Docteur Guy Baillon
Psychiatre des Hôpitaux
Paris le 8 avril 2011
4- La souffrance des usagers
de la psychiatrie, l’indicible
De cette souffrance, j’avoue d’emblée mon ignorance. Totale.
Je ne vais pas me permettre de croire que je peux l’imaginer. J’ai pu parler de
la souffrance des parents et des amis de malades, j’ai pu parler de la
souffrance des professionnels, car j’ai de celles-là une certaine expérience,
mais là je m’arrête. La souffrance des usagers de la psychiatrie n’est pas une
donnée objective, pourtant elle existe, elle est toute intérieure à chacun, et
elle fait des ravages, au point de pousser certains à rechercher la mort pour la
faire disparaitre.
Je ne vais pas tenter de parler à la place des patients, par
contre il est important de leur demander de témoigner, quand ils peuvent. Déjà
des écrits existent ici et là, allons à leur rencontre.
Mais ne nous méprenons pas : Ce témoignage est à distinguer
de la recherche des troubles qui amène le psychiatre à proposer un diagnostic.
Rappelons que le diagnostic est un acte thérapeutique. C’est la tentative que
fait le psychiatre en accord avec son patient pour cerner une part de son
fonctionnement psychique qui le met en difficulté ; l’hypothèse étant que
travailler autour de ce fonctionnement va permettre au patient de se modifier et
de retrouver toute sa lucidité sur sa pensée et ses actes.
La souffrance psychique ne saurait donc être assimilée à un
trouble psychique, ni à sa description. Cela explique que j’ai rencontré des
psychiatres qui ne supportent pas de parler de souffrance psychique, ceci tout
simplement parce qu’ils n’y retrouvent pas la maitrise qu’ils ont l’habitude
d’avoir dans la description des maladies. Dans le même temps ils ne peuvent nier
que certains de leurs patients leur disent qu’ils souffrent, ou expriment des
souffrances. Nous constatons de toute façon que ce terme met mal à l’aise les
psychiatres, cela est dû aussi au fait que les malades (simplement des
personnes) prennent la parole là et se montrent maitres de quelque chose alors
que les psychiatres ont l’habitude de parler à la place des malades (ceux-ci
méconnaissant leurs troubles).
Enfin un certain nombre de malades ne semblent pas souffrir
ainsi certaines personnes dites psychotiques et à l’aise dans leur délire, voire
se montrent très heureux comme les maniaco-dépressifs lors de leurs épisodes
maniaques (pour dire que l’appellation « bi-polaire » voulue par les
laboratoires est appauvrissant).
Je ne vais donc me permettre que quelques réflexions, et
quelques pistes pour répondre.
Une grande difficulté que nous avons serait de vouloir
connaitre la multiplicité des souffrances psychiques des patients. Une autre
d’accepter de ne pas les comparer aux souffrances physiques, pourtant cela nous
éclaire. Une souffrance psychique ne se rapporte pas à un trouble, comme le fait
une souffrance physique à une lésion cutanée. De même la souffrance physique est
en rapport avec un trouble immédiat, actuel. Une souffrance psychique va se
manifester à distance de l’évènement auquel elle se rapporte, comme une mémoire,
un souvenir alors qu’elle ne s’est pas exprimée sur-le-champ.
Les classifications habituelles de la médecine ne sont pas
pertinentes ici.
Nous sommes en rapport avec la subjectivité de chacun, et
pour autant la question fondamentale, qui rejoint la démarche thérapeutique,
mais qui la déborde largement, c’est le besoin et la nécessité que cette
souffrance soit écoutée. Elle constitue un appel, elle a besoin d’être partagée.
Ecouter ce n’est pas chercher aussitôt une « solution », ni une « réponse ».
Ainsi une souffrance qui suit une perte (d’un être cher, d’un idéal, d’un
emploi, …) ne peut être réparée ; pas plus celle qui suit une blessure, un
trauma, c’est le lent travail douloureux du deuil, qui va se faire à la vitesse
de chacun.
Ceci est donc une indication majeure pour les souffrances qui
sont apparemment sans explication. Ce qui est essentiel est le besoin qu’elle
s’exprime, cette souffrance, et suffisamment. Qu’on puisse « la vivre
ensemble ». Car chacun se reconstruit à partir d’elle.
Certes des récits de patients sont presqu’intolérables :
certains délires exprimant les transformations du corps, non visibles. Mais
aussi les récits de séjours en chambre d’isolement, de mises sous contention,
d’injections sauvages non accompagnées de la moindre explication ! Il est
impossible pour les soignants d’invoquer l’imagination délirante des patients
qui tiennent ce récit. Il est pertinent et juste pour tous de mener à bien les
sanctions qui sont justifiées. Mais auparavant l’important est la mise en place
d’une « écoute », comme l’a souligné JM Delarue contrôleur des libertés : il est
exceptionnel que ces patients ainsi malmenés (maltraités) demandent à
s’exprimer. Ce n’est pas une écoute spéciale du type tribunal qu’il faudrait
« instituer ». Certainement pas ! Ce qui importe c’est la banalité de l’écoute
de la souffrance, soit dite, soit retenue et ne sachant pas s’exprimer. Que les
soignants ne soient pas meurtris par cette invitation, cette démarche. Toute
expression de souffrance lors d’un soin n’est pas accusation. Nombre de soins
sont vécus avec douleur, ainsi les perceptions de transformation corporelle
douloureuse accompagnant la prise de certains médicaments : le souci n’est pas
aussitôt d’arrêter le médicament mais de suivre avec précision les plaintes,
l’effet du médicament, d’en parler très régulièrement pour faire la part de la
souffrance psychique qu’il faut partager, de celle qui accompagne normalement le
médicament, et aussi les troubles secondaires qui signalent l’apparition de
conséquences néfastes : troubles de l’appétit, obésité, troubles sexuels,
…L’accompagnement doit être quotidien au début, à la fois individuel et
collectif. De même les difficultés de la vie collective sont facteurs de
souffrances lors des soins institutionnels, et l’on retrouve les mêmes
difficultés de vécu que dans les familles, ou dans des groupes d’appartenance
divers. Sachons que c’est pareil ! Ces souffrances-là, où qu’elles surviennent,
ont besoin d’être écoutées, à la fois en particulier et en collectif. Cette
écoute est constitutive du soin autant pour les médicaments, que pour les soins
institutionnels. La question est plus complexe pour les soins
psychothérapiques ; du fait de l’expérience des névroses que nous partageons
tous et qui invite à protéger l’intimité, on risque de passer à côté des enjeux
présents dans les troubles psychiques graves : pour ces personnes la souffrance
est la perte de tout espace psychique intime. Cette écoute est constitutive de
la vie sociale aussi. L’écoute permet de soutenir la personne pour qu’elle
reconstruise « son intime ». De ce fait avec son accord nous cherchons dans le
soin collectif et dans le lien avec la famille, comme dans le lien avec les
acteurs sociaux proches, à partager ce qui soutient la personne dans sa
construction psychique et qui justifie d’être reconnu comme une étape
« visible » dans cette reconstruction, donc partageable. Cela parait difficile
dans l’abstrait d’un discours, c’est tout simplement de l’humain que l’on permet
d’advenir.
Je ne pourrai quitter ce terrain d’exploration aux côtés des
usagers sans parler de l’expérience des GEM, les groupes d’entraide
mutuelle (écartons d’un mot au passage ces personnes non malades qui
mobilisées par leur générosité veulent faire un pas de plus et gérer les GEM,
c’est le pas dangereux, avec des appellations complexes cachant leur désir de
maitrise, pairs-aidants, médiateurs, ils vont agir, parler « à la place des
usagers », c’est la ligne jaune à ne dépasser sous aucun prétexte ; cette ligne
seule notre conscience la connait). L’expérience faite dans ces GEM touche à
l’inouï ; elle va justement au-delà de l’indicible du titre de cet essai, elle
montre que dans certaines conditions, à certains moments, de façon spontanée,
dans le calme, des mots sont trouvés par les usagers pour parler simplement des
choses les plus complexes : de la souffrance, des troubles, de la vie. Je pense
que cela se produit là parce que le but du GEM n’est pas le traitement, n’est
pas le mieux-être, n’est pas la démonstration, le but est autour de cette
« entraide mutuelle tout à fait insaisissable » qui nait là, la plupart du
temps, car cette entraide mutuelle s’enracine justement dans l’écoute simple, de
l’autre, des autres ; et je confirme pour en avoir fait l’expérience que le fait
d’être là à un moment (un passage) et d’être psychiatre ou d’être famille ne
gêne pas, si nous sommes effacés, discrets, sans volonté d’efficacité. Je vous
assure, les mots qui s’échangent là sont tout simplement une merveille. Ils
touchent facilement au détour de l’échange à la poésie, à la philosophie, on
pleure, on rit. C’est vrai que pour un GEM, l’accompagnement discret de quelques
familles, soignants, acteurs sociaux permet de « tenir » l’objectif, sinon la
jolie barque part à la dérive, car la mer qui est autour n’est pas sage, souvent
véhémente, soit pour certains, soit pour l’esquif… la fait disparaitre. Là comme
ailleurs la lassitude, la perte d’imagination, l’alcool, la drogue guettent et
peuvent tout casser en un instant. Et bien ! l’expérience commence à prouver que
c’est possible, que ça tient.
Et ce qui se découvre là à bas bruit c’est simplement le
plaisir de la vie, plaisir saisi là un moment, et qui va donner le « pep’s »
suffisant pour frapper à la porte d’autres rencontres.
Qu’il n’y ait pas de méprise : un GEM ne remplace pas les
soins, ni l’aide sociale ; il est utile après eux. Ce sont les soins qui
permettent l’accès du GEM, pour d’autres il est une voie d’accès aux
soins.
Vous savez ! Je vais vous dire : s’il a fallu 50 ans pour que
peu à peu des découvertes comme celle-là se fasse (celle-là avec l’appui de
tous, le Ministère, MA Montchamp, les politiques, son administration, l’UNAFAM,
la FNAPSY, LA Croix Marine, et de nombreuses personnes « sans qualité »), et
puisque nous fêtons cette année le 5ème anniversaire des GEM :
Tous ces combats passés et à venir, je vous assure qu’ils valaient le
coup.
Pour répondra à tant de difficultés je conclue sur la
nécessité de tous soutenir la FNAPSY, fédération qui rassemble les associations
d’usagers, fédération nationale d’associations trouvant leur identité dans la
proximité de leurs adhérents. Car c’est auprès d’elle que l’on peut recevoir la
« parole propre des usagers ». Elle est fragile car convoitée, l’Etat lui-même
n’est pas toujours clair, les politiques la soutiennent, alors qu’une part de
son administration ne cesse de lui tendre des pièges !
Enfin, puisque je l’apprends aujourd’hui, je salue la
disparition de l’un des psychiatres passionnés qui a porté haut et fort tous ces
combats autour d’une psychiatrie humaine, en particulier dans la période
1960-1990, Jean Ayme psychiatre, longtemps secrétaire du seul syndicat
des psychiatres de cette période, le SPH, syndicat initiateur de « la politique
de secteur », comme je salue les sans grade, les sans nom nous
ayant quittés et qui en silence ont permis que cette découverte des GEM advienne
au bout de ce long chemin.
Quelle que soit la sauvagerie de lois nouvelles votées par
des ignorants, des découvertes sont faites et ne seront pas
oubliées.
PS : vous l’avez constaté, le pari était fou : prendre
notre temps, écouter, regarder les souffrances de tous les acteurs dans toutes
leur diversité, comprendre leur part de vérité sur l’homme, loin de la pression
des médias, de la pression des « responsables de tout poil, qui se croient seuls
à l’être ! » : le résultat ici est bien modeste, à chacun de lui donner
meilleure allure et consistance.
Commencer par parler de la souffrance des familles, du
tabou de la souffrance des professionnels, de la souffrance trop connue et en
fait mal connue des usagers, peut-il nous faire mieux découvrir la question de
l’humain pour qu’elle soit toujours prioritaire, dans toutes nos actions,
dominante, associant l’homme et l’humanité, le « je » et le
« nous ». ?