Projet de loi « DROITS ET PROTECTION DES PERSONNES FAISANT L’OBJET DE SOINS PSYCHIATRIQUES ». Sénat. Mr Jack Ralite.
Jusqu’ici, considérant les humains, nos voisins proches ou très lointains, avec un humanisme bien ancré, on les désignait avec des mots simples : « jeunes », « vieux », « adultes », « ouvriers », « cadres », « chefs d’entreprise »,
« fonctionnaires », « chirurgiens », « aviateurs », « soldats », « docteurs », « bonnes sœurs », « artistes »… Chacun s’y reconnaissait sans réfléchir ni hausser la voix, ou très rarement.
Depuis un certain temps, après le 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, après des morts violentes survenues en France, morts n’ayant plus rien à voir avec la rationalité qui laisse place au délire, un vocabulaire nouveau est apparu caractérisant ces hommes et ces femmes ayant connu un déchirement de la conduite. C’est quelque chose de tragique à rapprocher de la folie amoureuse, des crimes passionnels à l’égard desquels les jurés se montrent très indulgents.
On constate que la folie est fragilité et composante incontournable de l’humain. L’inacceptable est inexplicable et la dogmatique du contrôle social n’y peut rien.
La peur s’est installée, ou plutôt la peur a été installée et, comme disait Franklin Roosevelt en 1933 (retenez la date) : « La seule chose dont nous devons avoir peur, c’est de la peur elle-même. » Et plus avant, Dostoïevski : « Ce n’est pas en enfermant son voisin qu’on se convainc de son propre bon sens. » On est passé du droit à la sûreté au droit à la sécurité qui « repose sur l’illusion d’une vie sans dangers et légitime l’intrusion dans les vies individuelles », dit la grande et singulière juriste Mireille Delmas-Marty. C’est l’avènement d’un mythe de la sécurité totale. Les sociétés de la peur en arrivent à appeler le voisin pas-comme-eux un barbare, à crier au forcené, au déséquilibré, à l’arriéré, à l’aliéné, au fou comme autrefois on criait au loup.
Qui est le barbare ? L’être étrange, l’être humain qui a quitté la ligne, l’attitude commune, l’homme dont le discours hoquette et s’égare, dont la conscience traverse des gouffres ? L’homme qu’on ne regarde pas, à qui l’on ne sourit pas, qu’on laisse à l’écart, de l’autre côté, vers les rives de l’indéfinissable, dans un périmètre restreint ? Ainsi se déconstruisent les liens sociaux. La guerre civile habite l’âme. C’est dénégateur d’humanité. Le bacille de la barbarie s’empare de trop d’entre nous.
J’ai été confronté déjà à ce problème d’hommes et de femmes fracturés, fissurés, éclatés, parfois bousillés. C’était en 1981. J’étais ministre de la Santé et j’avais constitué la Commission Demay, du nom de son animateur, pour élaborer Une voie française pour une psychiatrie différente. Le résultat est un texte d’élan qui faisait l’Histoire, dans un moment où la société n’avait pas peur et rêvait d’avenir, alors qu’aujourd’hui le texte gouvernemental est un texte de banqueroute qui cisaille l’Histoire. Le rapport Demay traite humainement des actes inhumains, le texte gouvernemental traite inhumainement la part de folie dans l’homme. Je ne veux que lire la réponse des psychiatres.
« Tout trouble mental est évolutif ; l’expérience prouve que la chronicité n’est pas irréversible..
La fonction des professionnels du champ de la psychiatrie est celle d’accompagnement de leurs patients et celle, éventuellement, de défense vis-à-vis du corps social et vis-à- vis des puissances de tutelle…
Il est indispensable que les soignants puissent s’abstraire aux valeurs morales, sociales, politiques dominantes. Celles-ci ne peuvent en aucun cas constituer le facteur déterminant de leur conduite professionnelle. Le concept de prévention, s’il se réfère à une notion de normalité, le concept de guérison, s’il se réfère à une normalisation vont à l’encontre de toute démarche thérapeutique dans le champ de la psychiatrie. »
Le Rapport Demay fait œuvre de culture, de liberté, de construction d’ « en commun », d’anti-barbarie enfin, et juge sans détours la pensée du président de la République incapable de recul, d’interrogations, de doutes devant toute chose de la vie.
A tous ces êtres que nous considérons et respectons, l’Etat ne sait que proposer la norme alors que la normalité, c’est la victoire de l’état sur le devenir, de l’identité sur la différence. Il ne faut plus d’hommes, de femmes entrés dans des histoires closes et privés du « risque de vivre », seul moyen pourtant d’avoir le « risque de guérir », tout cela étant caché par l’abominable mensonge du risque zéro.
C’est un malheur pour un pays que de vouloir des lois particulières.
C’est un bonheur de connaître le poème du Grec Constantin Cavafis, En attendant les barbares :
« – Pourquoi nous être ainsi rassemblés sur la place ? Il paraît que les barbares doivent arriver aujourd’hui.
- Et pourquoi le Sénat ne fait-il donc rien ? Qu’attendent les sénateurs pour édicter des lois ?
C’est que les barbares doivent arriver aujourd’hui.
Quelles lois pourraient bien faire les Sénateurs ? Les barbares, quand ils seront là, dicteront les lois.
- Pourquoi notre empereur s’est-il si tôt levé, et s’est-il installé, aux portes de la ville, sur son trône, en grande pompe, et ceint de sa couronne ?
C’est que les barbares doivent arriver aujourd’hui. Et l’empereur attend leur chef pour le recevoir. Il a même préparé un parchemin à lui remettre, où il le gratifie
de maints titres et appellations.
- Pourquoi nos deux consuls et les préteurs arborent-ils aujourd’hui les chamarrures de leurs toges pourpres ; pourquoi ont-ils mis des bracelets tout incrustés d’améthystes et des bagues aux superbes émeraudes taillées ;
pourquoi prendre aujourd’hui leurs cannes de cérémonie aux magnifiques ciselures d’or et d’argent ? C’est que les barbares doivent arriver aujourd’hui ; et de pareilles choses éblouissent les barbares.
-Et pourquoi nos dignes rhéteurs ne viennent-ils pas, comme d’habitude, faire des commentaires, donner leur point de vue ? C’est que les barbares doivent arriver aujourd’hui ; et ils n’ont aucun goût pour les belles phrases et les discours.
- D’où vient, tout à coup cette inquiétude et cette confusion (les visages, comme ils sont devenus graves !) Pourquoi les rues, les places, se vident-elles si vite, et tous rentrent-ils chez eux, l’air soucieux ? C’est que la nuit tombe et que les barbares ne sont pas arrivés. Certains même, de retour des frontières, assurent qu’il n’y a plus de barbares.
Et maintenant qu’allons-nous devenir, sans barbares ? Ces gens-là, en un sens apportaient une solution. »