Forum Social Européen 2003 / Initiative santé mentale
QUELQUES NOTES À PROPOS
DES PRATIQUES D'INSERTION
EN SANTÉ MENTALE
Paul Bretecher·
Depuis 1992, plusieurs équipes de psychiatrie ont crée des structures d'insertion destinées à des personnes qui, du fait de leur pathologie, se sont trouvées exclues du monde du travail.Cinq de ces initiatives sont réunies au sein de l'association Progrès. Il s'agit du R.I.T. à Brive, de XIII Voyages (agence de voyage) à Rungis, de l'association Arc en Ciel, groupement d'ateliers (de gravure, de sculpture, de stylisme) à Montceau les Mines, au Creusot et à Macon, de l'Alef, association d'entre-aide à Reims et enfin d'Agapes, restaurant dans un théatre à Corbeil-Essonnes. Deux de ces initiatives sont des entreprises d'insertion (Agapes et XIII Voyages), le R.I.T. est un atelier thérapeutique, l'association Arc en Ciel est un dispositif original assimilé à un centre de formation soutenu par l'AFPA, L'Alef est un réseau plus informel.
Malgré leur diversité liée à leur histoire et au contexte dans lequel elles sont implantées, ces différentes structures ont entre elles des points communs.
1) Elles sont nées du constat d'un manque, confirmé d'ailleurs par un rapport du Conseil Economique et Social de 1997: bien que la psychiatrie de secteur offre en théorie toute une palette d'espaces de soins, d'accompagnement et de soutien qui devraient préserver l'insertion sociale des usagers, en ce qui concerne le travail, les moyens mis à leur disposition sont quasi inexistants. Pourtant bien des patients souffrent du désoeuvrement auquel ils sont contraints, moins du fait de leur pathologie, que de l'absence d'un cadre approprié qui leur procure un travail. Face à leurs demandes, relayées par les associations de parents, on ne peut se contenter d'objecter que cette aspiration à l'emploi n'est au fond qu'un préjugé, tributaire de l'imaginaire social qui érige le travail en norme de santé. La réalité est beaucoup plus complexe. Par exemple, quand on écoute les personnes qui formulent ce désir de s'employer malgré leurs difficultés au quotidien, elles évoquent en premier deux motivations: tout d'abord l'envie de gagner de l'argent par leur propres moyens, et ensuite le désir de se rendre utiles. Gagner de l'argent sans dépendre uniquement des subsides accordés au titre du handicap ou de la maladie est une revendication fréquente. En termes économiques cela parait presque banal. Dans un monde où consommer est une injonction généralisée, disposer de ressources supplémentaires fait partie du sens commun. Mais dans ce cas il y a plus. Avoir une feuille de paie, un contrat de travail indiquent un changement de statut. Cela signifie quitter la position de l'assisté quelque peu indigent, s'affirmer comme sujet de son action, s'affranchir de certaines tutelles. C'est contradictoirement, puisque le contrat de travail est quand même un contrat de sujétion à l'employeur, le symbole d'une plus grande autonomie.
"Se rendre utile" évoque plutôt la logique du don: celui qui contribue à la vie collective donne une part de son temps, de son énergie, de sa créativité. C'est un geste adressé à un autre qui ,en retour, authentifie le sens et la valeur de cet apport. En principe, ce mouvement qui décentre le sujet de la seule préoccupation de son "ego", le fait accéder à une forme de reconnaissance sociale différente des gratifications attendues dans la sphère privée. Encore faut-il que l'espace de travail le permette. C'est ce à quoi les différentes structures d'insertion évoquées plus haut se sont attelées, au risque d'être en décalage avec les pratiques en cours dans les entreprises.
2) En effet, chacune des initiatives de l'association Progrès avait choisi de refuser la logique binaire qui caractérise en général l'insertion au travail des personnes handicapées.: ou bien orientation en milieu protégé, ou bien confrontation au milieu ordinaire. En reprenant la distinction proposée par H.J. Sticker, on peut faire l'hypothèse que cette alternative reflète sur le terrain de l'emploi, les à priori "assimilationnistes" ou "différencialistes" qui guident les politiques en faveur des handicapés. Tantôt au nom de la différence érigée en absolu, et dans un souci de protection, ils seront cantonnés dans des lieux spécifiques, par exemple les filières du travail protégé. Tantôt pour ne pas les stigmatiser, et au nom de leur appartenance à la communauté des citoyens on voudra les incorporer au milieu ordinaire dont les règles ne seront ni vraiment remises en cause, ni assouplies. On sait que chacune de ces propositions est insatisfaisante. Concrètement, dans le cas du travail protégé de récentes critiques ont de nouveau rappelé que dans l'ensemble il ne répond pas aux attentes des usagers et ne réalise pas une intégration véritable. Quant au milieu ordinaire, la dégradation des conditions de travail (cf. les études de C. Dejours ou Y. Clot) laisse peu de chance aux personnes les plus fragiles.
Le pari des initiatives de l'association Progrès était alors de montrer que dans un même cadre de travail réellement ouvert à la cité, pourraient trouver place des personnes reconnues ou non handicapées par la C.O.T.O.R.E.P. (certaines ne le souhaite pas), et qu'elles pourraient ensemble, malgré des niveaux de formation très différents, produire des objets ou fournir des prestations de qualité. Mais si de telles expériences, bien que soumises à des aléas économiques constants, s'avèrent viables, elles pâtissent de ne pas trouver de relais effectifs quand les employés ont terminé leur cursus de formation.
Car que constate-t-on lors de ces parcours d'insertion définis statutairement ( 2 ans en entreprise d'insertion, 1 an en centre de formation)? De façon grossière, on peut remarquer que les employés, sans que l'on puisse faire de corrélation avec tel ou tel type de pathologie antérieure, adoptent une des cinq attitudes suivantes:
-a) Au bout d'un certain temps, souvent en fonction d'autres évènements qui émaillent le cours de leur existence, certains abandonnent le projet initial. Ils renoncent au travail rémunéré. Mais, dans ce cadre, cet arret n'est pas un passage à l'acte, une fuite devant une réalité trop pénible. Il s'explique et peut être justifié. Il résulte d'une meilleure évaluation des bénéfices procurés par l'emploi et des effets fâcheux des contraintes qu'il impose. Au sentiment d'exclusion qui prévalait au départ se substitue un autre point de vue sur la manière d'organiser sa vie. Ces personnes choisissent alors d'autres activités: participation à des ateliers d'expression, ou à des activités de loisir.
-b) D'autres dont le temps d'insertion a souvent été ponctué de nombreux arrêts préfèrent la voie de l'"intermittence". Sans renoncer au travail de façon absolue, ils ne peuvent l'envisager que dans la discontinuité. Ils travaillent ainsi une semaine, quinze jours, voire deux mois puis disparaissent du jour au lendemain. Ils ne se plaignent pas. Ils ont simplement pour un temps acquis ce qu'ils voulaient: une somme d'argent correspondant à un projet précis, des contacts avec les autres, sans trop de proximité ou d'engagement contraignant. Après un repos plus ou moins long, on les retrouve actifs et déterminés comme au début. Cette alternance de présence-absence scande alors leur vie qui s'équilibre autour de cette discontinuité choisie.
-c) Quelques uns font preuve d'une grande stabilité, mais d'une stabilité délibérément passive. Ils prennent le temps de s'intégrer, trouvant leurs repères et leur rythme. Pour peu que l'on respecte cette manière d'être qui ne répond sans doute pas aux exigences de la production ordinaire, ils s'adaptent à un poste, s'y tiennent, s'y font une place, incarnant un pole de permanence dans un ensemble mouvant. Assumant bien la fonction qui leur incombe, ils ne varient pas. Une fois bien installés, ils laissent les autres s'adapter à leur manière de faire. Ils vivent mal les changements inattendus et refusent toute extension du champs de leur responsabilité. Ils se verraient bien installés là jusqu'à la "retraite". La fin du contrat d'insertion est donc une rupture douloureuse. Peut-on pour autant parler de chronicité? Il faudrait dans ce cas porter un curieux jugement sur tous les employés qui "normalement" au travail adoptent spontanément ce type d'attitude.
-d) D'autres à l'inverse, très vite, feront montre d'une grande polyvalence et d'une capacité de porter leur regard, non seulement sur leur poste, mais aussi sur l'organisation dans laquelle ils évoluent. Ils nouent aisément des contacts, font preuve d'imagination, du sens de l'initiative. Ils se sentent concernés par le devenir de l'entreprise qui les emploie, comme s'il s'agissait d'un club auquel ils auraient choisi d'adhérer. Encore une fois, c'est une attitude commune en milieu ordinaire de travail, attitude risquée en général, et ici plus qu'ailleurs. Car même si ces personnes font preuve de grandes capacités, le départ de l'entreprise d'insertion est pour elles un saut dans l'inconnu. En développant leur savoir faire dans un lieu particulier, elles ne se leurrent pas. Elles savent que sur certains points elles ne répondront sûrement pas à ce qu'un employeur attend selon les standard des profils de postes établis. Ainsi cet employé d'Agapes, jeune homme très vif, très prévenant, qui sait parfaitement tenir un bar, faire face à des situations complexes, ravir la clientèle par des conversations un peu surréalistes, mais qui refuse absolument de toucher à une caisse enregistreuse. Un an après la fin de son contrat et plusieurs essais infructueux, il doit constater que ses talents indéniables ne lui ouvriront pas la porte du"milieu ordinaire" alors qu'il n'a aucune raison d'être orienté en C.A.T.
-e) Enfin quelques uns très déterminés, fixés sur un objectif précis, prennent le passage en insertion comme une étape. Des leur arrivée ils savent qu'ils ne resteront pas. Ce n'est pas leur souhait. Avec eux, on s'attache surtout, en fonction de leur but, à trouver des circuits qui leur fraieront la voie qu'ils ont choisie. Par la suite, après un temps de recherche plus ou moins cahotique, ils trouvent en général une place proche de qu'ils avaient imaginé. Ces personnes ont sans doute, sans le savoir, le profil souhaité par le monde du travail: déterminées mais adaptables, et surtout prêtes à encaisser toutes sortes de ruptures. Tant mieux pour elles, mais l'insertion concerne aussi les autres.
Ce court bilan conduit à deux types de réflexions, optimistes ou pessimistes qui demanderaient bien sur d'être approfondies:
On doit noter tout d'abord, version optimiste, qu'il est possible, à certaines conditions (organisation particulière du travail, aides financières publiques pour ne pas dépendre uniquement de l'économie de marché, choix d'une production de qualité, respect de la personnalité de chaque employé...) qu'il est possible d'insérer dans un collectif de travail des personnes présentant parfois de grandes difficultés. A titre d'exemple, certaines personnes qui ont trouvé à s'employer dans une des initiatives citées avait parfois auparavant été refusées en C.A.T. parce que trop lentes , trop malhabiles, ou trop inconstantes. L'expérience montre aussi que dans de tels cadres, des soignants en psychiatrie peuvent collaborer avec des professionnels d'un autre domaine ( artistes, artisans, économistes...) et que ces innovations suscitent parfois l'intérêt des représentants politiques locaux, et des organismes de tutelle.
Mais, revers de la médaille, ces initiatives restent très isolées, précaires, et sans véritable influence sur les "grandes politiques" en faveur du handicap. Les institutions dans ce domaine, selon des modèles sédimentés depuis presque vingt ans continuent à se représenter l'insertion dans les termes de la logique binaire que l'on évoquait plus haut.
Pourtant quand on parle d'insertion et non pas d'adaptation, d'intégration ou de réhabilitation, que désigne-t-on au juste? Si l'on s'en tient à la définition du terme, l'insertion évoque l'introduction d'un élément dans un ensemble- par exemple l'insertion d'une note au bas d'une page écrite- introduction qui modifie l'ensemble premier qui se trouve enrichi par cet ajout. Autre image associée à l'insertion, la greffe. Ainsi, on insère un greffon sur dans un arbre et ce faisant on le transforme. Ces métaphores suggestives laissent donc penser que l'insertion n'a de chance de réussir que si un collectif qui accueille un nouvel arrivant, tout en gardant sa cohérence, admet que le nouveau venu conduit forcément chacun à bouger à minima, et que cette arrivée est un renouvellement. Or trop souvent il se passe l'inverse. La structure en place fonctionne avec des méthodes ou des règles rigidement inamovibles. Quelques uns peuvent y être "incorporés". Ceux qui se distinguent trop auront peu de chance d'y faire carrière.