Forum Social Européen 2003 / Initiative santé mentale
Qu'est-ce que la psychiatrie à l'époque de la mondialisation, du néolibéralisme et de la bio-politique?
Psichiatria Démocratica
La psychiatrie italienne est devenue " critique " quand elle a suspendu la question qu'est-ce que la maladie mentale? (volonté phénoménologique d'aller jusqu'au bout dans la compréhension de l'expérience psychotique) à cette autre question: qu'est-ce que la psychiatrie? (analyse des effets de pouvoir du savoir psychiatrique, critique de l'usage politique de la vérité scientifique, c'est-à-dire de la maladie mentale). A partir de l'expérience de Franco Basaglia, la spécificité de la psychiatrie italienne relève de l'impossibilité de séparer ces deux questions: on ne peut se demander ce qu'est la maladie mentale sans se demander aussi ce qu'est la psychiatrie. Cette capacité critique de retourner le savoir contre lui-même caractérise encore le mouvement de Psichiatria Democratica. Pourtant la critique de la psychiatrie ne jaillit pas dans l'isolement d'un laboratoire ou d'un sujet, elle est toujours inscrite dans un contexte historique déterminé. La question critique, l'attitude critique est toujours la même, en revanche ce qui change est le cadre dans lequel la question est posée, par conséquent c'est la question-même qui change en ce sens qu'elle s'enrichit de nouveaux éléments et qu'elle devient plus complexe. Aujourd'hui, la question qu'il faut poser et à laquelle il faut essayer de répondre est la suivante : qu'est-ce que la psychiatrie à l'époque de la mondialisation et du néolibéralisme?
Il est évident que pour Psichiatria Democratica la loi 180/78 de réforme psychiatrique constitue un point de repère incontournable. Elle est la base du travail réalisé en Italie durant les vingt-cinq dernières années, elle est la réalité d'une psychiatrie qui a posé au centre de son intervention les besoins et les droits des personnes, elle est la pierre de touche à partir de laquelle juger les changements qui, à chaque fois, touchent la psychiatrie, la santé, la société toute entière. De ce point de vue, la loi 180 est une sorte de tribunal, toutefois le tribunal n'est authentiquement " critique " que lorsque celui qui juge et celui qui est jugé ne sont qu'une même personne. Dès l'approbation de la loi 180, Franco Basaglia fit cette opération risquée et impopulaire : il laissa la loi 180 juger la loi 180. Il apparût alors, de même qu'il apparaîtrait aujourd'hui à celui qui relirait les actes de ce procès (les quelques pages de son Entretien sur la loi 180), que la réforme psychiatrique est un champ de bataille où s'affrontent l' " ancien " et le " nouveau ". L'ancien est l'asile psychiatrique, la destruction de la personnalité juridique du malade mental, le jugement de dangerosité qui pendant des années a fait de lui un malade " spécial ", un malade qu'il faut enfermer et contrôler plutôt que soigner. Le nouveau est par contre plus problématique, plus ambigu, car la médicalisation de la psychiatrie établie par la loi 180 (qui introduit en Italie, avec des éléments inédits de radicalité, la modernisation réalisée de longue date en Angleterre, en France ou aux Etats-Unis), ne constitue pas seulement la victoire contre l'ancien (la logique d'exclusion et le dispositif disciplinaire de la psychiatrie traditionnelle), mais aussi l'avènement d'une nouvelle psychiatrie " biopolitique " centrée sur le problème de la santé publique avec des fonctions de prévention et d'hygiène quant aux risques pathologiques qui menacent le corps social. La psychiatrie n'est pas réductible à l'asile psychiatrique ; et même, avec la crise de l'asile psychiatrique il devient clair qu'elle a joué et continue de jouer un rôle décisif dans le dispositif biopolitique de défense sociale, de contrôle et d'amélioration de la vie d'une population. Basaglia l'avait compris dès la moitié des années soixante, anticipant en cela Michel Foucault.
Le verdict que Basaglia fait prononcer à la loi 180 sur la loi 180 est inconfortable : la victoire contre l'ancien est un cheval de Troie dans lequel se cachent de nouveaux et de plus subtils ennemis. La psychiatrie se territorialise, se socialise, se médicalise, mais ce faisant elle devient un vecteur fondamental de la diffusion de la culture du danger. Loin de s'épuiser, sa fonction de contrôle et de normalisation se généralise, elle devient un pouvoir diffus, capillaire, quotidien de prévention des risques pathologiques de la société. C'est pourquoi nous ne pouvons nous passer de ce jugement critique sur la réforme italienne pour juger de la tentative actuelle de contre-réforme proposée en Italie par la droite, et signée par la députée Mme Burani Procaccini (durant les années quatre-vingt, 14 projets de révision de la loi 180 furent présentés). L'opposition à ce projet de loi a été immédiate, large et transversale (associations de familles et de patients, sociétés scientifiques y compris celles qui s'étaient opposées à la loi 180, mouvements, partis politiques, syndicats), ce qui a rendu malaisé son parcours : en mars 2003 nous en sommes à la troisième version. Il s'agit donc d'une contre-réforme annoncée mais qui peut-être n'aura pas lieu. Pour autant, ce n'est pas une raison suffisante pour ne pas s'interroger sur elle : d'une part, parce que le projet de loi de Burani Procaccini n'est pas une tentative isolée car, en effet, la majorité gouvernementale développe un vaste programme contre-réformiste systématique (droit des travailleurs, service sanitaire national, prostitution, toxicomanie, mineurs, ou encore la loi Bossi-Fini sur l'immigration); d'autre part, parce que la psychiatrie pourrait être déjà changée, comme le craignait Basaglia, dans le sillage de la modernisation introduite par la réforme 180.
En conclusion, analyser ce projet contre-réformiste avec le " strabisme " par lequel Basaglia regardait le réforme 180 pourrait éviter d'être pris au piège d'une oscillation risquant de rendre évanescents les contours de la question que l'on se pose - qu'est-ce que la psychiatrie à l'époque de la mondialisation, du néolibéralisme, de la biopolitique néolibérale ? -, donc de rater la cible. Le risque consiste à seconder un jugement par rapport au nouveau contexte dans lequel la psychiatrie se situe, en considérant ces changements soit comme une pure et simple restauration (le retour de l'asile psychiatrique, de l'exclusion et de la discipline), soit comme une pure et simple révolution (l'avènement de la mondialisation néolibérale en tant qu'atteinte aux droits et destruction de l'espace social). Dans le premier cas, on donne une explication d'ordre strictement politique (le nouveau est l'ancien, à savoir il est conservateur). Dans le second cas, on donne une explication d'ordre strictement économique (le nouveau est absolument nouveau, à savoir il est ultra-libéral). Mais dans l'un et l'autre l'explication s'avère trop étroite et unilatérale. Par exemple, la complexité de la dimension biopolitique de la psychiatrie échappe, qui n'est un fait ni tout à fait ancien, ni tout à fait nouveau, qui est à la fois un fait politique et un fait économique, donc irréductible tant à une explication simplement politique qu'à une explication simplement économique. Mais le vrai problème est que ces explications pourraient fournir deux alibi qui seraient entre eux spéculaires, voire complémentaires : on diabolise l'ancien, oubliant que depuis longtemps le problème psychiatrique s'est déplacé hors de l'hôpital, que la psychiatrie médicalisée pratiquée quotidiennement pose également question, ou l'on diabolise le nouveau, oubliant cette fois que l'asile psychiatrique reste malgré tout un problème, que l'exclusion et la violence institutionnelles n'ont pas cessé d'être au centre de la psychiatrie.
Une brève analyse du projet Burani Procaccini pourrait peut-être nous aider à saisir la stratification complexe - non nécessairement cohérente, voire à nombre d'égards contradictoire, paradoxale - du système psychiatrique à l'époque du gouvernement néo-libéral :
1) Exclusion et discipline
Il y a sans doute dans ce projet une tentative de restauration de la logique disciplinaire et d'exclusion entamée par la loi 180. Le fil conducteur qui unit les trois versions précitées est de garantir des mesures de " haute protection " au moyen d'une nouvelle réglementation de l'hospitalisation et des soins obligatoires (ASO, TSOU, TSO) - qui, comme on le verra, a aussi une valeur biopolitique, à savoir de prévention du risque pathologique -, et de la création de structures qui pratiquent, sur la base de la présomption d'une " dangerosité " du malade mental, une assistance prolongée et continue. Le jugement de dangerosité, même s'il n'est pas formulé de façon explicite dans la dernière version du projet, sous-tend sons sens et détermine ses dispositions. Il marque le retour d'une législation " spéciale " pour la psychiatrie, non seulement parce que sont abrogés les articles de la 833/77 qui englobaient la loi 180, réalisant ainsi l'intégration de la psychiatrie dans le Service sanitaire national, mais aussi parce que se met en place un circuit séparé pour les patients psychiatriques, tant du point de vue des lieux de soin et de vie que du point de vue de la condition juridique. En bref, on produit une règle juridique spéciale pour le traitement sanitaire obligatoire (TSO), insérée dans une loi spéciale pour la psychiatrie, alors que la loi 833 établissait l'uniformité de traitement pour n'importe quelle pathologie. En entrant dans une législation séparée, l'hospitalisation obligatoire n'est plus garantie par la réglementation du Service sanitaire national : sa durée se prolonge jusqu'à deux moins et est renouvelable, le lieu où l'effectuer n'est plus l'Hôpital Général, " elle peut être effectuée dans des structures hospitalières ou extra hospitalières reconnues, y compris les Structures Résidentielles d'Assistance (SRA) " ; dans ces dernières, qui peuvent être de gestion privée (une nouveauté néolibérale) et de" haute protection ", serons également hospitalisés " les malades destinés à l'Hôpital Psychiatrique Judiciaire ". Enfin, dans la dernière version du projet, le nombre de places prévues dans les structures protégées (SRA) disparaît : en effet, l'art. 4 parle de structures dotées " d'espaces verts et de recréation ", mais non du nombre de places - alors que dans le texte précédant il y avait eu une réduction de 50 (première version) à 20 places. S'agit-il d'une méprise du législateur, où bien s'agit-il de la volonté affichée de permettre la réalisation de nouveaux asiles psychiatriques, sans limite de places et probablement en gestion privée, c'est-à-dire sans contrôle ou presque?
2) Biopolitique
C'est un aspect crucial du projet Burani Procaccini car il montre la superposition et l'articulation entre l'idée de dangerosité du malade mental, de sujet d'exception qui est hors de la norme, et celle du risque pathologique, le quel par contre concerne un sujet statistique, à savoir l'homme normal, l'homme moyen, l'homme-masse : on est tous, du moins virtuellement, porteurs de risque pathologique, ce qui rend nécessaire une prévention capillaire et généralisée, aux fins de promouvoir la santé publique et la sûreté sociale. Art. 14 : " Pour le dépistage précoce de situations de risque psychopathologique et des troubles psychiques, le Ministère de la Santé établit les modalités de réalisation de programmes spécifiques finalisés à la diffusion d'interventions appropriées et satisfaisantes dans les écoles, en commençant par les écoles maternelles. Les programmes doivent envisager des procédures de dépistage et de préparation des enseignants ". Il n'a pas fallu attendre l'approbation de ce plan : le Ministère de la Santé a déjà approuvé et financé des programmes de recherche épidémiologique dans les écoles. Dans la présentation d'un de ces programmes qui, avec la complicité des parents et des enseignants réalise un dépistage sur un échantillon de 3000 garçons (entre 10 et 14 ans) fondé sur des entretiens diagnostiques structurés et sur des analyses d'ADN obtenu par les cellules exfoliées de la muqueuse buccale, on peut lire : " Les crimes reportés par la presse confirment malheureusement que les troubles psychiques représentent une priorité du point de vue de la santé publique […] Donc une étude approfondie sur les troubles psychiques est d'une importance extrême et ne peut être retardée : il faut être à même d'établir des réponses appropriées autant du point de vue de la programmation des services que du point de vue de l'intervention de prévention et de soin ". Chacun sait qu'il ne s'agit là que du sommet de l'iceberg biopolitique dont la psychiatrie fait partie et dans lequel elle joue un rôle non négligeable. Comprendre cela signifie reconnaître qu'il y a des enjeux politiques qui ne relèvent pas seulement des ministères de l'économie et du travail mais aussi des ministères de la santé.
3) Néolibéralisme et nouvelle exclusion
Le projet comprend également un aspect totalement nouveau, qui s'ajoute à l'ancien (la logique de l'asile psychiatrique) et au mi-ancien/mi-nouveau (la biopolitique), qu'il faut sans doute mettre sur le compte du néolibéralisme et de la mondialisation, sans pour autant absolutiser ce nouveau pour retomber dans le risque opposé, c'est-à-dire celui d'une explication économiste des maux du monde et notamment de la psychiatrie. Toute une série de facteurs sont en amont et constituent la toile de fond de ce projet : la crise du Welfare, la rupture de l'intégration entre le social et le sanitaire, la privatisation des services publics, le postfordisme, la précarisation du travail et la formation-contrôle permanent d'une armée de nouveaux techniciens, techniciens de la norme et juges de normalité. C'est explicite dans le projet, par exemple, la possibilité d'une privatisation du Département de Santé Mentale (DSM) : " Les services du DSM peuvent être aussi bien à gestion publique qu'à gestion privée ", alors que dans les deux versions précédentes la gestion publique du Centre de Santé Mentale (CSM) était encore garantie. Cette fois encore, il est légitime de se demander s'il s'agit d'une méprise ou bien de l'intention affichée de mener à terme la première expérience d'une totale privatisation de l'assistance sanitaire.
Pourtant, l'effet des politiques néolibérales sur la psychiatrie ne se borne pas à ceci, et n'a pas non plus attendu que l'on fasse des projets de loi. Voici peut-être la grande nouveauté du néolibéralisme : d'une part, on est passé des établissements publics de l'exclusion au réseau des établissements privés de l'intégration (en Italie le 60 % des places pour les patients aigus et post-aigus et 80 % des places pour patients chroniques sont gérées par des particuliers : cliniques conventionnées et structures protégées gérées par le privé - plus ou moins - social) ; d'autre part ce réseau d'assistance à gestion privée, avec ou sans finalité de gain, produit de nouvelles formes d'exclusion de plus en plus dramatiques. Ces formes sont pour ainsi dire la valeur ajoutée du néolibéralisme (avant on entrait dans le circuit de la psychiatrie par un diagnostic de schizophrénie, maintenant on en sort avec un diagnostic de " non-réhabilitabilité ", c'est-à-dire avec un terrible non-diagnostic : ceux qui ne semblent plus rentables sur le marché médical et de l'assistance, ceux qui sont trop gravement entamés par la maladie ou la vieillesse, eh bien ! ils sont destinés à disparaître à jamais dans des structures protégées qui ressemblent de plus en plus à des décharges sociales). Mais le néolibéralisme ne se caractérise-t-il pas, justement, par la volonté de se débarrasser définitivement de tous les résidus du Welfare (assistance, réhabilitation, intégration etc.) qui " contaminaient " le libéralisme première manière ? Tolérance zéro : qu'il s'agisse de justice ou de psychiatrie, tous les écarts sociaux doivent tout simplement disparaître. Les puristes néolibéraux n'ont rien à craindre, car la gestion de la poubelle peut aussi être un business, plus ou moins légal ou mafieux.