Docteur Guy Baillon
Psychiatre des Hôpitaux
Paris le 5 avril 2011
2- La
souffrance des familles en psychiatrie, sa violence.
Familles c’est cette souffrance qui vous a aveuglées, au
point de ne pas comprendre ce que vous faisiez en soutenant une loi qui va à
l’encontre de ce que vous cherchez ? Mais au regard de vos souffrances qui
pourrait vous leur reprocher ?
Vous êtes blessées dans votre chair, au travers de vos
espoirs les plus anciens, datant de votre enfance et du moment où vous avez eu
envie de fonder une famille. Vous vous sentez vous-mêmes coupables depuis le
premier jour de la maladie de votre enfant, de votre conjoint. Ensuite vous avez
senti le poids du regard accusateur de ceux qui vous entourent, même des plus
proches.
En effet, un jour tout s’est effondré pour vous, car quoique
j’en dise sur les richesses et la qualité de la folie en général, la folie de
l’un des nôtres reste une blessure inacceptable. Elle va plus loin que toute
maladie physique, car à ce moment précis de l’annonce de la maladie psychique
une voix au fond de nous nous relie à l’histoire des hommes à l’histoire de
l’humanité, elle nous dit que cette maladie vient installer une faille dans
cette histoire, dans ces histoires, et que vous avez rompu délibérément avec cet
engagement collectif.
Pourtant contrairement à ce que vous ressentez, je vous
l’assure, vous n’y êtes pour rien. Personne ne peut créer chez quelqu’un une
maladie psychique. Certes nous pouvons tous volontairement ou involontairement
faire souffrir quelqu’un, nous en connaissons tous, les recettes, les ficelles,
nous continuons à les apprendre tout au long de notre vie. Mais ces souffrances
ne créent pas de maladies. La maladie psychique ne peut se commander, elle
survient d’elle-même sous l’effet de facteurs multiples, certes la vie psychique
y joue un rôle.
Si un bébé est privé de sa mère pendant les deux premières
années de sa vie, s’il en est gravement carencé, son fonctionnement psychique
sera toujours incomplet, et il aura divers troubles dont certains irréparables,
certains seront des expressions de troubles psychiques graves. Alors la mère
joue un rôle ? Oui un rôle essentiel, et le père, en son absence le psychisme du
bébé ne peut se construire, elle en est la nourriture de base.
De même lors de tout processus thérapeutique, les liens
humains, la nourriture affective en quelque sorte, sont indispensables pour
permettre la construction psychique qui va colmater les blessures psychiques
antérieures. Mais ce n’est pas elle qui crée des maladies.
Ceci étant la souffrance des familles est
insupportable.
L’annonce du trouble par un psychiatre n’est pas toujours
faite avec brutalité. Par contre la recevoir, quelle qu’en soit la forme, est
une douleur d’une violence extrême. Et le pire est qu’on ne s’y accoutume pas.
La souffrance après l’annonce va s’installer, s’épaissir, alourdir tous les
moments de la vie, venant barrer tous les projets, entravant peu à peu la vie de
toute la famille, changer les destins, orientant tout, autrement, malmenant
toujours la fratrie, muette.
Le regard des autres s’en mêle. Le cercle des amis se
rétrécit, parfois se ferme totalement, la famille devient un
bunker.
Pourtant il parait évident que cette révélation si pénible va
s’ouvrir sur d’autres destins que les professionnels ont le devoir d’expliquer,
comme lorsque l’un des nôtres est invalidé (blessure grave, trauma et séquelle
de maladie grave). Hélas il n’en est rien ! Omerta des pro !
Dans les meilleurs des cas, rarement, une porte s’ouvre, un
dialogue s’instaure ; grâce à lui la famille se construit un chemin nouveau ;
cela n’évite pas la succession des blessures sociales que la société prépare
pour éviter la rencontre avec la folie et ses séquelles ; un autre savoir sur le
monde habite notre enfant, il faut s’y familiariser, et nous n’avons aucun
repère, il faut tout apprendre, tout inventer, dans de nouveaux
rapports.
En fait le plus souvent, pour un oui ou pour un non, et
parfois très vite, tout se brouille parce que nous sommes seuls pour affronter
cette nouvelle forme de vie, les soignants sont gentils mais comme insensibles à
notre douleur, indifférents ; la famille commence à croire qu’il est
inadmissible de souffrir et n’en parle à personne. Il y a pire, et c’est
peut-être le plus fréquent, un mur se dresse construit par les soignants « pour
protéger le psychiatre de tout contact ». (vous avez bien lu). Quand on écoute
le récit des familles sur ce mur on croit rêver : on apprend que le psychiatre
refuse de rencontrer la famille, en laissant entendre, ou en affirmant que c’est
néfaste pour le traitement de l’enfant. Parler aux parents c’est risquer
d’abimer la réflexion toute puissante du psychiatre qu’il ne faut donc déranger
sous aucun prétexte de son temple de la science, et de son piédestal. Une seule
chose est importante c’est mener à bien le traitement de l’enfant. Le reste, la
famille c’est secondaire ! Alors la culpabilité à nouveau s’installe,
dévalorise. La famille ne sait plus quoi faire, et pire encore, les soignants
devant cette hésitation taxent les parents de rejetant (malentendu ? c’est
pourtant au soignant de travailler les continuelles méprises survenant dans ces
échanges, pas aux familles).
Souffrance insupportable, mais aussi parcours kafkaïen :
lorsque des décisions (je n’évoque pas la bêtise du discours sur la non-demande
des patients ! aboutissant à des non-soins, si souvent dénoncée) sont prises
dans le processus thérapeutique, il est rare que les parents soient prévenus ;
leur avis n’est jamais demandé, même si la vie du patient s’organise chez eux !
Ils sont constamment traités dans l’indifférence, comme le personnel secondaire
dans une administration, ou au château. A écouter de près ce que pensent les
soignants, on y perd la tête. En effet le credo des soignants est
contradictoire : d’une part à leurs yeux être en bonne santé c’est affirmer que
l’on est capable de diriger sa vie tout seul. De ce fait les soignants veulent
installer l’autonomie et, s’il le faut, couper eux-mêmes les liens de la
personne avec sa famille ! Sans comprendre que seuls les intéressés, comme dans
toute famille, sont à même de savoir comment procéder à cette démarche
d’individuation-séparation qui annonce l’autonomie pour chaque enfant ; -et
d’autre part leur outil de soin est le « collectif », le groupe et sa capacité à
dénouer l’écheveau de la complexité relationnelle, et ils savent en faire un
excellent outil de travail ; pourtant ils ignorent le collectif que constitue
toute famille, et ne veulent pas travailler avec elle, alors qu’ils ont une
expérience remarquable de ce travail de groupe ! Ils s’enferrent dans cette
contradiction.
De cela comme de tous les outils thérapeutiques rien n’est
expliqué aux parents (ni la psychothérapie, ni les médicaments, ni les liens
relationnels institutionnels). De même personne ne s’intéresse à la compétence
des parents qui au fil des années savent les détails qui angoissent leur proche,
le font décompenser ou le rassurent. Au contraire les soignants se conduisent
comme s’ils étaient certains que c’est le conflit familial qui produit la folie.
De plus ils se complaisent à montrer aux parents qu’ils risquent de faire
échouer le pacte de loyauté noué avec le patient, car voir sa famille c’est voir
« l’ennemi », de plus c’est les obliger à prendre parti pour l’un ou pour
l’autre. Pourtant chacun sait que vivre ensemble n’est pas fondé sur un contrat
de séparation, mais au contraire sur une promesse d’échanges et de partage.
J’ai désigné le malade comme l’enfant de cette famille en
fait c’est un adulte.
Tout ceci ne reflète pas du tout la pratique des équipes
de pédopsychiatrie pour lesquelles le travail avec la famille est
indispensable de bout en bout ; la famille est constamment l’interlocuteur
privilégié. Pourquoi cette différence entre ces deux équipes ? C’est, me disait
récemment le Professeur Roger Misès, parce que les équipes pédopsychiatriques
sont toujours mobilisées par la croissance de l’enfant qui fait tout bouger, de
ce fait elles espèrent toujours, alors que les autres n’espèrent plus. Si c’est
vrai c’est dramatique ! Pour les adultes. Ce constat m’a fait dire que les
professionnels ne devraient jamais avoir une seule pratique enfant ‘ou’ adulte,
car la psychiatrie de l’enfant est un enseignement constant, et un espace de
découvertes incessantes, tant neurophysiologiques que psychodynamiques,
obligeant à intégrer ces différentes approches et à comprendre qu’elles sont
convergentes. Ne pas soigner d’enfants « appauvrit l’esprit du psychiatre
d’adulte ».
Quelles réponses donner aux parents ?
Vais-je persister dans ma proposition belliqueuse exprimée
ici la semaine dernière : « « Si les parents voient que le psychiatre refuse de
les recevoir depuis un mois malgré vos demandes réitérées, n’hésitez pas au bout
de ce mois à -casser sa porte- » ? J’ajoute « Faites-le toujours en présence
d’un tiers, et en ayant ce texte à la main » cela vous permettra de demander
d’abord une rencontre « en présence d’un tiers », d’éviter un procès, et
d’élargir le débat.
Ensuite il est indispensable d’aider l’UNAFAM à recruter
beaucoup plus de familles pour qu’elles ne se sentent plus coupables. Dans
l’UNAFAM les familles renforcent leurs compétences, s’entraident grâce à des
groupes de paroles (ceux-ci peuvent aussi se tenir dans le cadre des espaces de
soin du secteur accompagnés de deux soignants), à des échanges divers. Certes il
y a un danger, mais s’il est bien repéré il peut être écarté : c’est que les
familles aient envie de se transformer en thérapeutes, le soin se réduit
toujours alors à l’éducatif et au comportemental ; l’éducatif a sa valeur, mais
n’est pas le soin, lequel cherche à aider le patient à réaliser un changement
psychique. Le danger est que la famille prenne de la distance avec sa qualité
d’amour pour son proche en se voulant thérapeute, c’est une catastrophe. L’amour
est la valeur forte de la famille !
Par contre il est essentiel que l’accroissement de l’UNAFAM
soit parallèle à celui des usagers eux-mêmes dans le cadre de leurs associations
d’usagers, fédérées dans la FNAPSY. Depuis 2001, date du pacte d’union de
l’UNAFAM et de la FNAPSY, nous avons compris que l’UNAFAM perd toute légitimité
dans sa représentation nationale si elle est seule (c’est hélas ce que nous
constatons depuis janvier 2011 avec tristesse, là encore la souffrance, …). En
effet personne ne peut plus parler à la place des usagers, ni les psychiatres,
ni les familles.
Sur un plan plus concret et plus général un certain nombre
de pistes sont importantes à travailler : toute la vie nous prouve que
« l’homme ne vit pas seul », donc ce sont ses liens qui nous importent, et qui
sont à développer (au lieu de tout le temps parler d’asepsie relationnelle comme
si on était en chirurgie). On doit fuir tout ce qui est mise à part, isolement.
La famille est le premier lien, elle est constitutive de sa vie, du début à la
fin, famille d’origine, famille recomposée, famille construite par une nouvelle
union, … avec en miroir les mots des soignants parlant de « constellation
familiale » pour la famille élargie aux proches, et de « constellation
transférentielle » pour parler de ceux qui ont des liens forts autour d’un
malade et qui sont ses appuis évidents. Le travail de la psychiatrie avec la
famille (ou son tenant lieu investi comme tel) de chaque patient est donc
incontournable. Les soignants n’ont pourtant pas à intervenir dans le moment où
la famille va (doit) prendre de la distance avec leur proche pour qu’il puisse
continuer à se construire ; ils se contentent de souligner l’importance de cette
élaboration entre famille et patient, et n’ont pas à fuir si elle est évoquée,
ni à faire à leur place. Ils ont à développer avec la famille les mêmes formes
de travail que celle qu’ils ont créée dans les structures de soin, appelée
« psychothérapie institutionnelle », que celle qu’ils ont à créer avec les
« acteurs sociaux » pour accompagner les patients dans leur exploration
de la Cité.
Au total ce nouveau regard sur les liens des patients et de
leur famille doit inciter les soignants à reconsidérer et réécrire tout
l’héritage théorique de la psychiatrie pour y intégrer les liens familiaux (non
pas de « thérapie familiale », mais de « travail avec les familles »). Il s’agit
de replacer, ce qui n’a jamais été fait, le rôle de la famille comme inséparable
et essentiel (avec ses limites : la limite qu’est son constant désir de
maitrise, de contrôle, sa difficulté à concevoir que son enfant a des
potentialités qui dépassent la maladie et qui ne sont pas connues, donc
imprévisibles, ce qui montre la constante négociation à intégrer dans cette
démarche).
Ainsi dans l’enseignement de tous les professionnels de la
Santé Mentale l’implication directe du témoignage des familles est devenue
incontournable.
Tout ceci nous permettra de parler autrement d’un « Plan
Cadre pour la Santé Mentale ».
Certes nous comprenons que tant que les liens entre soignants
et familles ne sont « pas humains » (et c’est la situation actuelle !) les
familles « se révolteront » !!! Nous devons donc aborder le vécu actuel des
professionnels de la psychiatrie pour essayer de les comprendre eux aussi. Nous
allons le faire demain. Nous devons tous nous réunir pour négocier ce Plan, mais
en prenant le temps suffisant pour l’appuyer sur un vrai débat national sur la
folie.
Mais familles, soyons clairs : la contention, l’obligation,
voire teintée de séduction, chacune d’entre vous a essayé tout cela en vain, et
pendant des années ! Comment osez-vous nous faire croire que vous pensez que le
service public va réussir avec les outils qui vous ont menées à l’échec ?
L’obligation de soins n’est pas l’ouverture à un traitement, c’est une violence
qui marque à vie lorsqu’elle est publique ! Infamante ! Le soin psychique a
besoin d’abord d’humanité, ensuite de compétences, enfin de confiance mutuelle,
donc de liberté. Il doit tenir compte d’abord de la méconnaissance qu’a le
patient de ses troubles, et ne pas le considérer comme un délinquant, et lui
faire avouer une maladie qu’il ignore.
Entretemps nous devons affirmer avec vigueur que la
« politique de secteur » a apporté un progrès immense dans la psychiatrie,
souligner que les critiques qui lui sont faites ne tiennent pas compte d’une
réalité grave : la politique de secteur n’a pas été appliquée partout depuis
1990 parce que l’Etat n’a pas accompagné son application depuis, et a au
contraire investi «d’autres logiques prioritaires : logique gestionnaire, et
depuis 2007 logique de sécurité et du risque zéro qui sont antinomiques du soin
psychique ».
Encore faut-il que les soignants sachent qu’ils ne seront
crédibles aux yeux des familles que s’ils installent dans chaque secteur une
disponibilité 24/24h, et que s’ils savent venir au domicile à chaque fois que
nécessaire (après discussion). C’est possible, plusieurs équipes le font depuis
1982. …Et cela doit être le pacte de base fondant la politique de secteur.
Sinon, les familles retrouveront leur solitude et leurs
souffrances.
Ce ne sont ici que quelques pistes, en quête « d’ouverture »
et de dialogue. …