Docteur Guy Baillon
Psychiatre des Hôpitaux
Paris le 6 avril 2011
3- La souffrance des
professionnels de la psychiatrie, la honte
Cette souffrance est cachée, non dite, non exprimée. En effet
en parler ce serait oser la présenter en rivale de la souffrance des familles et
de celle des usagers. Les professionnels sont payés pour ce travail ! Qu’ils
l’assument ! Eux l’ont choisi, pas les familles, ni les usagers. Cependant cette
souffrance des professionnels existe, fait des ravages, d’autant plus qu’il
n’est pas convenable de l’évoquer. C’est ce que j’appelle la « face cachée de la
psychiatrie », une part du vécu intime qui s’y déploie, constamment. Il ne
saurait être question de comparer, d’évaluer.
Comme dans toutes les grandes entreprises, Telecom, Toyota,
etc., nous pouvons décrire le harcèlement, la souffrance au travail. Seulement
survient en plus ici une « exigence intérieure » rôdant avec violence : ayant
choisi de travailler autour de la vie psychique, nous touchons à une donnée
partagée avec tous, mais par notre seul choix nous prétendons être les
meilleurs, tout en nous situant comme hors d’atteinte nous-mêmes. Il faut le
mettre à plat aujourd’hui car cette exigence atteint un niveau
extrême.
Précisons d’abord que nous avons à affronter aujourd’hui deux
niveaux dans cette souffrance : un niveau de base, constant, dû à des attaques
internes, et un niveau conjoncturel en lien avec des attaques externes : l’Etat,
les médias, Sarkozy, l’UNAFAM, la société.
1-La souffrance due aux attaques internes. Certes elle
varie avec chacun, mais chacun y est confronté tôt ou tard, elle concerne toutes
les catégories de soignants. C’est la rencontre avec la folie. Cette rencontre
insidieuse survient au bout d’un certain temps d’exercice et lors des attaques
externes réitérées. Qu’en est-il de notre propre folie ? Est-ce elle qui nous a
poussés à ce choix ? Certes la psychanalyse et d’autres formes d’introspection
aident certains à faire le ménage, il n’en est pas moins vrai que les chiffres
de TS montrent que ces professions sont parmi les plus exposées. La pression ne
vient pas de l’encadrement du soin, mais clairement de l’exigence interne que
chacun ressent à tenir tête à cet affrontement personnel à la folie d’une part,
et d’autre part à vouloir être efficace, donc à soigner de façon satisfaisante.
Nous ne parlons pas assez de la douleur que vivent les soignants de ne pas
arriver comme ils le souhaiteraient à guérir, à soulager les patients.
L’exigence intérieure est là d’une rare cruauté, d’autant qu’il n’est pas facile
d’en parler, qu’il n’est pas facile d’apprendre, qu’il n’est pas facile
d’exprimer notre ignorance, notre incompréhension, notre vertige devant
l’étendue du travail à accomplir pour acquérir une expérience fiable.
L’inhibition, le doute, le masochisme sont présents à tous les carrefours nous
permettant de nous défendre contre cette exigence, mais au prix de tant de
reculs, de démissions, de peur des risques. Et alors c’est comme si nous étions
bardés d’indifférence devant la souffrance des patients ; non ! il n’en est
rien, elle est là. Osons avouer que la souffrance des familles dont les ressorts
sont évidents, la blessure certes grave, nous parait peu de chose à côté de
celle des patients qui elle se cache derrière tel symptôme, bien peu de chose à
côté des énigmes des délires, des jouissances douloureuses des perversions, des
conflits trop évidents des névroses. Alors en public on se barde de défenses, on
fait comme si on savait et que l’on avait des secrets, en réalité on reste nu
devant nos exigences internes. Peu à peu on se fait des amis qui acceptent de
parler de tout cela : séminaires, réunions, supervisions, mais ils sont semés de
pièges et de chausse-trapes mutuelles car nous ne sommes pas forcément
accueillants entre nous. Combien de confidences avons-nous entendu de divers
pro, psychiatres, psychologues, AS, éducateurs qui nous racontent comment ils
ont étés « cassés » par leurs séniors dans telle ou telle grande
association connue, dans tel ou tel service reconnu : leur désarroi n’y a pas
été reçu ; cassés ils ont du choisir une autre filière, un autre métier ;
les juniors entre eux ne sont pas forcément meilleurs ! Rien n’aide plus que les
« sous-colle » petits groupes d’amis constitués au début des études et qui
tiennent le coup (cela devrait être une obligation), mais on ne garde pas
toujours la tête hors de l’eau pour autant. Ainsi nous nous constituons peu à
peu une charge de culpabilité d’autant plus insupportable que nous pensons
l’avoir cultivée nous-mêmes.
Quoique nous fassions cette interrogation persiste,
subliminale dans le quotidien, lancinante, et violente dès que nous baissons la
garde, prête à nous mettre à genoux lorsque surviennent les attaques externes.
C’est ce qui se passe depuis quelques années :
2-Les attaques externes. Les plus violentes sont
connues, les attaques incessantes de certains médias, puis surtout le discours
du Président à la télévision le 2 décembre 2008 : la façon dont pour servir sa
politique sécuritaire il s’est appuyé sur les données pseudo scientifiques en
nommant un trouble psychique précis, comme si cette donnée scientifique lui
était utile, sur des habitudes d’enfermement, en s’appuyant sur des données
pronostiques qui sont diffusées sur ce trouble, enfin en utilisant les espaces
des soin hospitaliers des vieux asiles que nous aurions du abandonner depuis
longtemps et qu’il est heureux de pouvoir utiliser encore pour enfermer. Il a
utilisé nos mots, nos espaces pour son projet politique, sans accorder le
moindre intérêt au travail de soin développé en France depuis 50 ans ; il a tout
annulé, en une phrase.
Le Président n’a pas seulement blessé les professionnels
de la psychiatrie : il les a profondément humiliés,
dévalorisés devant l’ensemble du pays avec l’intention de les
détruire.
Ce qu’il faut préciser ici c’est que ceci survient alors que
les professionnels de la psychiatrie étaient par des mesures successives devenus
victimes de l’abandon de l’Etat, dans un double discours où la dimension
positive de sa politique (circulaire sur le secteur en 1960 et 1972,
légalisation de la politique de secteur en 1985) était aussitôt battue en
brèche par des mesures négatives bien plus fortes, et exprimant en réalité
« l’abandon des professionnels par l’Etat ». Il faut rappeler les étapes
majeures de cet abandon :-1) la séparation entre malades aigus centrés sur
l’hôpital, et chroniques déplacés vers l’action sociale par la loi du 31-12-1970
qui a morcelé le secteur à peine né, en écartant le travail social de son
action, et de ce fait l’a dévalorisé, -2) la décision de confier l’application
de la politique de secteur en 1985 aux directeurs d’hôpitaux dont la fonction
n’est pas de soigner, mais de gérer, -3) en 1990 la fermeture du Bureau de la
psychiatrie au Ministère de la Santé qui veillait à l’application de la
politique de secteur, et de la CMM (commission des maladies mentales) qui en
poursuivait l’élaboration technique, pratique et théorique (ces fermetures ont
provoqué l’anarchie dans l’application et des guerres locales sans merci), -4)
aussitôt après, la psychiatrie a été livrée aux gestionnaires de la médecine
sans tenir compte des spécificités de la psychiatrie de service public, elle a
ainsi été écrasée progressivement par des évaluations et des enquêtes non
adaptées à la psychiatrie de secteur, -5) enfin la loi de 1990 qui aurait du
améliorer la loi de 1838, n’a fait que recentrer les soins sur l’hôpital, en
diminuant le soin en ville qu’avait réalisé le secteur, à partir de là les
hospitalisations ont augmenté sans cesse, surtout sous contrainte, laissant là
les soins être écrasés par la logique sécuritaire, comme l’a démontré sans
équivoque le Contrôleur des libertés, JM Delarue ces jours
derniers.
Ces différentes mesures prouvaient progressivement que la
politique de secteur n’avait à aucun moment été ni comprise, ni soutenue par
l’Etat, en particulier autour de ses valeurs phare « la continuité des soins »,
la proximité des soins et l’appui sur le contexte relationnel.
Au total les professionnels de la psychiatrie constamment
dévalorisés, obligés de se battre simultanément et en vain, à l’échelon national
et à l’échelon local, empêtrés dans leur division syndicale pour les
psychiatres, mis en déroute par la disparition du diplôme infirmier psy pour
les infirmiers, sans reconnaissance professionnelle solide par les autres
professions, se sentent aujourd’hui sans repère solide, mais objets de
toutes les critiques alors qu’ils n’ont eu aucune possibilité de modifier
cette évolution ni de retrouver une cohérence politique qui permettrait
d’appliquer cette psychiatrie, souvent accusés d’être à l’origine de l’inégalité
des moyens alors qu’ils n’ont eu aucune prise sur les décisions des directeurs,
et des régions ; les professionnels objets de critiques croisées, multiples se
sont sentis en perte de confiance : ils voient avec effroi la dégradation
progressive de leurs outils de travail ils ont la certitude d’avoir perdu
la confiance de tous les membres de la société qui leur confient pourtant
leurs malades. Cette perte de confiance vécue par les professionnels
s’ajoute à l’abandon de ce service public par l’Etat, à la
condamnation par le Président de la République
Mais les répercussions dans les équipes sont inégales, la
décompensation d’un responsable médical entraine une déflagration dans l’équipe
dans la mesure où les membres de l’équipe ne sont pas armés pour travailler
seuls ; la solitude de l’infirmier et des autres membres de l’équipe a de très
lourdes conséquences sur lui-même et ensuite sur les patients. Elle les laisse
démunis, sans arme, se mettant seuls en cause. Ils craquent,
s’isolent.
Les conséquences sont l’émiettement des équipes, outil majeur
du soin, dégradation des conditions nécessaires pour soigner, isolement de
chacun. Les psychiatres partent vers le privé en raison des souffrances vécues
dans le public, souffrances non exprimées, pas même après.
Tous les psychiatres ne vivent pas l’actualité ainsi : c’est
le cas de certains psychiatres privés qui ont de toujours choisi la carrière de
médecin privé. C’est le cas d’une grande partie des professeurs de psychiatrie
(comme ceux qui ont dit dans Le Monde du 8 avril à quel point la nouvelle loi
les satisfait) pour de simples raisons : ils sont déchargés eux-mêmes le plus
souvent des hospitalisation sous contrainte, ils se sont déchargés aussi de
toute responsabilité dans le service public, la plupart n’assume pas la charge
contraignante d’un secteur ; enfin ils choisissent les malades qu’ils veulent
bien soigner, et ne suivent que les situations faciles et gratifiantes. Ils ont
tiré leur épingle du jeu, de plus ils jouent un rôle fondamental dans la
multiplication des médicaments, et sont l’objet de la plus grande attention des
laboratoires pharmaceutiques … cela oblige à se poser certains questions : ils
sont 60 pour toute la France : combien de malades voient-ils ? Quelle expérience
ont-ils du service public (seul objet de la loi) puisqu’ils ont choisi de ne pas
le servir ? De que droit osent-t-ils juger ?
Pire ! Ces deux désaccords participent en plus à la
dégradation de la confiance et du vécu du service public, c’est ce que n’ont pas
compris les deux auteurs Du Monde du 8 avril.
N’oublions pas ce que vivent aujourd’hui beaucoup de jeunes
soignants pour lesquels toutes ces difficultés se traduisent en termes de
« peur » de la folie et des malades, les trouvant dangereux simplement parce que
les anciens ne leur transmettent plus la formation clinique leur permettant de
comprendre ceux qui souffrent.
Quelles réponses proposer aux
professionnels ?
De façon générale : l’urgence est le rétablissement
de la confiance envers ces professionnels : de la part du président de la
République d’abord, des médias ensuite, des politiques enfin. Peut-être
aussi celle des familles et celle des usagers ! Nous avons vu que cela dépendra
d’abord du renversement d’attitude des psychiatres envers les familles : qu’ils
aient envie d’écouter les familles, régulièrement .
La mise à l’écart totale de la loi soumise au vote, car aucun
amendement (les signataires y croient à tord) ne peut l’améliorer en raison du
climat d’insécurité et de peur du risque dans lequel elle a été inscrite.
Ensuite des mesures concrètes : recrutement de psychiatres suffisants dans le
service public après revalorisation de leur statut, diplôme infirmier en
psychiatrie, planification des moyens, consolidation de l’édifice associant
psychiatrie de secteur et loi 2005 de compensation sociale avec leur
coordination. Rétablissement d’un Bureau de la Santé Mentale au Ministère, et de
la Commission des Maladies Mentales permettant la continuité de l’élaboration et
de l’application de la politique de secteur au niveau national.
Confirmer des missions au service
public :
Expliquer en termes simples à toute la population : la folie,
la psychiatrie pour que celle-ci soit défaite et faite par tous’
Faire alliance avec les associations de famille et la
fédération des associations d’usagers
Refonder la psychiatrie en écartant les classifications
instrumentalisées des maladies mentales
Veiller à la renaissance de la formation initiale et
permanente pour tous les soignants
Obtenir la mise en place de recherches par les équipes de
terrain sur les liens sociaux
Epanouir en priorité la psychiatrie de l’enfant et de
l’adolescent et rendre sa connaissance obligatoire à tous les
professionnels
Donner une place importante au travail avec la famille pour
chaque patient
Travailler les notions de groupe, de collectif
Centrer le soin sur la ‘narrativité’, point essentiel du
travail psychothérapique, la capacité et le goût de raconter, chacun, son
histoire à l’autre, et d’écouter la sienne
En effet le travail psychothérapique est au cœur de la
rencontre thérapeutique avec tout patient, là l’inconscient du patient est d’une
extrême vigilance, exigeant du thérapeute une rigueur de tous les instants ;
celle-ci ne s’acquiert qu’avec les années et qu’avec l’appui d’un travail
collectif avec les autres soignants. Tout ce qui est extérieur à ces liens
constitue des interférences venant compliquer, voire détruire l’échange. Les
autres traitements (médicaments, éducation, physiologie) sont des appuis souvent
indispensables, mais c’est la psychothérapie qui va leur donner leur place
adéquate. Les différents membres de l’équipe de soin trouvent leur place là et
établissent le support des liens avec les divers acteurs sociaux qui vont
réaliser l’étape essentielle qu’est l’accompagnement social adapté. Les
évènements de la vie de chacun vont donner sens à toute cette évolution, et à
partir de là la capacité de choix de la personne renait peu à peu, à la vitesse
propre à chacun.
Voici quelques pistes, seulement des pistes, à retravailler
tous ensemble, tout au long de l’année qui vient…
La psychiatrie doit être défaite et faite par tous
disaient nos anciens Gentils, Tosquelles et tant d’autres…
Encore faut-il que le politique ait la volonté de montrer son
attachement à la justice sociale, et au lieu d’imposer la sécurité avec
violence, décide de créer un climat de confiance mutuelle, et le calme, qui seul
permet de soutenir les personnes en difficulté psychique, et … nous-mêmes en
fait.