des propositions avaient été faites, on attendait la suite....

La suite, c'est ce rapport, qui a eu droit à quelques lignes dans les journaux, sur lequel la profession fait silence. Dans ces 106 pages, il y a aussi de bonnes propositions, sans doute, et de bonnes intentions, sûrement. Mais voilà, ce rapport est a-théorique, an-historique et déproblèmatisé.
Ainsi les théories différentes qui font la richesse et le dynamisme de la psychiatrie française sont passées sous silence ; les références cliniques, par exemple, sont nord- américaines avec leur postulat a-théorique. On fait comme si la psychiatrie était une science exacte, comme si les patients n'étaient qu'objets d'étude isolés de tout contexte, et non sujets dont nous percevons la pathologie et la souffrance au travers d'une relation intersubjective. Petit signe de cette objectalisation : il est question de la " trajectoire du patient ", de " trajectoire de soins " !
An-historique : pas de rappel sur cette histoire du secteur qui structure depuis 40 ans la psychiatrie française. On voit surgir dans ce rapport des dispositifs qui n'ont aucune cohérence par rapport à ceux déjà en place, un psychiatre coordonnateur, des super-centres medico-psychologiques, intitulés CMP-ressource territorial, correspondant à un découpage administratif déconnecté de la réalité, où plane la figure allégorique de l'Urgence, et celle de l'Homme providentiel.
On retrouve enfin l'absence de problèmatisation, cette façon très bureaucratique d'énumérer les concepts, sans les mettre en rapport, sans les faire jouer dialectiquement. Exemple dans le titre même du rapport : " plan d'actions pour le développement de la psychiatrie et la promotion de la santé mentale ". Aux Etats Généraux de la psychiatrie, la motion N°1 votée par l'assemblée générale disait : " la psychiatrie n'est pas la santé mentale comme la médecine n'est pas la santé ". C'était comme une nécessaire clarification du terme de santé mentale, utilisé comme synonyme de prévention, comme euphémisme, ou pouvant être détourné en concept normatif. La problématique était posée, une réponse avait été proposée.
Pour nous faire avaler la pilule, le rapport Clery-Melin nous propose la santé mentale, plus le développement (qui pourrait refuser ?) de la psychiatrie. Ce n'est pas un choix, pas une opposition, il n'y a plus de problème posé. Par là même il n'y a plus de décision possible comme résultat d'une réflexion collective. Mais s'il n'y a pas de problèmes, il y a omniprésence de l'évaluation censée donner le cachet scientifique et garantir la prise en compte du souci économique. Implacable " contrôle de Qualité ", notion importée du monde industriel qui se révèle si coûteuse humainement, et par là économiquement, en médecine.

Ce rapport est un objet étrange, une sorte de rapport technique ; il ressemble à un protocole. Non un projet de politique de santé, mais un travail d'expertise. Comme si nous avions perdu les leviers de l'action politique, qui ne se conçoit plus qu'en termes scientifiques dont la traduction en actes est protocole, programme, procédure. Il est bien représentatif de la façon biaisée dont nos représentants politiques abordent les problèmes de la société. A travers ce cas particulier de la psychiatrie, ce qu'il faut combattre c'est l'illusion antidémocratique et remarquablement inefficace que l'on peut réduire les citoyens à des sujets plus ou moins compliants.